Le monde du luxe navigue désormais en eaux troubles. Après plusieurs années de pleine croissance, l’année 2024 s’est soldée par un ralentissement notable pour le secteur. Une première depuis la pandémie sanitaire. Décryptage.
Pour la première fois en plus de dix ans, les ventes mondiales de produits de luxe ont reculé de 2 % en 2024, selon l’étude annuelle du cabinet Bain & Company. Ce chiffre, bien qu’apparemment modeste, marque un tournant pour un secteur habitué à des performances spectaculaires. Les prévisions pour les années à venir confirment cette tendance : selon McKinsey, la croissance annuelle du secteur devrait osciller entre 1 % et 3 % jusqu’en 2027, tandis que Bain & Company, plus optimiste, envisage un rebond atteignant 4 %.
Cette diminution de la croissance se traduit déjà par des baisses marquées chez les leaders du marché : LVMH (-3 %) et Kering (-15 %) ont enregistré des reculs significatifs de leurs ventes, illustrant les nouvelles fragilités d’un secteur longtemps jugé imperméable aux crises économiques.
Le ralentissement est d’autant plus préoccupant pour l’économie française. Le luxe représente pour l’Hexagone près de 3 % du PIB national et génère un million d’emplois directs et indirects. Ces emplois, répartis entre la mode, les vins et spiritueux, ou encore l’horlogerie-joaillerie, font du luxe un véritable moteur économique.
Fin de « l’euphorie » dans le luxe
Entre 2020 et 2023, le luxe a pourtant survolé les marchés mondiaux, atteignant des niveaux de rentabilité inédits. Les ventes de biens de luxe personnels, comme la maroquinerie, les montres et la joaillerie, ont enregistré une croissance annuelle moyenne de 5 %, culminant à +9 % en 2022. Cette période d’« euphorie », alimentée par une forte hausse des prix plus que par des volumes accrus, a permis aux grandes maisons de tripler leurs profits en seulement quatre ans.
Cependant, cette dynamique a révélé sa limite en 2024. Les baisses des ventes ont fortement impacté des piliers historiques comme LVMH, où des divisions phares ont été touchées : -5 % dans la mode et la maroquinerie, et -8 % pour les vins et spiritueux, notamment le cognac (-11 %) à destination de la Chine. À l’inverse, certains segments, comme les parfums (+5 %) et la distribution sélective (+6 %), se sont révélés plus performants. Kering, de son côté, n’a pas échappé à la crise : une baisse de 11 % de son chiffre d’affaires au premier semestre, et un recul de 16 % au troisième trimestre.
Ce recul trouve ses origines dans plusieurs facteurs structurels et conjoncturels. D’abord, les consommateurs ont adopté des comportements d’achat plus prudents face à l’hyperinflation qui a frappé le secteur ces dernières années. Selon Bain & Company, environ 50 millions de clients ont quitté le marché du luxe au cours des deux dernières années, redistribuant leurs dépenses vers des produits jugés plus essentiels.
Par ailleurs, les augmentations de prix des grandes maisons, qui ont grimpé de 33 % en moyenne depuis 2019, ont permis de maintenir des marges confortables mais ont fini par freiner la demande. McKinsey souligne que cette stratégie, bien que rentable à court terme, a « exacerbé les écarts entre les aspirations des consommateurs et leur capacité à investir dans des produits haut de gamme ».
Certaines maisons parviennent toutefois à tirer leur épingle du jeu. Hermès, grâce à une production limitée et une stratégie de rareté maîtrisée, continue d’afficher une croissance à deux chiffres (+11%). Les performances de Loro Piana, maison du groupe LVMH, ont été saluées par Jean-Jacques Guiony, directeur financier de LVMH dans son analyse des résultats. avec son positionnement « quiet luxury ». Loro Piana arrivant ainsi à conquérir une clientèle en quête d’exclusivité, de discrétion et de qualité.
Le luxe français dépendant du marché chinois ?
Si le repli du secteur en 2024 a révélé les fragilités structurelles du marché mondial, il a également mis en lumière une vérité incontournable : l’avenir du luxe reste étroitement lié à l’évolution de la demande chinoise. Depuis plus d’une décennie, la Chine représente une part croissante de la clientèle mondiale du luxe, avec des consommateurs chinois pesant jusqu’à 35 % des achats globaux, selon Bain & Company.
Entre 2019 et 2023, la Chine a enregistré une croissance spectaculaire de la consommation de produits de luxe, atteignant une croissance positive de 18 % par an en moyenne. Ce marché, qui a doublé en taille en seulement quatre ans, a consolidé la place des consommateurs chinois comme piliers incontournables de l’industrie à travers le monde. À cette période, les dépenses en biens de luxe par les consommateurs chinois ont alimenté une bonne part des performances des grandes maisons françaises propulsant LVMH, Kering et d’autres acteurs majeurs à de nouveaux sommets.
Cependant, les turbulences économiques et géopolitiques de ces dernières années ont ralenti cet élan. Depuis 2023, la croissance du marché chinois (dans le secteur du luxe français) s’est heurtée à plusieurs obstacles, à la fois structurels et conjoncturels. Parmi eux, la campagne gouvernementale pour une “prospérité commune” a freiné les signes ostentatoires de richesse. Cette initiative a encouragé une consommation plus discrète, amplifiant un phénomène de “luxury shaming” où les consommateurs hésitent à afficher des achats perçus comme extravagants.
En parallèle, les priorités des consommateurs chinois ont évolué : la santé, les voyages et d’autres expériences enrichissantes sur le plan émotionnel ont pris le pas sur les achats de produits de luxe traditionnels. Ces changements dans les habitudes de consommation, combinés à un climat économique global moins favorable, ont conduit à une stagnation de la croissance du marché chinois, qui avait pourtant été le principal moteur du secteur pendant des années.
Pendant ce temps, sur le Vieux continent, l’inflation persistante et l’incertitude géopolitique ont pesé sur la confiance des consommateurs, incitant ces derniers à revoir leurs priorités de dépenses. En parallèle, les marchés traditionnels tels que l’Europe et les États-Unis, bien qu’en légère progression, n’ont pas compensé cette atonie.
Les nouveaux leviers du luxe
Aux États-Unis, un tiers des consommateurs de produits de luxe déclarent avoir acheté ou vendu des articles de seconde main, selon une étude récente. Ce marché, en pleine expansion, séduit une nouvelle génération de consommateurs à la recherche d’un luxe plus accessible, durable et éthique. Cependant, ce marché est loin d’être sans obstacles. L’un des principaux freins à l’essor de la seconde main réside dans les questions d’authenticité. Le marché est en effet confronté à un fléau croissant : la contrefaçon. Ces articles falsifiés, souvent difficiles à distinguer des originaux, circulent dans les réseaux de revente, y compris les plateformes numériques, sont parfois vendus comme authentiques.
En Chine, où le marché de la seconde main reste encore en phase d’émergence, ces problématiques sont exacerbées par des stigmates culturels. Dans une société où la possession d’articles neufs et exclusifs reste un symbole de statut social, acheter ou vendre des produits de seconde main est souvent perçu comme une démarche marginale ou peu prestigieuse. Cette perception, combinée aux risques élevés liés à la contrefaçon, freine l’essor de ce marché prometteur dans cette région clé pour l’industrie du luxe.
En parallèle, l’essor du « luxe d’expérience » séduit une clientèle en quête d’émotions et de souvenirs uniques, dépassant la simple possession d’objets matériels. Ce concept, à l’intersection du voyage, de l’hospitalité haut de gamme et de la personnalisation, redéfinit les attentes des consommateurs de luxe. Il s’agit d’offrir bien plus qu’un produit : une histoire, un moment inoubliable, ou encore un accès exclusif à des lieux et des événements d’exception.
Ce mode de consommation reflète également une évolution majeure des attentes des consommateurs, notamment des jeunes générations. Selon une étude citée par Lab Luxury & Retail, 62 % des 18-26 ans sont prêts à payer plus cher pour accéder à une expérience personnalisée. Il ne s’agit plus uniquement de posséder un bien de luxe, mais de vivre des instants qui marquent au-delà de leur aspect matériel. Selon l’étude Fortune Business Insight, le marché mondial de l’hôtellerie de luxe, évalué à 140,28 milliards de dollars en 2023, devrait atteindre 154,32 milliards de dollars en 2024, avant de culminer à 369,36 milliards de dollars en 2032, avec un taux de croissance annuel composé impressionnant de 11,5 % entre 2024 et 2032.
Pour rester dans la course et prospérer malgré les incertitudes, les maisons de luxe doivent élargir leur horizon et innover. Investir dans des expériences uniques, miser sur la personnalisation et répondre aux enjeux de durabilité ne sont plus des options, mais des nécessités pour séduire une clientèle aux attentes en constante évolution. En diversifiant leurs offres, qu’il s’agisse de produits, de services ou d’expériences et en anticipant les transformations des marchés clés comme la Chine, les grandes maisons ont l’opportunité de transformer ces défis en moteurs de renouveau.
Le luxe de demain, s’il est plus exigeant, promet aussi d’être plus inclusif, émotionnel et en phase avec les attentes d’un monde en constante évolution. Avec des ajustements stratégiques, l’industrie du luxe pourrait non seulement surmonter cette phase de transition, mais aussi se réinventer pour continuer de faire rêver.
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