Abou Lagraa est un artiste que l’on prend autant plaisir à écouter qu’à regarder danser, orchestrer. Chez lui, tout est intensité, sensualité et fluidité. Le chorégraphe star déploie autant d’énergie sur scène que dans le théâtre de la vie où les danseurs sont trop souvent assignés à jouer le rôle précaire d’intermittents du spectacle. Le virtuose franco-algérien et citoyen du monde se mobilise de nouveau pour soutenir ces talents qui se meurent. Parce que la culture et l’art de la danse sont essentiels, Abou Lagraa lance l’initiative ‘Premier(s) Pas‘ pour aider ses pairs anonymes, avec le soutien des Fondations Edmond de Rothschild. Entretien.
A vos danseurs qui s’apprêtent à investir la scène, vous aimez glisser ces mots : « De la passion, du voyage, des paysages ». L’art de la chorégraphie s’inspire donc de ce triptyque ?
Abou Lagraa : J’aime transmettre à mes danseurs ce qui fait ma personnalité, ce qui m’a forgé. Les voyages ont contribué à m’ouvrir aux autres : derrière un voyage, il y a le partage d’une culture, la mise à nu de ses racines et de sa condition sociale. Je suis né en France de parents algériens et j’ai fait mes premiers pas en Allemagne. Par la danse, j’ai découvert que l’on pouvait abolir les frontières. Le corps du danseur est un formidable moyen d’expression ! J’évoque, aussi, les paysages car la nature est une grande source d’inspiration pour moi. Le ciel, le monde végétal, l’eau imprègnent mes pièces. Mes tableaux sont jalonnés d’images venues d’Algérie : la mer, la montagne, le désert, et aussi de perspectives ancrées en France. Si bien qu’au final, chaque danseur peut se transposer dans mes chorégraphies et entreprendre un voyage dans une forêt ou à l’assaut d’une montagne… ‘Voyage’, ‘Paysages’ sont des mots très concrets qui permettront à mes interprètes de s’approprier mon univers.
Enfin, la danse est passion ET travail : je ne le dirai jamais assez à mon public !
Quelle est la méthode Abou Lagraa pour donner corps à des créations aussi éclectiques qu’un ballet au Grand Théâtre de Genève ou à l’Opéra Garnier, qu’une pièce en deux actes au Ballet Contemporain d’Alger ?
AL : Je vais chercher dans la gestuelle de mes interprètes la profondeur et l’émancipation. Je suis un chorégraphe mouvementiste. Comme vous le savez, il y a différentes expressions de danses : la ‘non-danse’, la ‘danse savante’ et la ‘danse contemporaine’ – dite instinctive – laquelle fait écho à mon travail et à mon être dans son entièreté. Ma double culture, mon éducation ( mes parents algériens m’ont un jour donné à lire la Torah et la Bible pour me construire), et l’acceptation de ma part de féminité en osmose avec ma masculinité (à ne pas confondre avec ‘efféminé’) sont clefs dans mon approche artistique. Ainsi, j’essaye d’extraire ces facettes chez mes danseurs en vue de libérer leur expression corporelle pour qu’elle devienne émotion.
Ma méthode est de travailler sur tous ces ‘empêchements’, ‘barrières’ conscientes ou inconscientes qui les habitent : j’essaye de briser ces peurs liées à leurs origines, à leur orientation sexuelle, à leur parcours de vie. Je veux qu’ils s’affranchissent du regard de l’autre. Que ce soit à Paris, Genève ou Alger, je les pousse physiquement à entrer dans une transe pour retrouver l’équilibre entre corps et esprit, qu’ils soient eux-mêmes.
Vous osez une certaine sensualité dans vos mouvements : comment vous y prenez-vous pour diffuser cette forme d’expression corporelle lors de collaborations avec des danseurs issus de la culture Hip-Hop, que l’on imagine réfractaires ?
AL : Je vous reprends : je n’ose pas la sensualité, elle est naturelle chez moi ! Quand on a compris sa part de féminité et de masculinité, on devient un être humain complet. Alors oui, avec ces danseurs issus de la culture Hip-Hop, je n’utilise pas le mot ‘sensuel’ pour ne pas créer une sorte de ‘blocage’ chez eux. C’est un terme très connoté comme vous savez. A tort, je trouve. De cette manière, je parviens subtilement à les amener sur ce terrain, ce qu’ils ne découvrent que rétrospectivement à la fin de leur exécution artistique. Et je ne me prive pas pour leur dire qu’ils respiraient la sensualité (Rires) !
S’affranchir des codes et des carcans. La danse est donc politique ?
AL : Bien sûr qu’elle l’est ! La danse est politique. Le corps humain est vecteur de tant d’informations : nos peurs, nos références culturelles, notre appartenance sociologique… D’où la censure de certains pays qui font le choix de bannir des mises en scène à cause de chorégraphies considérées comme ‘subversives’.
Lorsque vous retournez dans votre ville natale à Annonay, en Ardèche, ou en Algérie, c’est pour y créer des compagnies de danse. Cette forme d’art est-elle négligée dans l’offre culturelle ?
AL : Je me suis toujours investi dans l’optique de rendre la culture – et la danse en l’occurrence – accessibles au plus grand nombre. Pas seulement à une élite. Dans ma ville d’origine à Annonay, le maire a suivi mon parcours de danseur, devenu plus tard metteur en scène qui s’est fait un nom. Il a ainsi voulu m’impliquer dans la réhabilitation de la Chapelle Sainte-Marie. Un édifice désacralisé du XVIIème siècle qui devait garder avant tout sa vocation de lieu de rencontres et de brassage. Alors en tant qu’enfant du pays, j’ai mis ma notoriété au service d’une noble cause : initier à l’art des populations qui en étaient éloignées, créer du lien entre les gens et donner sa chance aux talents. Avec en filigrane la volonté de dynamiser le tissu local de ma ville de cœur. Issu d’un milieu modeste, je suis un exemple vivant de ce que la culture peut apporter à quelqu’un, l’art m’a définitivement tiré vers le haut !
J’ai voulu aussi transmettre ce que j’ai reçu de la vie dans l’autre rive de la Méditerranée, à Alger. J’ai créé un ballet contemporain qui a vu éclore de nombreux talents dont certains poursuivent d’ailleurs une belle carrière à l’internationale. En France ou ailleurs, j’ai fait le triste constat que la danse était négligée alors qu’elle est Art.
Effectivement, les danseurs ont souvent le statut précaires d’intermittents du spectacle… Ce qui m’amène à vous interroger sur votre initiative « Premier(s) Pas », co-développée avec le soutien des Fondations Edmond de Rothschild. Parlez-nous de ce projet.
‘Premier(s) Pas’, c’est une initiative sans précédent ! Crée sous l’impulsion de ma compagnie ‘La Baraka’ et des ‘Fondations Edmond de Rothschild’, ‘Premier(s) Pas’ est un tremplin à destination de danseurs venus d’horizons multiples, il leur donne les moyens de réussir la carrière que leur talent appelle. J’ai été profondément touché par l’histoire de l’un de mes meilleurs danseurs qui était au RSA faute de trouver un travail. Aujourd’hui en France, il n’y a presque plus de budgets alloués à l’art chorégraphique. Combien d’histoires similaires, de ‘gâchis’ de carrières ? A cette réalité économique, il existe aussi un autre écueil auquel se heurte certains talents : nombre d’écoles de références excluent des danseurs sur le seul motif qu’ils sont issus de la culture Hip-Hop, qu’ils n’ont pas suivi de formation de danse classique… La discrimination va parfois plus loin car des profils sont écartés pour leurs physiques. Cette logique de pensée a eu pour conséquences d’appauvrir l’écosystème chorégraphique.
Il est donc important de comprendre dans quel contexte le programme ‘Premier(s) Pas’ a pris racine. Pour cette saison de lancement, nous avons reçu 720 candidatures et avons sélectionné 10 danseurs auxquels nous allons redonner un statut, des outils. Ils prendront part à une création artistique imaginée par mon épouse et chorégraphe, Nawal Lagraa, et une seconde œuvre avec moi. Les lauréats bénéficieront par ailleurs d’une remise à niveau technique, d’un coaching en communication et en entrepreneuriat car il est vital pour les danseurs d’aujourd’hui de savoir ‘se vendre’ : c’est un accompagnement à 360 degrés. Conscientes de l’urgence à agir, les ‘Fondations Edmond de Rothschild’ nous apportent un soutien clef. Mon épouse et moi sommes fiers de nous poser en précurseurs d’un programme inédit en France, et même à l’échelon mondial. On ne s’était jamais intéressé à la question de la précarité des danseurs en lui adressant une réponse très concrète.
Créer de l’inclusion et de la solidarité comme on le fait à Annonay, à Alger, pointer du doigt le (difficile) quotidien des danseurs, c’est toute l’ambition de ‘Premier(s) Pas’.
2020 s’annonce donc encore bien remplie…
AL : Tout à fait ! Je vais prochainement me lancer dans le casting de la deuxième saison de ‘Premier(s) Pas’. Parallèlement à cette actualité, je vais mettre en scène mon premier opéra à Sarrebruck en Allemagne. Il s’agit de l’œuvre consacrée à Orphée et Eurydice. Je dirigerai un ballet de 26 danseurs, 46 musiciens et 23 choristes de l’opéra. Le thème du mythe d’Eurydice m’interpelle fortement, j’en livrerai mon interprétation lors de la première à Sarrebruck le 3 octobre 2020. Ce que je peux vous dire à ce stade est que j’ai envie de prendre le contre-pied du mythe.
Abou Lagraa – La Compagnie La Baraka
Résidence Jeanne 2-1 Chemin des Terres
07100 Annonay
Tél. : +33 9 75 19 86 90
‘Premier(s) Pas’ : la première mondiale aura lieu au ‘Festival Suresnes Cités Danse 2020‘, avec trois dates de représentation : les vendredi 31 janvier (21h), samedi 1er février (21h) et dimanche 2 février (17h) 2020.
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