Lorsqu’on parle d’opéra, on pense d’abord à La Scala de Milan, au Met de New-York ou encore à l’Opéra de Paris. Pourtant, un festival unique au monde créé en 1912 rayonne et innove depuis le cœur de la Finlande à Savonlinna. Un opéra est-il une entreprise comme les autres ? Comment se finance-t-il ? Quel est le coût d’une production lyrique ? Et si des éléments de réponse se trouvaient au bord des lacs de Finlande ? Retour pour Forbes France avec Ville Matvejeff, le directeur artistique visionnaire depuis le château médiéval le plus septentrional du monde.
Comment le festival d’Opéra de Savonlinna se positionne-t-il dans le monde de l’opéra ?
Ville Matvejeff : « Notre festival est unique au monde. Imaginez-vous sur une petite île, bordée par la forêt et l’un des plus grands lacs d’Europe, le cadre majestueux du château d’Olavinlinna se dressant devant vous. Les pierres centenaires résonnent de mélodies lyriques alors que le soleil couchant baigne l’ensemble dans une lumière dorée, créant une atmosphère féérique. Voilà ce que nous offrons chaque été. Notre vision pour le festival de Savonlinna est d’ériger un lieu d’opéra sans pareil, alliant spectaculaire et authenticité. La qualité acoustique est d’ailleurs inégalée : à l’opposé d’une scène d’opéra classique ouverte de part et d’autre de la scène, un mur de pierre borde la scène et permet de réfléchir les voix et l’orchestre, créant ainsi une acoustique exceptionnelle. Même la forme du toit temporaire participe à cette résonance. Notre dessein est ainsi de faire de Savonlinna la vitrine par excellence du talent opératique finlandais et de faire rayonner la région de Saimaa encore trop peu connue. »
Représentation de l’opéra Don Giovanni prévue en 2024 – Helena Juntunen (Donna Elvira) © Soila Puurtinen & Savonlinna Opera Festival
Quels sont les temps forts du programme à venir pour la saison 2024 ?
Ville Matvejeff : « Je pense d’abord à Nabucco. En 2024, nous aurons le plaisir de créer notre première production de l’Opéra de Verdi, un événement qui connaît déjà un succès de réservations prometteur. Par ailleurs, nous programmons notre tout premier opéra de Kaija Saariaho, la reine de l’opéra, une compositrice finlandaise décédée à Paris en juin dernier et dont la musique saura charmer le public. Il y aura aussi Mozart avec Don Giovanni et Lohengrin de Wagner. Dans l’ensemble, notre objectif demeure inchangé : offrir à notre auditoire la magie de l’opéra. »
Comment l’Opéra de Savonlinna s’emploie-t-il à attirer un public plus jeune?
Ville Matvejeff : « Il est vrai que le spectateur type de nos quelques 70 000 spectateurs est plutôt une femme d’une soixantaine d’année très éduquée. Néanmoins, nous avons entrepris une approche novatrice pour attirer un public plus jeune que l’on peut résumer en 3 temps :
- Tout d’abord, inclure l’offre d’art lyrique dans la visite de la région. Notre festival est au cœur d’une région exceptionnelle et unique au monde avec le Lac Saimaa qui compte plus de 14 000 îles. Nous avons développé des partenariat avec des agences de voyage qui combinent découverte de la région et représentations lyriques. Notre premier partenaire est d’ailleurs une agence danoise qui achète plus de 800 billets par an ! Les visiteurs peuvent ainsi coupler et profiter des spa du Kuru resort ou encore du Sahanlahti Resort dans la région.
- Proposer ensuite des productions variées et actuelles. Si la musique et l’histoire de l’opéra demeurent immuables, nous cherchons à donner à nos productions une dimension actuelle. L’opéra est un art vivant, capable de s’étirer et de s’adapter aux réalités contemporaines. Ainsi, en travaillant davantage selon notre époque, nous permettons à cet art de rester en phase avec le public actuel. Une bonne production est une production qui parle au public d’aujourd’hui. De nos jours, on ne voit pas assez de productions lyriques abordant les problèmes actuels tel que le réchauffement climatique
- Enfin, moderniser la stratégie marketing en incluant par exemple des influenceurs: cette année, nous avons collaboré avec près d’une centaine d’entre eux. De plus, nous nous efforçons d’adapter notre programmation en intégrant par exemple cette année des éléments de jeux vidéo sur les programmes. Cette démarche porte déjà ses fruits, puisque nous observons une baisse de l’âge moyen des spectateurs.
Esker de Punkaharju, à proximité de l’Opéra – une crête sinueuse et étroite formée par le dépôt de sédiments par un ancien cours d’eau sous un glacier © Simo Tolvanen & VisitFinland
L’Opéra peut-il être perçu comme une entreprise comme une autre ?
Ville Matvejeff : « En effet, l’opéra peut être considéré comme une entreprise comme les autres mais il demeure une forme d’art très coûteuse. A l’opposé d’une entreprise classique, il a besoin de soutien financier provenant de donateurs et de fonds publics pour pouvoir maintenir son niveau d’excellence. Par le passé, nous avons vu par exemple le compositeur allemand George Frideric Handel créer de 1719 à 1734 trois compagnies d’opéra commerciales pour fournir à la noblesse anglaise des opéras italiens. Il ne connut pas un grand succès. Aujourd’hui, le festival d’opéra de Savonlinna tire près 80% de ses revenus de la billetterie, ce qui en fait probablement le taux le plus élevé en Europe, voire dans le monde. Nous assumons donc intégralement les frais liés à nos productions, avec seulement 12% de subventions publiques et 8% de parrainages et dons, notamment de la part de partenaires tels que Renault qui soutient le transport des artistes et du matériel. Au niveau européen, le réseau Opéra Europe est significatif pour établir des liens entre collègues européen.
Pour revenir à la question, la réputation d’un Opéra correspond à un véritable « goodwill », lui permettant d’attirer un public de plus en plus large et de fidéliser ses mélomanes de plus en plus internationaux. Pour atteindre un public plus international, la région des lacs a développé des liaisons aériennes fréquentes de moins d’une heure d’Helsinki avec l’aéroport de Savonlinna. »
Le pianiste, chef d’orchestre et directeur artistique de l’Opéra de Savonlinna Ville Matvejeff , âge de 36 ans seulement © Savonlinna Opera festival
Combien coûte la location du château d’Olavinlinna?
Ville Matvejeff : « 1,85 million d’euros pour 6 semaines. Ce prix comprend la location ainsi que le coût pour les infrastructures de scène montées d’une saison à l’autre. Le château est en effet la propriété du Musée national de Finlande et ce coût inclut l’installation de la scène qui peut accueillir 2264 personnes chaque soir. »
Comment avez-vous observé l’évolution du comportement des spectateurs après le Covid ?
Ville Matvejeff : « Nous avons noté un changement significatif dans le comportement de nos spectateurs avec une tendance généralisée à acheter des billets à la dernière minute. Le mois de juin ne s’est pas rempli aussi rapidement qu’auparavant. Ce phénomène n’est pas particulier au festival d’Opéra de Savonlinna, mais se retrouve également dans d’autres institutions renommées comme le Met à New-York. Les gens semblent désormais moins enclins à planifier leurs sorties à l’avance. »
Comment définiriez-vous une « bonne production » d’opéra ?
Ville Matvejeff : « Une bonne production lyrique, d’un point de vue artistique, doit avoir le pouvoir de susciter des émotions et d’inviter à la réflexion. L’opéra, en tant qu’art, a cette capacité extraordinaire de toucher profondément l’âme humaine. D’un point de vue commercial, une bonne production est celle qui parvient à vendre des billets en nombre. Des œuvres classiques comme Carmen de Bizet ou les opéras de Mozart ont souvent cette double capacité à conquérir le cœur du public et à générer un engouement certain. Pour vous faire une confidence : l’opéra doit savoir présenter l’instant qui vous fait venir les larmes sans que l’on sache vraiment pourquoi. Voilà la magie que nous voulons créer.
Quel est le coût moyen d’une nouvelle production ?
Afin d’établir une production lyrique, il faut créer le décor, les costumes ou encore aménager la lumière et sélectionner les voix. Si l’on veut avoir une fourchette moyenne du coût : de 500 000 à 1 000 000 euros. Un nombre faible de représentations augmentent le poids des coûts fixes mais facilite la vente des billets. Ce que l’on sait sans doute moins, c’est que les productions peuvent être louées, échangées ou encore co-produites. Par exemple, nous avons échangé avec l’Opéra de Malmö Roméo et Juliette contre Don Giovanni. Autre exemple, la coproduction d’Innocence de Kaija Saariaho a réuni plus de 5 partenaires dont le festival d’Aix en Provence, l’Opéra de Londres en passant par celui de San Francisco et des Pays-Bas.
Le prix d’une location d’une production d’art lyrique peut aller grosso modo de 5% à 20% de son coût de production. C’est un actif comme un autre au sens comptable, c’est-à-dire un élément qui produit une richesse. Il existe donc dans une certaine mesure une logique capitaliste derrière les rideaux de l’Opéra. La qualité des voix mais aussi personnalité des solistes sont néanmoins essentiels au succès d’une production. Il faut trouver les bonnes combinaisons d’artistes : vous pouvez facilement détruire une bonne équipe avec de mauvaises personnes.»
Le château le plus septentrional d’Europe © Savonlinna Opera festival
Enfin, quels conseils pour notre lectorat pour découvrir la musique classique finlandaise ?
« Voici quelques perles: la musique de Kaija Saariaho devrait être plus connue, par exemple l’opéra en français L’Amour de loin d’après un livret de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf. Pour les amateurs de concerto, l’Opus 47 de notre compositeur national Sibelius, interprété par Pekka Kuusisto. Enfin, le meilleur moyen est de venir ici à Savonlinna pour découvrir directement nos productions ainsi que la richesse de notre région. »
La conversation a été modifiée et condensée pour plus de clarté
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