La série « Le Jeu de la Dame », sortie en octobre 2020, met en scène le parcours d’une talentueuse joueuse d’échecs, Beth Harmon, qui avant de devenir championne du monde, a rencontré de nombreux obstacles. Au-delà des aspects stratégiques liés au jeu en lui-même, cette série souligne l’enjeu des relations interpersonnelles faisant écho à la théorie du don/contre-don (Mauss, 1925). Cette théorie apporte en effet un éclairage sur le mode de fonctionnement des échanges, reposant sur une valse à quatre temps « demander, donner, revoir, rendre » (Caillé et Grésy, 2014) et permet de tirer des leçons d’un point de vue du management. A partir de nos recherches en sciences de gestion et du management menées sur la théorie du don/contre-don (Adla et Gallego-Roquelaure, 2021, 2019), nous retenons 4 leçons de management.
1ère leçon. « La demande » : expliciter ses intentions et s’appuyer sur les logiques informelles
Au travers de tâches besogneuses qu’on lui impose, Beth tire son épingle du jeu en prenant le temps d’observer pendant de longues minutes le concierge de l’orphelinat jouant aux échecs. Elle a ainsi progressivement intégré les règles du jeu et commencé à développer son talent, en imaginant des parties d’échec. Chemin faisant, ce travail d’observation l’a conduite à oser formuler explicitement sa demande auprès du concierge : son souhait d’apprendre à jouer aux échecs.
D’un point de vue du management, avant de formuler une demande, l’observation, l’autoformation et les prédispositions permettent de créer des conditions propices à sa formulation et donc à son acceptation. En outre, le contexte informel a facilité l’expression de la demande. Il convient donc de mettre en place des espaces de dialogue informels dans les organisations afin d’instaurer un climat de confiance (favoriser les rencontres autour de la machine à café…). Le collaborateur, quant à lui, doit donner du sens à sa demande en affichant clairement ses intentions.
2ème leçon. « Le don » : offrir les moyens aux collaborateurs de briller
Le concierge lui offre de multiples dons : du temps pour lui apprendre à jouer aux échecs tous les dimanches, un livre sur le jeu et sa confiance en la mettant en relation avec une personne en capacité d’évaluer ses compétences. Par ailleurs, quelques années plus tard, ce dernier lui offre les 5 dollars lui permettant ainsi de participer à son premier concours. Ceux-ci constituent le point de départ de ses multiples victoires, qui l’amènent, en outre, à nouer de nombreuses relations déterminantes dans sa carrière.
D’un point de vue du management, le manager doit mettre à disposition du collaborateur des ressources supplémentaires (informations, temps, conseils…) en complément du don initial. Par exemple, un manager qui donne l’opportunité à un collaborateur de travailler sur un projet doit, en même temps, lui accorder du temps supplémentaire et lui apporter son aide si besoin.
3ème leçon. La réception des dons : cultiver une collaboration vertueuse
Beth a accepté de recevoir ces multiples dons, lui permettant ainsi de cultiver son talent en apprenant et en désapprenant dans des contextes nouveaux. Ce processus a contribué au développement de son stock de dons, qui fait référence à ses caractéristiques personnelles (compétences, connaissances, etc.). Par ailleurs, certains de ses anciens concurrents, avec lesquels elle a noué de précieuses relations, lui ont offert leur aide sans qu’elle en fasse la demande. Cette coopération, couplée au talent et au travail, est à l’origine de sa victoire lors du championnat du monde.
D’un point du management, il est nécessaire de détecter et d’enrôler les homo donateurs clefs, c’est-à-dire les personnes susceptibles de jouer un rôle déterminant et qui ont généralement un profil complémentaire.
4ème leçon. Les contre-dons : témoigner sa reconnaissance et offrir les contreparties attendues
Beth va rendre au concierge les dons offerts au travers de l’article paru dans la presse mettant en lumière son rôle clé dans sa réussite. Par ailleurs, elle témoigne sa gratitude à ses anciens concurrents qui lui sont venus en aide lors de la finale du championnat du monde. Elle n’hésite pas également à réaliser des contre-dons en passant du temps à jouer aux échecs avec des inconnus dans un parc alors qu’elle est attendue la maison blanche pour célébrer sa victoire.
D’un point de vue du management, dans certaines situations, le manager doit savoir se mettre en retrait et valoriser ses collaborateurs en reconnaissant leur travail. Au-delà de la nécessité de savoir s’entourer, ce dernier doit être attentif aux contre-dons attendus par les collaborateurs afin d’éviter toute forme de frustration susceptible de détériorer la relation.
Nous attirons l’attention des managers sur le fait que la logique du don peut également fonctionner selon un cercle vicieux si les dons offerts sont refusés. A la suite de l’une de ses rares défaites, un ancien concurrent, devenu un ami, lui propose son soutien pour travailler sur ses stratégies de jeu. Celle-ci ignore son don, préférant ainsi se réfugier dans la boisson. Par la suite, Beth lui demande de l’aide et celui-ci s’y refuse : la relation est mise à mal. Si Caillé et Grésy (2014) soulignent les détournements diaboliques de la logique du don, nous montrons ici que les intérêts pour soi et pour autrui peuvent se transformer en un intérêt pour la relation. Ce dernier se veut finalement plus collectif et sert in fine l’ensemble des parties prenantes.
Plus encore, la réciprocité ne s’exerce pas uniquement entre deux individus, mais entre l’individu et la communauté (Alter, 2009) : nous pouvons parler de réciprocité généralisée dans la mesure où l’échange de don/contre-don profite à un tiers (groupe, entreprise…). « Ce n’est pas à celui dont on a reçu qu’on rendra, mais à un autre. Et c’est d’un autre que celui à qui on a donné qu’il faut attendre un retour » (Caillé et Grésy, 2014, p.157). Les diverses relations de don/contre-don unissant Beth à ses anciens concurrents ont fait émerger un collectif qui a fortement œuvré en analysant les différents coups susceptibles d’être joués par l’adversaire. Si ces derniers ont contribué à la victoire de Beth lors de la finale des championnats du monde, ils ont, par la même, développé leur expertise respective et partager son triomphe.
Tribune écrite par Ludivine Adla, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes (Grenoble INP, Grenoble IAE et CERAG) et Virginie Gallego-Roquelaure, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 (iaelyon et Laboratoire de recherche Magellan).
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