Ce n’est pas un scoop. L’échec est consubstantiel à la création d’une entreprise. Mais les dirigeants peuvent utiliser les erreurs stratégiques en usant du storytelling pour changer de stratégie. Et si bon nombre de grandes entreprises subissent des coups durs dans leur existence, l’échec est souvent romancé. Vincent Giolito, professeur de stratégie à emlyon business school, s’est penché sur le sujet avec son collègue Damon Golsorkhi. Interview.
Dans votre étude, vous avez constaté que les dirigeants se servent du storytelling pour compenser les erreurs stratégiques de leurs entreprises. Comment l’échec récent de Boeing illustre-t-il ce postulat ?
Vincent Giolito : Dans l’actualité, on peut citer en effet l’exemple de Boeing. Il y a un mois, l’un de ses avions perdait une porte en plein vol. Même s’il n’y a pas eu de blessés, c’était un sacré choc dans la mesure où le modèle concerné avait déjà subi deux accidents il y a quelques années, causant la mort de 350 personnes. L’entreprise n’est pas menacée dans son existence mais elle a perdu 15% de sa valorisation dans un marché qui est en hausse. Boeing n’est donc pas en bonne santé et entre dans une situation d’échec, financièrement mais aussi en termes de réputation.
Comment une entreprise d’une telle envergure peut-elle en arriver là ?
V. G. : Boeing est en échec à la suite de ce que je qualifie d’erreurs stratégiques, des erreurs qui peuvent remonter à plusieurs années, voire plusieurs décennies. Boeing a construit son business d’aviation commerciale autour de son modèle phare, le 737. Celui-ci a atteint ses limites technologiques, mais la stratégie de l’entreprise consistait à sans cesse mettre à jour son modèle phare, au lieu de développer un nouveau modèle. Cette stratégie fonctionnait bien tant qu’Airbus n’était pas en concurrence directe, mais depuis le succès de l’A320 dans les années 90, la stratégie de Boeing fondée sur un avion dépassé atteint sa limite et arrive à l’échec. Les accidents survenus ces dernières années expliquent bien cet aspect.
Qu’est ce qui explique un tel échec stratégique ?
V. G. : En apparence, ce sont avant tout des problèmes opérationnels. Un ouvrier a oublié de placer des boulons, ce serait simple que ça. Mais comment une entreprise dont le métier consiste à fabriquer des appareils supposés amener des personnes en toute sécurité d’un endroit à un autre en arrive à une telle négligence ? Si l’erreur humaine est tout à fait recevable, le problème prend d’autres proportions puisqu’il existe normalement plusieurs étapes de vérification avant que l’on envoie un avion dans le ciel. La culture d’ingénieur qui consiste à s’assurer plusieurs fois que tout est en ordre, a été modifiée par la recherche constante de performances financières. Il faut livrer des avions le plus vite possible pour facturer un maximum et enregistrer un beau chiffre d’affaires. Cette culture de l’impératif financier remet en cause la culture de la sécurité avant tout.
Ce changement de priorités serait donc à l’origine de l’échec de certaines grandes entreprises ?
V. G. : Le Covid a beaucoup influencé ce changement. La culture des entreprises américaines consiste à licencier les employés en cas de coup dur. Mais lorsque l’on vire les gens, on perd leurs compétences. Et cela vaut pour la simple compétence de serrer des boulons et de vérifier qu’ils ont bien été serrés, dans le cas de Boeing. Ses concurrents européens, Airbus ou encore Dassault, montrent à l’inverse une culture de conservation des talents. Une politique qui a été grandement aidée par l’aide publique pendant la crise.
Comment se sortir d’un tel échec pour un géant de l’industrie ?
V. G. : Quand une entreprise essuie des coups durs, elle fait croire que tout va bien. Lorsque Boeing a perdu deux avions du même modèle, l’entreprise a d’abord mis en cause les pilotes et s’est inscrite dans une forme de déni. La stratégie fonctionne pendant un temps, mais l’administration américaine qui certifie les avions a fini par mettre le holà. Là, l’entreprise n’a eu d’autre choix que d’opérer un remaniement de l’équipe dirigeante. C’est là qu’intervient le storytelling. La condition pour changer de stratégie d’entreprise, c’est que le dirigeant admette les erreurs stratégiques. Ce que montrent nos recherches publiées dans The Conversation, c’est que reconnaître les erreurs, c’est déterminant pour pouvoir les réparer. C’est une nouvelle histoire qu’ils doivent raconter. Ils doivent expliquer qu’une mauvaise route a été prise – ce qui peut arriver à tout le monde, et qu’on va retrouver la voie du succès. Ils doivent montrer en quoi l’entreprise s’est écartée du droit chemin pour fixer une nouvelle direction crédible.
C’est une stratégie dangereuse, car les dirigeants peuvent se voir reprocher des fautes personnelles…
V.G. : Effectivement, c’est contre-intuitif. reconnaissance des erreurs est très rare car ceux qui dirigent se pensent infaillibles – ils peuvent penser que s’ils ont obtenu leur poste au sommet, c’est parce qu’ils voient juste. Le storytelling des erreurs est donc subtil. Pour éviter de s’incriminer personnellement, les dirigeants vont alors dire que c’est l’entreprise qui a commis les erreurs, ni eux personnellement, ni une ou plusieurs personne spécifiques. Ce n’est d’ailleurs que la réalité, car les erreurs stratégiques relèvent du collectif. Elles impliquent l’entreprise dans son entièreté. Enfin, le storytelling des erreurs dispose de plusieurs voies pour faire accepter l’erreur de l’entreprise. Un moyen typique consiste à montrer que tous les concurrents ont fait la même erreur à un degré ou à un autre. Ce storytelling a été beaucoup constaté dans les banques après la crise financière.
L’échec est-il inévitable pour un entrepreneur ?
V. G. : Par définition, l’échec est toujours une option. Le risque d’échec est consubstantiel à l’entreprise. C’est le travail des managers de se débrouiller pour que l’entreprise survive. L’entreprise, quelle que soit sa taille, peut prendre une direction négative et ne pas s’en sortir, dans les cas les plus extrêmes. C’est une combinaison de facteurs internes et de facteurs externes. Par exemple, les agences immobilières qui se retrouvent piégées par la montée des taux d’intérêts font les frais d’un facteur externe. Mais aussi d’un facteur interne, celui de ne pas avoir anticipé ce changement. Le storytelling sert à prévenir l’échec en changeant de stratégie– en la matière, le plus tôt est toujours le mieux.
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