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Olivier Krumbholz : « Un terrain de sport collectif est un laboratoire de prise de décision »

JO

Champion du monde et champion olympique en titre avec l’équipe de France féminine de handball, le sélectionneur messin s’est bâti, en plus de vingt ans à la tête des Bleues, un des plus beaux palmarès du sport français. Alors que vient de débuter sa dernière olympiade, l’homme de 65 ans a partagé avec Forbes les grands principes de management qui l’ont mené à un tel succès.

Un article issu du numéro 27 – été 2024, de Forbes France

 

 

Comment parvient-on à tout gagner ? C’est à cette question simple que Forbes a voulu répondre en allant rencontrer, chez lui, à côté de Metz, Olivier Krumbholz. À 65 ans, voilà un homme qui, à la tête de la sélection féminine de handball, a remporté treize médailles internationales, et a mené les Bleues à trois titres de championnes du monde. Championne olympique (et du monde) en titre, son équipe arrive grande favorite au tournoi de Paris 2024. Habitué à transmettre son expérience dans des conférences auprès d’entreprises, il nous a livré les secrets de sa réussite et de sa longévité.

À l’approche des Jeux, à quoi ressemble votre travail de préparation ?

OLIVIER KRUMBHOLZ : C’est très variable. L’essentiel du travail se fait sur la vidéo, que ce soit le suivi de nos athlètes qui jouent avec leurs clubs – on regarde énormément de matchs –, avec un gros travail de débriefing de notre jeu, ou travailler sur les datas, mais aussi tout un suivi de relations avec les clubs, la fédération et la presse.

Vous faites des conférences depuis des années en entreprise. Que leur diites-vous ?

O.K. : Je leur parle de mon métier, je ne suis pas là pour leur donner des leçons. C’est eux, ensuite, qui vont faire des analogies avec leurs métiers, avec leurs entreprises. Dans la vie personnelle ou familiale ou dans la vie de l’entreprise, les bons principes sont la plupart du temps les mêmes que dans le sport. Comme la qualité de la communication, par exemple. La différence avec le sport, c’est que ça va extrêmement vite, notamment la prise de position. Un terrain de sport co est un laboratoire de prise de décision. Là où une entreprise peut être amenée à prendre une grande décision par an dans le cadre de ses orientations stratégiques, chez nous, une grande joueuse prend entre 150 et 200 décisions dans le même match, et une erreur peut mettre en difficulté tout le collectif. En sachant que, de toutes façons, nous allons commettre des erreurs.

Comment travaillez-vous, justement, pour limiter les erreurs ?

O.K. : Pour faire ce métier, il faut être un peu philosophe. Auprès de mes joueuses, je suis d’une part un éducateur, et d’autre part, un adulte expérimenté, face à de jeunes adultes. Et on se doit de montrer la voie, notamment vers la stabilité. Il y a une très belle phrase qui dit : victoire et défaite sont deux menteurs, qu’il faut savoir accueillir d’un même front. Si vous partez au ciel quand vous gagnez, et que vous descendez à la cave quand vous perdez, vous n’allez avoir aucune stabilité et vous allez avoir du mal à exploiter ces moments-là, car il y a toujours quelque chose à exploiter dans un résultat, qu’il soit bon ou mauvais.

Outre votre succès, quelles sont les clés de votre longévité ? Vous préparez vos septièmes Jeux olympiques d’affilée…

O.K. : Je pense que c’est ma capacité à évoluer sans faire n’importe quoi : c’est-à-dire sans se renier, mais aussi sans se théâtraliser, en faire des tonnes. Si vous n’êtes plus vous-même, vous n’aurez plus la qualité essentielle pour diriger dans le sport : le charisme. C’est pourquoi les joueuses ne comprendraient pas qu’on ne se mette pas en colère à certains moments. Elles savent qu’un entraineur déçu de la performance de son équipe doit hausser le ton.

Sur la question de la théâtralisation, votre ancien adjoint, Éric Baradat, a dit de vous en décembre 2023 dans L’Équipe : « Sa quiétude tient à la redondance des résultats et à la compétence des joueuses. Pendant la première partie de sa carrière, il a dû théâtraliser beaucoup de choses pour tirer la dernière goutte de jus de ses équipes et il a fait des miracles. Aujourd’hui, il sait qu’il n’est pas en train de combattre avec des pistolets à eau contre des kalachnikovs. »

O.K. : Je comprends très bien ce que veut dire Éric. Il y a eu une première phase où il a fallu sortir le handball féminin français du néant. Et nous avions des moyens limités, et pour être dans les meilleurs, ça s’est souvent fait au forceps, il fallait pousser la machine au-delà du raisonnable. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : l’équipe et les joueuses se sont construit un statut qui leur permet d’aborder des compétitions différemment, en comprenant qu’elles ne sont pas obligées de faire un exploit pour obtenir un résultat. Même si nous faisons face à une grosse concurrence.

Vous confirmez le fait de vous être tout de même assagi avec le temps ?

O.K. : Oui. Je suis impatient et colérique. J’ai appris à me gérer et à travailler aussi sur plus de bienveillance. Le coaching aujourd’hui, c’est savoir manier avec intelligence, avec efficience, bienveillance et autorité.

Comment vous êtes-vous rendu compte qu’il fallait opérer ce basculement ?

O.K. : Mon coaching était too much. Il était abrasif. Je frottais la peau de mes joueuses avec du papier de verre, et elles avaient la peau à vif. Alors qu’aujourd’hui, je fais attention quand je manie ces choses-là. Il faut rester bienveillant et ne pas exprimer certaines émotions qui n’apportent rien, bien au contraire.

D’où vous est venue cette façon abrasive de coacher ?

O.K. : C’était naturel. Je suis issu d’une famille de sportifs. Mon frère m’a entraîné pendant dix ans, c’était chaud bouillant. À la maison, les discussions aussi. J’ai continué en pensant qu’en étant d’une exigence extrême, on arriverait à faire basculer des rapports de force. Pour en revenir aux émotions, les deux principales qu’il faut parvenir à évacuer, c’est l’angoisse et la culpabilité. Un bon coach ne doit jamais jouer sur la culpabilité de ses joueuses. Je ne pense pas que dire « t’as pas honte ? » à un enfant ait un impact positif sur son éducation.

Un point crucial du management, c’est la gestion des conflits…

O.K. : Il y a trois niveaux : les tensions, les conflits et les crises. On sait qu’il va y avoir des tensions, des conflits, mais il faut tout faire pour que ça ne dégénère pas en crise. Car quand vous êtes en crise, vous n’êtes pas sûr de pouvoir vous en sortir. Donc il faut être habile pour les éviter dans un système où vous êtes en permanence sur un fil. Et tout ce qui est excessif est dérisoire, donc si vous partez trop dans un sens ou dans un autre, vous ne serez jamais dans la vérité. Il y a beaucoup d’êtres humains qui ont peur du conflit. Et donc sont perdus et s’échappent. C’est très facile d’être fort avec les faibles et faibles avec les forts. Et des forts, on en a partout : ici, Kylian Mbappé, là la meilleure joueuse, indispensable sur le terrain. Parfois, tout se passe bien car ce sont de grands champions qui travaillent bien. Mais d’autres fois, ces forts sont aussi des égotistes qui vont poser problème au groupe. Là, il faut y aller et se mettre face-à-face avec ces athlètes qui pèsent dans le rapport de force et qui, en plus, ont parfois l’écoute du président de la fédération, des journalistes… Mais il faut accepter de rentrer en confrontation avec eux. C’est comme ça que vous allez développer votre charisme à l’intérieur de l’équipe, et que vous allez montrer que vous êtes courageux. Si à l’inverse, le collectif a l’impression que vous fuyez face au statut d’un champion exceptionnel, ça va jouer contre vous.

Mais justement, on vous a aussi parfois reproché d’avoir écarté de façon soudaine, voire brutale, certaines joueuses pourtant iconiques du handball français…

O.K. : La principale qualité pour faire ce métier, je le répète, c’est être courageux. Que ce soit dans le conflit, ou dans la sélection des joueuses. C’est fou de voir à quel point les gens qui gravitent autour de ce sport ne voient pas vieillir les joueuses. Ils parlent de certaines en faisant référence à leur passé glorieux. Mais nous, nous faisons un suivi au jour le jour. Alors évidemment, vous ne déclinez pas en trois jours. Mais quand on fait des listes, et notamment la prochaine pour les JO, et bien tout le monde veut y être, de la plus jeune à la plus ancienne. La plus jeune, elle travaille, mais ne va pas s’afficher, la plus ancienne, elle s’affiche. Vous avez deux ou trois athlètes dans chaque équipe de sport collectif qui expliquent dans la presse que ça va être leurs derniers JO. Mais pour que ce soit le cas, encore faut-il que le coach les sélectionne. Le boulot du coach, c’est de composer la meilleure équipe possible et de faire abstraction des statuts. Une chose est beaucoup trop valorisée dans le milieu sportif, c’est l’expérience. Mais Mbappé, il mettait des buts à quel âge ? Est-ce qu’il manquait d’expérience à 18 ans ? Je ne suis pas sûr.

La préparation mentale, c’est arrivé tôt dans votre méthode ?

O.K. : Quand j’étais entraineur de Metz, de 1986 à 1995, nous avons vécu une terrible désillusion contre une équipe norvégienne en coupe d’Europe. Nous avions gagné de quatre buts à l’aller en Norvège. Et on a perdu de quatre chez nous, et on a été éliminé aux nombres de but à l’extérieur. Ça a été terrible. Et juste derrière, aux JO de Barcelone [en 1992], je rencontre un professeur d’éducation physique qui s’appelle Sauveur Lombardo, qui s’était spécialisé dans la préparation mentale. C’est à partir de ce moment-là que je me suis dit : lors de ce match retour à Metz, dans une salle pleine, on a déraillé. Il n’y a rien de pire pour des sportifs que d’avoir l’impression que quelque chose de quasiment acquis est en train de vous échapper. C’est un sentiment d’angoisse qui monte immédiatement et aussi un sentiment de culpabilité. Au handball, par exemple, quand une joueuse se présente seule face à la gardienne en contre-attaque, on dit que c’est un « immanquable ». Or, il y a en face une gardienne, dont c’est précisément le but d’arrêter le tir. En disant ça, vous mettez une pression terrible sur la tireuse. C’est pour ça que j’interdis l’utilisation de ce mot dans mes formations. Mais voilà, le mental c’est fondamental. J’ai toujours dit que ce serait la science fondamentale pour le sport au XXIe siècle.

Comment vivez-vous ces deux décennies de réussite ?

O.K. : (Il hésite) J’ai beaucoup d’estime pour ce que j’ai fait. J’ai coché de nombreuses cases. Tout n’a pas été parfait. Il n’y a pas de joueuses qui peuvent dire qu’elles n’ont pas eu en équipe de France la possibilité de s’exprimer, qu’elles étaient meilleures en club. La plupart du temps, c’était l’inverse.

C’est quoi les grands principes qui permettent de manager une équipe de handball ?

O.K. : Nous devons toujours représenter l’équité. L’être humain déteste l’injustice. Et si vous en ressentez, vous n’allez pas développer un élément essentiel à la réussite, qui est le sentiment d’appartenance. C’est délicat, parce que par ailleurs, il y a de l’injustice dans le sport. Ne serait-ce que dans la distribution du talent. Le travail joue un rôle, évidemment, mais pas seulement. Une joueuse peut être totalement exemplaire sur son travail, mais ne pas être sélectionnée parce qu’une joueuse un peu moins exemplaire apporte plus au collectif. Mais voilà : les gens préfèrent être champion du monde avec quinze filles formidables et une pénible, qu’être quatrième avec seize filles formidables. C’est la vérité du sport co.

Ça fait quoi de gagner ?

O.K. : Gagner, ça apporte de l’apaisement et de la sérénité. Parce que c’est un milieu où on est tellement sur la sellette, où c’est souvent la faute du coach – c’est fantastique d’ailleurs de remarquer que quand on ne gagne pas en sport co, on veut virer celui qui n’a pas joué. Quand on gagne, on sait qu’on va avoir quatre ou cinq mois de calme.


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