Robert Calcagno, Directeur général de l’Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco, nous parle de l’engagement du rocher en faveur de la préservation des océans.
Dominique Busso : Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?
Robert Calcagno : Je suis Robert Calcagno et je suis directeur général de l’Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco depuis le 1er avril 2009. J’ai une formation à la fois en sciences, ingénierie et finance. Pendant très longtemps, j’ai été entrepreneur dans le développement des infrastructures de transport. Il s’agissait de conception générale, mais également de développement, c’est-à-dire de la mise en place du projet et du financement. Tout cela englobait des infrastructures de transports privées comme les péages, les autoroutes, les transports collectifs, ports et aéroports. J’ai travaillé en Europe et beaucoup en Asie à la fin du XXe siècle. C’était une période où l’Australie et l’Asie avaient besoin de beaucoup d’infrastructures, sans forcément disposer de beaucoup d’argent public. Nous avons donc développé le système du financement par l’usager, build-operate-transfer, et créé une société en Australie pour piloter cela. Puis, j’ai eu la chance en 2005 d’être appelé par S.A.S. le Prince Albert II, qui venait de devenir Prince Souverain de Monaco. Il a souhaité inviter quelques nouveaux collaborateurs pour travailler à ses côtés, l’aider à impulser un changement et une mobilisation, tout en assurant une grande continuité par rapport à la direction de son père, le Prince Rainier III. Je l’ai donc rejoint en 2005 et j’ai travaillé avec lui dans son cabinet personnel en tant que conseiller. J’ai ensuite été nommé Conseiller de Gouvernement – Ministre de l’Équipement, de l’Environnement et de l’Urbanisme de la Principauté jusqu’en 2009. Depuis, je travaille à l’Institut océanographique avec le Prince Albert II et les autres acteurs de la Principauté de Monaco impliqués dans l’océan – pour le conseiller, l’assister et le soutenir dans son action pour une meilleure connaissance et protection de l’océan.
D.B. : En quelle année a été créée cette fondation ?
R.C. : L’Institut océanographique a été fondé en 1906 par le Prince Albert Ier, qui était également un navigateur et s’intéressait beaucoup à la mer. Il a invité des scientifiques à travailler avec lui. Toutes les connaissances qu’il a acquises sur la mer lui ont permis de développer une vraie conscience écologique, et de se rendre compte des menaces qui pesaient sur l’océan. En 1921, il a notamment fait un discours au National Museum de Washington devant les membres de l’Académie des sciences américaines pour alerter sur les évolutions et les pressions que subissent les fonds marins. Aujourd’hui, presque 100 ans après, nous sommes toujours dans cette lignée.
D.B. : La mission de l’Institut a-t-elle évolué au cours des années ?
R.C. : Oui, effectivement. Comme tout organisme vivant, l’Institut océanographique a évolué. Il s’adapte aux besoins et à l’environnement. Le Prince Albert Ier a créé l’Institut pour qu’il y ait un centre de recherche et d’enseignement universitaire sur l’océanographie. À l’époque, l’Institut jouait déjà ce rôle de médiation, et de vulgarisation. Le Prince a souhaité construire un établissement comme le Musée océanographique de Monaco pour accueillir des visiteurs et expliquer à la « grande foule » ce qu’était l’océan. Grâce à son impulsion, on le qualifie souvent d’être l’un des créateurs de l’océanographie moderne. Des universités et centres de recherche océanographiques ont ensuite été créés. Aujourd’hui, on ne peut que se réjouir de l’existence de l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (Ifremer), des trois stations marines du CNRS et de l’Université Paris Sorbonne et des actions de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) qui sont des centres de recherche remarquables sur l’océanographie. Les universités françaises, en particulier la Sorbonne, Pierre-et-Marie-Curie et Montpellier, sont également très renommées pour l’enseignement. Nous nous positionnons donc plutôt aujourd’hui en tant que médiateur entre le politique, le scientifique et le grand public. Trop souvent, ces trois univers travaillent séparément. La science se préoccupe peu des impacts politiques, le décideur politique n’a pas un contact facile avec les scientifiques et le public ignore certains sujets. Nous essayons d’assurer cette cohésion. Pour cela, nous disposons d’une légitimité historique et de compétences. Le Musée océanographique accueille 650 000 visiteurs par an et la Maison des Océans à Paris (ndlr : le second établissement de l’Institut océanographique) accueille des rencontres et colloques très fréquemment. Aujourd’hui, Son Altesse Sérénissime le Prince Albert II joue également un rôle majeur par son implication et sa personnalité. Le chef d’État a repris le flambeau du Prince Albert Ier pour convaincre le plus grand nombre de la richesse et de la fragilité des océans, mais également de la nécessité de réconcilier l’Homme et la mer. Son statut de chef d’État lui permet d’ouvrir les portes des plus grands de ce monde, en reconnaissant toujours qu’il est le chef d’une toute petite Principauté qui fait 2km2. Bien entendu, la position n’est pas d’imposer quoi que ce soit à quiconque mais de convaincre et rassembler avec beaucoup de conviction et d’empathie, et d’avoir un rôle fédérateur. Notre souhait est de rassembler et mobiliser dans un élan commun tous les acteurs qui s’impliquent, à différents niveaux, pour l’océan.
D.B. : Les instituts français de formation et la Principauté sont très liés ?
R.C. : Bien sûr. La France et Monaco ont depuis de très nombreuses années une communauté de destin. Ces deux Etats indépendants et séparés travaillent souvent ensemble. Il est clair que la France est notre premier partenaire. La position et la petite taille de la Principauté sont presque un atout car Monaco n’a pas d’intérêt économique à défendre, nous ne faisons d’ombre à personne sur le plan économique, mais nous sommes agiles. Nous sommes une équipe resserrée d’une demi-douzaine de responsables autour du Prince à s’occuper des problématiques en lien avec l’océan. Le Prince Souverain s’implique au quotidien. Nous pouvons aller très vite et nous avons une posture empreinte d’une certaine humilité et d’un réalisme sur la taille et le pouvoir quantitatif de Monaco.
D.B. : La remise des Grandes Médailles Albert Ier a eu lieu le 12 octobre. Quand a été créée cette cérémonie et dans quel but ?
R.C. : La Grande Médaille Albert Ier a été créée en 1948, pour célébrer le centenaire de la naissance du Prince. Le conseil d’administration de l’Institut océanographique s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de prix Nobel pour l’océanographie. Cette distinction avait donc pour but de mettre à l’honneur les plus grands scientifiques qui travaillent pour l’océan. En 2014, S.A.S. le Prince Albert II a souhaité créer une nouvelle section dédiée à la médiation, mettant alors en lumière l’engagement d’hommes et de femmes de la vie publique qui portent haut la voix de l’océan. Parmi les lauréats, nous comptons Sandra Bessudo, qui a créé la fondation Malpelo, Leonardo DiCaprio ou encore Erik Orsenna. Cette année, c’est Dame Ellen MacArthur qui vient d’être récompensée. Elle a quitté la course au large pour s’engager dans la promotion de l’économie circulaire et c’est un véritable combat. La Fondation Ellen MacArthur est aujourd’hui reconnue comme un pivot en matière d’économie circulaire, un sujet central pour l’avenir des océans.
D.B. : Quelles sont les menaces auxquelles l’océan doit faire face aujourd’hui ?
R.C. : L’océan est exposé à deux menaces : la surexploitation (surpêche notamment) et la pollution. Il est le réceptacle de toutes les pollutions qui viennent de la terre et cheminent par le vent ou les cours d’eau. Ces deux grandes menaces existent car l’économie de l’homme est linéaire. Les entreprises prélèvent des ressources dans la nature, créent leurs produits qui sont utilisés et vite jetés. Les ressources deviennent rapidement des déchets et polluent l’environnement. C’est ce que l’on appelle une économie linéaire. Ce processus a été développé de façon très brillante, pointue et efficiente au XIXe et au XXe siècle, en oubliant que les ressources prélevées au début du processus sont, inéluctablement, rejetées en fin de cycle. Les océans se situent à la fois au début et à la fin. Notre combat commun avec Ellen MacArthur est de promouvoir le développement d’une économie circulaire, et nous partageons ensemble une même expérience. Lorsqu’elle fait le tour du monde en solitaire sur son voilier, elle consomme des ressources, du gasoil à la nourriture, et produit des déchets. Elle n’emporte avec elle que le minimum vital, sa consommation est donc limitée et réfléchie. Chaque jour, elle peut très précisément quantifier les ressources utilisées et celles qui restent. Elle réalise alors et de manière très concrète, très tangible, la notion de « ressource limitée ». Un peu comme pour un aquarium, nous essayons de maintenir en vie un fragment d’écosystème marin dans un petit volume isolé : nous devons lui apporter toutes les ressources nécessaires (eau, oxygène, nourriture, lumière…). Garder ce petit monde en vie exige un respect et une attention permanente envers le vivant et une vigilance technique particulière. Cette façon de gérer un aquarium, qui est un « petit monde fini » en soi, nous fait réaliser que la Terre est une sorte d’aquarium géant, dont il faut assurer le maintien opérationnel, pour y vivre pendant encore très longtemps. Mais si nous continuons à développer une économie linéaire, à prendre des ressources et à produire des déchets, il n’y aura personne pour nous alimenter de l’extérieur !
D.B. : Pensez-vous qu’il sera facile de convaincre les grands groupes de passer d’une économie linaire à une économie circulaire ?
R.C. : Je ne pense pas, car c’est tout un système bâti de façon cohérente qu’il faut faire évoluer, mais ces grands groupes ne sont pas bêtes. Je pense qu’aujourd’hui, à partir d’un certain niveau, un patron a une certaine vertu et il doit se rendre compte de tout ça par lui-même. Les grands groupes réaliseront que ce mode de fonctionnement n’est pas viable. Un jour ou l’autre, dans quelques années, l’usage totalement irréfléchi et inconsidéré du plastique, par exemple, s’arrêtera, car les individus et les gouvernements ne laisseront plus agir de cette manière. Les grands groupes ont tout intérêt à choisir une direction qu’ils pourront développer pendant de nombreuses années, donc une direction plutôt vertueuse et durable. Nous voyons aujourd’hui le succès des fonds d’investissements dans l’économie durable. Nous pouvons imaginer que vous et moi préférons investir dans ce secteur car il est plus vertueux, mais aussi parce qu’il sera, sur le long terme, beaucoup plus porteur. Aujourd’hui, les sacs plastiques à usage unique sont interdits. A l’horizon 2020, de nombreux autres objets le seront aussi, comme les couverts jetables. Une petite entreprise qui ne fabrique que cela et qui n’a pas anticipé cette évolution peut se retrouver dans une impasse. Une action conjuguée doit être faite avec des groupes responsables et qui ressentent la pression des clients et des gouvernements. Je crois que ce triptyque doit continuer à fonctionner. Tout ne peut pas se faire uniquement par imposition fiscale ou réglementaire, même si elle doit également exister.
D.B. : Selon vous, l’économie linéaire va-t-elle totalement disparaître ? Et si c’est le cas, combien de temps cela prendrait-il ?
R.C. : Les économies linéaires et circulaires ne sont que des concepts. Même une économie circulaire aura toujours besoin de ressources et produira toujours des déchets. Il n’y a pas de solution miracle. Par contre, en tenant systématiquement compte des questions d’écoconception, de limitation d’usage de ressources, de capacité de recyclage dans le processus de développement économique, je pense que cela peut aller très vite. J’espère que dans une dizaine d’années, ces considérations seront devenues incontournables dans nos schémas économiques. Aujourd’hui, l’économie maritime est beaucoup moins développée que l’économie terrestre. Je forme le vœu que nous arrivions à faire un « saut quantique », un changement d’état quasi instantané pour arriver directement à cette notion d’économie circulaire appliquée aux océans, pour les exploiter raisonnablement et durablement, pour servir l’humanité.
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