Alors que la saison des défilés des Fashion Weeks Printemps-Été 2023 des « big four » s’est achevée à Paris début octobre 2022, c’est l’Afrique qui a pris le relais avec deux semaines de mode de référence : 27 designers ont présenté leurs collections Automne/Hiver 2023 à la South Africa Fashion Week qui s’est tenue à Johannesbourg du 20 au 22 octobre au Mall of Africa, plus grand centre commercial d’Afrique du Sud. Puis ce sera au tour de la capitale économique nigériane d’accueillir la 11ème édition de la Lagos Fashion Week du 26 au 29 octobre 2022. C’est peut-être un détail mais cet alignement de dates, permettant notamment aux designers, journalistes et acheteurs professionnels d’assister aux deux événements, n’allait pas forcément de soi il y a quelques années.
Si pendant longtemps le focus était de faire émerger les talents, la discussion à l’échelle continentale a évolué vers d’autres problématiques car les créations africaines se démocratisent et se diversifient à grande allure. Des looks très instagrammables de l’ivoirien Ibrahim Fernandez aux robes couture de la ghanéenne Sima Brew en passant par la marque de maroquinerie malienne Nilhane, l’offre en créativité et en qualité est de plus en plus large. Signe de cette appétence pour les marques africaines locales, de multiples concept stores dédiés à la mode et au luxe africains ont vu le jour ces dernières années dans les grandes capitales du continent que sont Abidjan, Dakar, Nairobi ou encore Accra. Toutefois, bien qu’il y ait un engouement sur le plan continental, force est de constater qu’à échelle mondiale, l’Afrique occupe encore une place marginale dans la chaîne de valeur des profits du secteur. Pour rappel, alors qu’en 2021 le marché mondial de l’habillement enregistrait un chiffre d’affaires de 1,5 trillions de dollars américains, le marché de la mode en Afrique, lui était estimé à seulement 31 milliards.
L’industrie de l’habillement, comme tous les autres pans du secteur industriel, a du mal à se développer dans de nombreux pays d’Afrique en raison de freins structurels.
Premièrement, les entreprises font face à de réels enjeux de logistique et d’approvisionnement. Déjà en 2015 lors de la table ronde « Fashionomics » de la Banque Africaine de Développement, les participants soulignaient cette aberration : il revient moins cher d’expédier des marchandises depuis la Chine vers un pays africain, que d’expédier les mêmes marchandises entre deux pays africains. J’en ai fait l’amère expérience en essayant de commander une tenue du créateur nigérian Mai Atafo de Lagos à Abidjan, pourtant deux villes à 1h30 de vol. La Zone de libre-échange continentale africaine entrée en vigueur le 1er janvier 2021 est censée, à terme, répondre à cette incongruité en supprimant les droits de douane d’ici 2035 entre les 41 pays membres à date.
A cela s’ajoutent, deuxièmement, les difficultés liées au climat des affaires dans de nombreux pays et notamment les contraintes et lourdeurs administratives ainsi que la fiscalité, qui n’incitent pas les entreprises à passer de l’informel au formel. Cette réalité est d’autant plus présente pour les industries créatives et culturelles qui ne sont parfois pas ou mal prises en compte par les pouvoirs publics, et ce, en particulier pour la friperie. L’Afrique reste encore un des principaux marchés d’importation de vêtements de seconde main, avec une augmentation de 28% en 2021 d’après le site Fibre2Fashion avec des produits en provenance essentiellement de Chine, du Royaume-Uni et de l’Union européenne. Si ce phénomène est créateur d’emplois pour les multiples revendeurs (ambulants ou en boutiques) et correspond au pouvoir d’achat moyen des consommateurs, le manque de régulation dans ce secteur menace l’éclosion d’une industrie locale compétitive qui fait déjà face à de nombreux défis.
Le caractère artisanal de la production sur une partie du continent (notamment en Afrique de l’ouest et centrale) rend, troisièmement, le coût de production locale encore trop élevé pour le développement d’une industrie du prêt-à-porter. Nicolas Konda Yansa, consultant dans l’industrie textile, explique que les métiers à tisser de certaines usines en Afrique produisent encore du tissu à 150 coups la minute quand les standards internationaux sont de 800 et 1200 coups la minute. Mettre à disposition des financements adaptés à ce secteur tout en formant ces entrepreneurs est, de facto, fondamental pour le développement du secteur.
Mais, en parallèle, la digitalisation bouleverse définitivement l’industrie de la mode en Afrique : les réseaux sociaux ont impacté le secteur et des plateformes de vente se positionnent désormais sur le segment de l’intermédiation en misant sur la pénétration du mobile money qui a transformé les usages autant pour les créateurs que pour les consommateurs. En effet, la mode est le plus grand segment de marché du e-commerce et sa taille mondiale est estimée à 752,5 milliards de dollars américains en 2020, renforcée par la crise de la Covid-19. Le marché devrait continuer de croître de 9,1 % par an ce qui présente une réelle opportunité pour les créateurs et leurs intermédiaires. A titre d’exemple, la plateforme Anka (ex-Afrikrea). Depuis sa création en 2016, elle a pour objectif de valoriser la mode africaine en ouvrant de nouveaux marchés aux créateurs tout en leur offrant un accompagnement et des outils de gestion pour la vente en ligne. Aujourd’hui, le site représente plus de 7 400 vendeurs présents dans 47 pays africains et vient de réaliser une levée de fonds de 5,6 millions d’euros, portant à 7,1 millions d’euros le montant global des investissements reçus depuis sa création.
Le marché subsaharien, par sa diversité et sa créativité, peut donc être à la fois un grenier à inspiration mais également, un environnement propice à la consommation et à l’investissement, néanmoins pour cela, il faut en comprendre les rouages et complexités, valoriser les savoir-faire artisanaux, former l’ensemble des corps de métier sur la chaîne de valeurs, promulguer des mesures incitatives à échelle nationale et régionale, sans oublier bien sûr de proposer des solutions financières adaptées aux réalités des créateurs tout en capitalisant sur les opportunités infinies que procure le digital.
Mettre en place un véritable écosystème créatif est primordial, et ce, dans un monde aux mutations profondes. Le stylisme en particulier et les industries culturelles et créatives en général ont cette capacité de fédérer, de créer une réponse émotionnelle, de communiquer des messages, de provoquer des comportements et à terme, de créer un changement sociétal, même au-delà des frontières. Contribuer à leur développement c’est, ainsi, accompagner le développement de nos sociétés africaines respectives.
Tribune rédigée par Paola Audrey Ndengue, entrepreneure française d’origine camerounaise, spécialisée en marketing digital et dans l’industrie de la mode mais également General manager Boomplay Côte d’Ivoire
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