Du tourisme médical à l’industrie du divertissement, l’entrepreneur albanais Dritan Gremi souhaite ouvrir une nouvelle ère dans le monde de la téléréalité. Exit les villas en bord de mer à Miami et les Bimbos castées pour jouer des scénarios déjà vu, et place à des baraquements réels hérités de l’époque communiste. Le but ? Sensibiliser la jeune génération au tourisme mémoriel sur fond de prise de conscience et de responsabilisation. Rencontre avec un self-made man au chevet d’une époque en perte de repères.
Vous développez la première téléréalité basée sur le « tourisme mémoriel communiste » dans votre pays, quels sont vos objectifs précis ? Concrètement, comment fonctionnera cette émission ?
Dritan Gremi : Se souvenir, pour ne jamais oublier. L’objectif principal est de sensibiliser les jeunes générations à notre Histoire récente face à la tentation extrémiste à laquelle nous assistons un peu partout sur le continent, et au-delà. L’Albanie avait l’un des systèmes communistes les plus impitoyables d’Europe de l’Est, avec son passé le pays est ainsi considéré aujourd’hui comme un musée à ciel ouvert. La conceptualisation du projet a été finalisée, nous avons identifié plusieurs sites appropriés pour ce format, à l’instar de l’Ile de Sazan comme option. Un lieu qui accueillait jadis une base militaire, où l’entrée était interdite. L’île est restée intacte et on y trouve encore les anciennes résidences des soldats, les casernes et les stigmates de cette histoire.
Semblable à un Koh Lanta ou un Isola dei Famosi (La Ferme célébrités), mais à l’esprit totalement différent, notre émission transportera les candidats à une autre époque durant laquelle ils deviendront les protagonistes. Les téléspectateurs découvriront de près ce que signifie réellement de vivre sous le joug dictactorial, le communisme ayant souvent été idéalisé à tort.
Dans le détail, les candidats vivront dans des maisons modestement meublées, presque identiques, dépourvues d’appareils essentiels comme les réfrigérateurs, les machines à laver ou les douches. Des habitations vides où l’on distribuera des cartes de rationnement pour la nourriture, suivie de la nécessité de faire la queue dès cinq heures du matin pour acheter 1 litre de lait, sous peine que le quota ne s’épuise arrivé à sept heures du matin ! Dans ce décor réaliste, on trouvera également des antennes cachées permettant de capter les chaînes de télévision italiennes, et si quelqu’un était remarqué ou soupçonné d’espionnage, il irait en prison.
Des bunkers seront cachés comme des champignons dans chaque quartier, et rythmeront le quotidien des citoyens avec leurs sirènes et exercices militaires en vue de se préparer à se défendre contre un ennemi imaginaire. Sans oublier l’appareil sécuritaire de l’État à l’affût de la moindre parole – explicite ou implicite – jugée contraire à la ligne idéologique. Comment les participants vont-ils s’adapter à ce régime autoritaire ? Seront-ils capables de « survivre » aux conditions, à l’environnement et à tout le reste ? Il n’y aura pas de frontières géographiques pour prendre part à cette téléréalité, un Français, un Canadien ou un Turc pourra candidater sans restriction.
En confrontant des candidats de tous pays aux conditions de vie difficiles semblables à l’ère communiste, quels débats voulez-vous déclencher ?
Premièrement, illustrer que le monde dans lequel nous vivons et les conditions dans lesquelles nous évoluons, ne sont pas aussi désastreuses que nous le percevons souvent. Deuxièmement, nous visons à éclairer les jeunes sur la réalité et le vécu de nos aïeux, en soulignant la nécessité de protéger à tout prix le monde dans lequel nous vivons, alors que le danger menace à proximité et peut sans prévenir atteindre nos frontières, nos existences paisibles. Nous devons tous contribuer à la paix, en veillant à ce que les guerres ou les dictateurs ne menacent pas les vies que nous avons laborieusement bâties. Il est impératif de sauvegarder la paix, de résister au totalitarisme et de combattre toutes les formes de dictature.
Cette approche peut être applicable non seulement en Albanie, mais aussi dans des pays comme l’Allemagne, l’Italie ou la France, en réponse aux extrêmes dont certaines figurent sont idolâtrées. De partout, les théâtres de guerre se multiplient, en Ukraine, au Proche-Orient… Il y a comme un sentiment de poudrière.
Peut-on parler de responsabilités de nombreuses chaînes qui abreuvent les téléspectateurs de programmes légers, égocentrés et prônant le culte de l’apparence et du matérialisme ?
En effet, la télévision a bouleversé l’équilibre dans l’éducation aux valeurs et perpétué les stéréotypes selon lesquels les individus ont un temps de cerveau uniquement prêt à ingurgiter ce genre de programmation. Ces dernières années, nous avons vu la promotion et l’avènement d’émissions de téléréalité comme Big Brother, The Bachelor, The Real Housewives, Secret Story…sur les chaînes, des formats qui n’ont fait que déformer la réalité. Ils créent un monde faux, incitant le public à rêver de modes de vie inaccessibles, superficiels. Par conséquent, les gens perdent leur motivation pour travailler ou se développer, et aspirent plutôt à imiter des personnages qui amassent des fortunes en se conformant aux règles édictées par un jeu.
Alors, qu’il convient de s’investir énergiquement pour concrétiser ses objectifs et matérialiser jusqu’à ses rêves ; l’épanouissement personnel, professionnel et sociétal est la portée de tous. J’en suis le pur produit !
Quid des réseaux sociaux dans l’aggravation de cette quête à la facilité ?
Du poste de télévision à la sphère numérique, des personnalités du petit écran aux blogueurs, ce phénomène s’est juste étendu à d’autres plateformes. Les réseaux sociaux ne sont rien de moins qu’un mécanisme qui diffuse et propage de manière virale des idées, des concepts ou des tendances. Tout dépend de ce que nous promouvons et les modèles que nous choisissons d’imiter. Pour inverser cette tendance ou l’orienter en faveur de valeurs nobles, il doit y avoir un pacte social pour comprendre et déterminer collectivement les principes que nous devons défendre, et la direction que nous souhaitons suivre pour façonner notre société.
Les « boomers » vs les « digital natif », est-ce devenu deux mondes parallèles ?
Le fossé des générations a toujours été présent et les relations parents-enfants ont continuellement évolué en raison des disparités d’âge et de la progression de chaque époque. Chaque période apporte ses propres changements, les jeunes les adoptant souvent plus facilement, tandis que les générations plus âgées ont tendance à maintenir une position plus conservatrice. Cependant, je ne crois pas que ce soit une raison pour le considérer ou parler de deux mondes parallèles.
Avec votre concept d’émission, vous allez donc toucher à l’Histoire, au patrimoine de votre pays et – peut-être ouvrir – certaines blessures ; avez-vous le soutien des instances politiques albanaises ?
Je ne crois pas que certaines blessures guérissent simplement en les ignorant ou en s’abstenant d’en parler. Au contraire, affronter ces problèmes de front pourrait grandement nous aider à aller de l’avant ; sinon, le risque de répéter le passé et de régresser serait réel. C’est précisément pour cette raison que le tourisme de mémoire répond à un objectif essentiel : se souvenir et reconnaître afin de ne pas oublier, en veillant à ce que l’Histoire ne se répète pas. Notre grande chance réside dans le fait que nous vivons aujourd’hui dans un monde libre, où nous avons la liberté de créer, d’agir et de poursuivre les initiatives que nous souhaitons.
Il convient aussi de souligner que finalement, aucun bouleversement n’ait jamais émané uniquement des États, mais, au contraire, cela a souvent commencé avec des individus ou des groupes spécifiques de personnes qui ont ensuite été soutenus par les États et les institutions…
Des chaînes de télévision allemandes, italiennes, suisses ont montré leur intérêt pour ce nouveau programme, êtes-vous en contact avec des diffuseurs français ?
Ma vision consiste à créer un format unique adapté aux spécificités de chaque pays, culminant par une saison spéciale où se retrouveraient des représentants de divers États. Ce qui est vraiment remarquable, c’est la fusion des cultures et des nationalités en un seul concept cohérent. Comme mentionné précédemment, ce projet transcende les frontières de l’Albanie, car de nombreux pays du monde entier possèdent une histoire riche qui attend d’être partagée. Un format qui unit les participants tout en honorant leurs contextes historiques individuels suscitera sans aucun doute une prise de conscience et un engagement à l’échelle mondiale.
Notre monde s’étend bien au-delà de notre environnement immédiat qu’est l’Europe, longtemps épicentre du monde. Aujourd’hui, notre maison collective englobe la planète entière et notre aspiration est que la paix y règne. Dans ce dessein, je serai donc bien sûr intéressé d’échanger avec de potentiels producteurs et diffuseurs français.
Par ailleurs, l’Ile de Sazan intéresse également un certain Jared Kushner, gendre de l’ex-président des Etats-Unis, Donald Trump pour d’autres projets immobiliers.
Vous êtes un entrepreneur très atypique qui soigne autant le bien-être de ses collaborateurs que de ses clients. Vous avez mis en place la semaine des 32 heures sans que cela n’impacte négativement votre business…Comment concilier performance avec qualité de vie au travail ?
Actuellement, à la Gremi Clinic, nous travaillons 32 heures et avons deux jours et demi de repos par semaine, ce qui est un record en Europe. À ce stade, nous avons dépassé les Pays-Bas, qui étaient champions d’Europe avec 32,4 heures de travail par semaine. Je crois aussi que le bonheur est contagieux, il se propage et se transmet entre les gens. Ainsi, des employés épanouis rendront les autres heureux à leur tour. Les individus malheureux ne peuvent pas générer un cercle vertueux autour d’eux. Je crois que la mission de chaque entrepreneur est de créer des emplois, des richesses tandis que les politiques publiques assurent la sécurité, la stabilité et contribuent à la qualité de vie.
Conformément à cette philosophie, mon objectif est de passer à un horaire de trois jours de congé par semaine et seulement quatre jours de travail. Ce sera sans aucun doute notre plus grand défi dans les années à venir. D’ailleurs, en mars de cette année, nous sommes retournés au Salon International du Tourisme « ITB Berlin », puis au « Salon Mondial du Tourisme » à Paris, en introduisant une nouveauté absolue : « Le Tourisme du Bonheur ».
J’ai toujours affirmé qu’être entrepreneur s’accompagnait d’une responsabilité sociétale. Je suis connecté à mon temps et je réalise que les gens ne sont plus prédisposés à travailler de longues heures. Ils recherchent un meilleur équilibre de vie. De cette balance, la productivité ne pourra qu’augmenter, puisqu’au final un collaborateur heureux et épanoui, s’impliquera davantage. Donc, oui, nous nous dirigeons vers une ère de bonheur et je crois que ce sera le défi futur des entreprises : leur capacité à assurer l’épanouissement de leurs salariés. Les entrepreneurs et autres cadres dirigeants doivent comprendre que cet un enjeu aujourd’hui.
D’autre part, notre pays, l’Albanie, connaît un exode massif de jeunes et de main-d’œuvre qui quittent le pays et émigrent principalement vers l’UE et les États-Unis. S’il existe un moyen de retenir les jeunes dans le pays et de freiner l’émigration, c’est bien en améliorant leur traitement, non seulement en termes de salaires mais aussi en termes de conditions de travail.
Nous serons tous jugés un jour, et on se souviendra de nous non pas pour la richesse que nous avons accumulée et mise de côté, mais pour ce que nous avons construit et laissé derrière nous.
À lire également : « Edi Rama, Premier Ministre De L’Albanie : « Parmi Nos Ambitions, Devenir Une Start-Up Nation »
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