INTERVIEW | Dans l’univers du luxe, les marques ont une valeur inestimable. Qu’elles soient patronymiques comme Dior ou Chanel ou créées ex nihilo, il faut savoir les protéger. Me Emmanuelle Hoffman est l’une des plus grandes spécialistes en France du secteur. Les conseils qu’elle donne dans cette interview sont précieux.
Cet article est issu du numéro 25 – hiver 2023, de Forbes France
Les marques de luxe sont-elles confrontées à plus de problèmes que les autres en matière juridique ?
EMMANUELLE HOFFMAN : Les marques de luxe ne sont pas nécessairement confrontées à davantage de problèmes juridiques que les autres marques, mais elles ont des préoccupations juridiques spécifiques en raison de la nature de leurs produits ou services, de leur image de marque, de leur degré d’exposition et de leurs larges visibilité et rayonnement. Elles sont souvent la cible de contrefacteurs en raison de la valeur et de l’attrait de leurs produits ou services et doivent être particulièrement vigilantes pour protéger leurs droits de propriété intellectuelle, tant leurs marques que leurs créations. Ainsi, des pôles de veille juridique ou veille anti-contrefaçon peuvent être développés au sein des groupes de luxe, ou externalisés auprès de conseils spécialisés en droit de la propriété intellectuelle. Les marques de luxe se doivent également d’être attentives à leur image et leur réputation du fait des attentes, des émotions et des rêves qu’elles suscitent. Elles peuvent par exemple être confrontées à des problèmes juridiques liés à des prises de position parfois politiques, ou à celles de personnes avec qui elles s’associent ou qui promeuvent leur image dans le cadre de collaborations (cobranding, influenceurs, mannequins, etc.). Plus généralement les marques de luxe se doivent d’être exemplaires, tant dans leur management que dans leur production, leur circuit de distribution ou encore le respect des réglementations en vigueur au risque de répercussions immédiates sur les résultats financiers.
Comment protéger durablement et efficacement le nom d’une marque de luxe ?
E.H. : La propriété intellectuelle doit être vue comme un investissement et non comme une dépense. Nous conseillons de mettre en place une stratégie de protection adaptée. Être bien conseillé en amont est tout à fait essentiel. Déposer une marque en Chine est par exemple moins onéreux que de tenter ensuite de la récupérer au prix de procédures longues et coûteuses. Le premier réflexe est naturellement de déposer sa marque en ciblant ses projets à moyen terme, pour parvenir à une protection « sur mesure » (choix du signe verbal, logo, choix du territoire, choix des classes de dépôts, etc.). Puis également de l’exploiter sérieusement pour les produits et services déposés, et de la renouveler régulièrement. Ensuite, consciente de son positionnement sur le marché, une marque de luxe doit mettre en place des moyens préventifs pour défendre ses droits. Cela passe notamment par la sensibilisation de ses salariés et de son réseau de distribution, mais aussi par la mise en place de méthodes de surveillance permettant de prévenir les atteintes et les faire cesser le plus tôt possible. En défendant ses droits, elle protège à la fois son image, l’ensemble de son réseau et la confiance qu’elle entretient avec ses clients : elle pérennise ainsi son statut de marque de luxe.
Existe-t-il des pays sur lesquels il vaut mieux faire l’impasse en matière de protection de noms ?
E.H. : Il n’y a pas de pays spécifiques sur lesquels on pourrait faire l’impasse en matière de protection de marques, car la décision dépend de nombreux facteurs, notamment le marché cible, les activités commerciales, les objectifs de la marque, ou encore son business plan. La marque est un droit qui n’est ni partout ni pour tout. Et avoir une vision internationale de développement est essentiel pour adapter les dépôts. Le choix des territoires est un choix stratégique qui doit être réfléchi entre la société et son conseil. Une stratégie étudiée et mise en place pour l’exploitation d’une marque ne peut pas être calquée pour le développement d’une autre, c’est aussi ce qui fait la beauté de la matière, la haute couture du droit. Le droit de la propriété intellectuelle nécessite une approche artisanale et sur mesure.
Que conseillez-vous aux marques de luxe pour lutter contre la contrefaçon ?
E.H. : De se doter d’une « checklist » pour chaque situation. Il est naturellement impossible de prédire ou prévoir précisément les difficultés qui devront être affrontées par la marque, mais il est possible de limiter les risques si l’on connait les points d’attention à vérifier à chaque étape. C’est l’un des objectifs de mon nouveau livre Nouveaux Mondes, nouveaux droits : à vos marques ! (1).
Existe-t-il une coopération internationale sur le sujet ?
E.H. : La contrefaçon est un problème mondial qui nécessite une collaboration étroite entre de nombreux acteurs. On peut citer par exemple l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), qui est une agence des Nations unies et qui joue un rôle central dans la promotion et la protection des droits de propriété intellectuelle à l’échelle mondiale, l’Organisation internationale de police criminelle Interpol, ou encore le travail remarquable des douanes. Nous pouvons aussi souligner au niveau français le travail important que fait l’Unifab depuis de nombreuses années. Enfin, nous travaillons nous-mêmes avec un réseau international de correspondants pour collaborer sur les actions à mener au profit de nos clients et agir très rapidement.
Quelle stratégie préconisez-vous à vos clients pour défendre leurs marques de luxe dans le métavers ?
E.H. : On doit être aussi bien protégé dans le monde virtuel que dans le monde réel. Les moyens techniques évoluent et le droit va s’adapter. En réalité, les mêmes conseils s’appliquent que l’on se trouve ou non dans le métavers (avec une légère adaptation, bien sûr!). Par précaution, nous préconisons :
• de protéger sa marque y compris dans le métavers pour tant s’y développer qu’agir face à des contrefacteurs ;
• de développer une surveillance active dans le métavers pour identifier les atteintes le plus tôt possible ;
• d’agir : signalements sur les plateformes, mises en demeure, et actions en justice.
Kenzo, Dior, Saint Laurent, entre autres fleurons du luxe, sont des marques patronymiques. Quelles sont les limites de l’usage d’un nom patronymique à titre de marque ?
E.H. : Les noms patronymiques sont confrontés à des problématiques spécifiques. Il faut être extrêmement vigilant lors de la décision du dépôt d’un tel signe. En effet, les marques patronymiques sont intimement liées à une personne physique et à une histoire familiale. Le dépôt à titre de marque en fera un actif immatériel de l’entreprise, donc cessible. La marque sera « détachée » de la personne portant le nom, et en cas de cession, elle ne pourra plus exploiter son nom à titre de marque. De nombreux cas de jurisprudences en sont l’exemple.
Par conséquent, dans l’univers du luxe, vaut-il mieux créer une marque ex nihilo ou utiliser son nom, dans la perspective de sa sécurisation ?
E.H. : Là encore, tout est affaire de stratégie, d’autant qu’il faut désormais raisonner mondialement. Le juridique cherchera toujours à s’adapter aux choix marketing de l’entreprise tout en alertant sur les risques qui pourront être rencontrés dans un cas comme dans l’autre. Nous préconisons toujours de recourir à des recherches d’antériorités en amont de tout dépôt pour sécuriser l’exploitation. Dans l’univers du luxe, il y a souvent une personne physique créatrice à l’origine. La patrimonialisation de son nom peut être pertinente. Cela permet d’opérer une véritable identification, une personnification de la marque qui crée une authenticité de l’histoire de la marque. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart des maisons de luxe sont des noms patronymiques.
Le cadre contractuel lors de la cession du nom à l’entreprise sera ensuite essentiel quant à la pérennité de la marque. L’autre solution est de déposer un signe ex nihilo. Mais dans ce cas, tout est alors à inventer. C’est un espace vierge et il faut déployer des moyens et des stratégies importants pour faire naître une image de marque et développer un capital confiance.
Tout récemment, à la demande de Chanel, la Cour de cassation a abandonné son logo représentant les deux C. Cela vous a surprise ?
E.H. : Pour tout vous dire, oui, notamment au regard des activités de chacun ! Chanel est associée à la maison de couture alors que la Cour de cassation est la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français, le rapport de concurrence entre les deux est loin d’être immédiat, sauf à ce que la Cour de cassation propose à la vente des produits dérivés siglés de son logo… En principe, pour comparer des marques, on applique le principe dit de « spécialité ». Cela signifie qu’une marque enregistrée par exemple pour des produits cosmétiques ne sera protégée que pour ce secteur. Un autre acteur économique pourrait parfaitement déposer le même signe pour fabriquer des voitures. On a déjà vu cela entre une marque de stylos et une marque de crème dessert, par exemple. Il existe une exception avec les marques de renommée, dont les marques de luxe peuvent faire partie. Le principe de spécialité cesse alors de jouer et une telle marque au regard de son caractère de « renommée » peut solliciter l’interdiction d’utilisation de signes, quels que soient les domaines.
La question que l’on peut se poser : comment auraient statué les juges de la Cour de cassation s’ils avaient été saisis de cette affaire ?
(1) Nouveaux Mondes, nouveaux droits : à vos marques ! (Fauves éditions, 2023)
À lire également : Le Collectif Illegal Collab, les « Daft Punk » de l’art qui révolutionnent le co-branding de luxe !
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