La rivalité entre Ford et Ferrari (qui fait l’objet du film Le Mans 66, en salles depuis le 13 novembre avec notamment Matt Damon et Christian Bale) a tout d’un feuilleton. Tout est parti d’un contrat qui a mal tourné et de la réaction d’un géant de l’automobile têtu et égoïste, prêt à dépenser 25 millions de dollars et des milliers d’heures de travail pour se venger. Pour Ford, le seul objectif était de battre Ferrari dans la course automobile la plus célèbre au monde, les 24 Heures du Mans, que le constructeur italien avait toujours dominée jusque là.
L’histoire commence donc au début des années 1960. La génération des baby-boomers entraîne à l’époque une modification profonde des habitudes de consommation aux États-Unis. Pour la première fois de l’histoire, la jeunesse est la génération la plus importante pour les entreprises américaines. Les baby-boomers disposent en effet d’un revenu disponible conséquent, qu’ils peuvent dépenser dans des voitures, des vêtements ou des logements. À l’inverse de leurs parents, qui avaient vécu la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, et pour qui un sou économisé était un sou gagné, la nouvelle génération est à la recherche de véhicules dernier cri. Les voitures les plus demandées sont les voitures de sport qui mettent en avant la vitesse et la performance plutôt que le confort et la fiabilité. Les dirigeants de Ford Motor Company ne manquent alors pas de remarquer cette appétence pour les voitures sportives.
En 1962, Ford se sort tout juste d’une chute importante de ses ventes, à cause de produits infructueux, comme sa marque Edsel, mais également à cause de la popularité croissante des modèles de ses concurrents directs, GM et Chrysler. Le PDG de l’époque, Henry Ford II, fils aîné d’Edsel Ford et petit-fils aîné d’Henry Ford, cherche alors désespérément à inverser la vapeur. Des cadres supérieurs de l’entreprise, dont Lee Iacocca, directeur général de la division Ford, parviennent à le convaincre que la réponse à tous leurs troubles réside dans les voitures de sport.
Un seul problème à l’horizon : Ford ne fabrique à l’époque aucune voiture de sport. Ce type de modèles n’était d’ailleurs même pas envisagé par la direction (la légendaire Mustang ne sera pas produite avant plusieurs années).
Il est ainsi décidé que la manière la plus rapide pour proposer un véhicule de sport sur le marché est d’en acheter un. C’est ainsi que l’idée émerge : racheter Ferrari, qui est alors principalement un constructeur de voitures de course et qui vend des modèles grand public simplement pour financer ses exploits sur les pistes de course.
Au printemps 1963 et après des mois de négociation, un accord semble être trouvé entre les deux constructeurs automobiles. Ford paierait 10 millions de dollars à Enzo Ferrari pour récupérer son entreprise et tous ses actifs. En tant qu’ancien pilote de course, ce dernier semble désireux de conclure un accord avec Ford, ce qui lui permettrait de se libérer du fardeau de la gestion quotidienne de l’entreprise. Mais à la dernière minute, Ferrari rejette une clause du contrat stipulant que Ford aurait le contrôle du budget et, par conséquent, des décisions concernant l’écurie Ferrari. Il Commendatore, comme on surnomme alors Enzo Ferrai, refuse de céder le contrôle du programme de compétition automobile de son entreprise. Il déclare ainsi à Ford qu’il refuse de vendre dans ces conditions (il ajoute même qu’il ne vendrait jamais à une entreprise laide qui produit des voitures laides dans une usine laide). Il aurait même insulté personnellement Henry Ford II, insinuant qu’il n’arrivait pas à la cheville de son grand-père, le célèbre Henry Ford.
Comme si cela ne suffisait pas, Enzo Ferrari se retourne et vend une participation majoritaire dans Ferrari au constructeur automobile italien Fiat. Certains dirigeants de Ford, dont Henry Ford II, estiment alors que Il Commandatore n’avait en fait jamais envisagé sérieusement de vendre son entreprise à Ford, mais avait amorcé des négociations dans le seul but de pousser Fiat à monter son offre. Quoi qu’il en soit, le stratagème fonctionne et Henry Ford II passe non seulement pour un imbécile, mais il n’a toujours pas son véhicule de sport.
Pour obtenir ce qu’il veut, Henry Ford II décide alors de produire sa propre voiture de sport qui viendrait humilier Ferrari au moment le plus crucial, les 24 Heures du Mans. Les premières bases de la voiture de course légendaire GT40 sont alors posées.
À l’origine, la production d’un véhicule capable de surpasser Ferrari est confiée à Ford Advances Vehicles au Royaume-Uni, qui travaillait déjà sur un modèle qui inclurait un moteur expérimental créé par une équipe de Ford située dans le Michigan.
Le premier lot de GT40 est incroyablement rapide, mais également très instable et peu fiable. Les freins sont même franchement dangereux. Selon Popular Mechanics, les ingénieurs de Ford avaient calculé que lorsque le chauffeur appuie sur la pédale de frein à la fin du virage de Mulsanne, les rotors des freins avant chauffaient jusqu’à 1 500 °F (environ 800 °C) en quelques secondes, provoquant ainsi leur défaillance. Cela serait catastrophique, voire mortel, pour tout pilote s’essayant à la course la plus célèbre au monde, même le plus grand des champions.
Les équipes ne parviennent finalement pas à faire en sorte que les voitures restent bien en place sur la piste, et encore moins à les faire courir pendant 24 heures en continu, deux critères incontournables pour gagner au Mans. Après des défaites contre Ferrari en 1964 et 1965, Ford se tourne vers le concepteur automobile de légende, Carroll Shelby, l’un des seuls pilotes américains à avoir gagné les 24 Heures du Mans. L’homme (joué dans le film par Matt Damon) était déjà consultant sur le projet, mais devient dès lors responsable de son succès (ou de son échec).
Après des débuts difficiles, Caroll Shelby et son ami de confiance, le pilote d’essai et spécialiste en ingénierie Ken Miles (joué par Christian Bale dans le film) réinventent la GT40 de toutes pièces. Ils collaborent pour ce faire avec Ford Advances Vehicles et utilisent le groupe moteur expérimental Ford plutôt que de repartir de zéro.
Les deux hommes commencent par améliorer la maniabilité et la stabilité du véhicule en optimisant son aérodynamisme grâce à des premiers essais. À cet effet, ils scotchent de la laine à l’extérieur de la voiture pour observer la manière dont l’air se déplace autour du véhicule. En effet, plus une voiture fend l’air, moins elle a besoin de puissance pour être propulsée, ce qui permet également de réduire la consommation de carburant. Si la laine restait plate, tout était bon. Sinon, cela voulait dire qu’il y avait des défauts dans la conception du véhicule qui nuisaient à la déportance et à la stabilité. Les données recueillies permettent à Ken Miles et Caroll Shelby d’apporter des modifications à la carrosserie et à la suspension, rendant ainsi la GT40 plus stable et plus maniable sur la piste.
Le problème de freins est résolu par Phil Remington, un ingénieur de l’équipe Ford. Il conçoit un système de freins à changement rapide, qui permet aux mécaniciens de remplacer les plaquettes et les rotors lors d’un changement de pilote. Ainsi, l’équipe n’a plus à se soucier de devoir faire durer les freins pendant toute la course.
Pour améliorer la fiabilité, l’équipe utilise un dynamomètre. Cette pratique, courante aujourd’hui, est pourtant révolutionnaire au milieu des années 1960. Le dynamomètre est un appareil capable de mesurer la force, la puissance et la vitesse, ce qui permet de déterminer la puissance nécessaire et celle déjà sous la main. L’équipe expérimentale filme des séances d’entraînement avant les 24 Heures du Mans et programme un dynamomètre pour recréer les différents points de contrainte sur la piste. Par la suite, l’équipe utilise le moteur pendant 24 à 48 heures avec le dynamomètre, recréant virtuellement les conditions auxquelles le moteur serait confronté pendant la course, afin qu’il ne tombe pas en panne avant la ligne d’arrivée.
Le travail acharné des équipes Ford finit par porter ses fruits et la GT40 Mk.II voit le jour. En 1966, Ford ne se contente pas de battre Ferrai aux 24 Heures du Mans, mais humilie l’écurie italienne. Aucun des véhicules de Ferrari ne parvient à finir la course, tandis que la GT40 Mk.II se classe en première, deuxième et troisième position.
Le responsable des relations publiques de Ford, Leo Beebe, souhaite alors célébrer la victoire du véhicule avec une photo du trio de tête franchissant la ligne d’arrivée au même moment. Il demande à Caroll Shelby d’ordonner à Ken Miles de ralentir, alors que ce dernier était largement en tête, et de laisser les autres équipes GT40 le rattraper. Après avoir franchi la ligne, Ken Miles apprend qu’il n’avait pas gagné la course, mais que son coéquipier Bruce McLaren est arrivé premier. En effet, le système de classement des 24 Heures du Mans prend en compte la distance couverte par les véhicules en fonction de leur position au départ de la course, et c’est la voiture de Bruce McLaren qui se classe première, ayant commencé la course plus en arrière. Ken Miles manque ainsi l’occasion devenir le seul pilote à remporter les trois plus grandes courses d’endurance au monde (les 24 Heures de Daytona, les 12 Heures de Sebring et les 24 Heures du Mans) la même année.
Malheureusement, Miles décède avant de pouvoir courir à nouveau au Mans. Fin 1966, alors qu’il teste une nouvelle voiture de course Ford au circuit de Riverside en Californie, il perd le contrôle du véhicule qui s’écrase violemment et il est tué sur le coup.
Henry Ford II se venge une nouvelle fois l’année suivante, lors de la nouvelle édition des 24 Heures du Mans, avec le nouveau modèle de Caroll Shelby, la GT40 MK.IV, qui remporte la course. Ferrari termine deuxième.
Quant à la Ford GT40, la supercar américaine reste l’une des voitures les plus prisées des collectionneurs. Mais son prix est aussi des plus prohibitifs et ferait douter le plus grand des amateurs. La Ford GT 2020 GT démarre en effet à 500 000 $, tandis que la Ford GT Mk.II pour circuit se vend à 1,2 million de dollars. Il s’agit de la première voiture Ford à coûter plus d’un million de dollars. Dans ce cas, la vengeance semble en effet être un plat qui se mange froid.
Réalité ou fiction dans Le Mans 66 ?
Le récit que nous venons de compter n’était pas encore assez intéressant pour Hollywood, c’est la raison pour laquelle les scénaristes du film, John-Henry Betterworth, Jez Butterworth et Jason Keller se sont autorisés une certaine liberté dans le script de Le Mans 66 par rapport à la réalité. Retrouvez ci-dessous cinq scènes du film qui ne se sont jamais produites dans la réalité.
1. | Henry Ford II se serait exprimé devant la chaîne de production de l’usine Rouge River à Dearborn, Michigan. N’importe lequel des 20 lieutenants Ford aurait prononcé ce discours, mais il ne s’agissait en aucun cas du directeur général. |
2. | Henry Ford II aurait fait un tour en GT40 Mk.II avec Caroll Shelby pour célébrer leur victoire. Le PDG de Ford Motor Company ne serait jamais monté dans une voiture de course sans protection adéquate. |
3. | Lee Iaccoca aurait été étroitement impliqué dans les négociations avec Enzo Ferrari. Un groupe représentatif de Ford s’est bien rendu à Maranello, en Italie, sur l’ordre d’Henri Ford II pour acheter une Ferrari, mais Lee Iacocca n’en faisait pas partie. |
4. | Ken Miles et Caroll Shelby se seraient battus en préparant la course des 24 Heures du Mans. Shelby et Miles étaient deux hommes incroyablement têtus, intenses et brillants. Il ne fait aucun doute qu’ils se sont parfois querellés, mais rien ne prouve qu’il y ait déjà eu une altercation physique entre eux. |
5. | Les dirigeants de Ford se seraient soûlés sur le stand après avoir gagné les 24 Heures du Mans en 1966. En réalité, si les officiels de la compétition avaient observé ce genre de comportement, le véhicule Ford aurait été disqualifié. |
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