Quand on leur parle de choc pétrolier, la plupart des gens se représentent une baisse majeure de l’approvisionnement en pétrole due à quelque événement politique créant une pénurie, résultant alors en des files d’attentes à la pompe à essence, une ruée vers les réserves, et une envolée des prix. De tels événements ne se sont pas vraiment produits depuis 1979, ce qui a donné lieu à une certaine complaisance. Comme les récentes attaques de pétroliers dans le Golfe Persique ont entraîné une légère baisse des prix du pétrole, beaucoup ont évoqué la guerre des pétroliers entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980, qui n’avait eu aucun effet notable sur les prix en tant que tels.
Mais c’est après la révolution iranienne de 1979 qu’un véritable choc pétrolier eut lieu, impliquant non seulement une hausse considérable des prix, mais aussi un grand bouleversement dans les structures de l’industrie pétrolière. En deux ans, les prix n’avaient pas seulement triplé, mais le rôle dominant du cartel des Sept Sœurs (BP, Chevron, Exxon, Gulf, Mobil, Shell et Texaco) fut aussi considérablement diminué. La plupart des exportateurs se chargèrent de vendre leur propre pétrole, et de nombreux gouvernements de pays consommateurs commencèrent à se fournir directement auprès de compagnies pétrolières appartenant à l’État.
Dans tout cela, l’élément négligé a été le rôle de l’accumulation : du début avril à la fin septembre 1979, les stocks de l’OCDE sont montés à 500 millions de barils, l’augmentation la plus rapide de l’histoire. Tout ceci malgré le fait que, en avril 1979, l’approvisionnement était revenu à la normale : la production iranienne avait été partiellement restaurée et d’autres pays, notamment l’Arabie Saoudite, avaient comblé le manque. La conséquence est que, pendant six mois ou plus, plus de 3 millions de barils par jour étaient retirés du marché et placés en entrepôt ; sans ça, les prix n’auraient pas autant grimpé (à titre d’exemple, la guerre du Golfe de 1990 avait connu une augmentation de 50 %, contre les 300 % en 1979/80).
Le fait qu’il n’y ait pas eu de constitution de stocks similaire depuis est en partie dû à un marché beaucoup plus flexible. Bien qu’il n’existe pas d’estimations précises, près d’un tiers du commerce mondial du pétrole s’effectue sur le marché au comptant plutôt que dans le cadre de contrats à long terme. Dans les années 1970, la part de pétrole vendue sur le marché au comptant était petite, aux alentours des 5 % ; et durant le deuxième choc pétrolier, le pétrole au comptant s’était asséché en raison de l’incertitude ayant poussé les vendeurs à conserver tous leurs stocks. Pendant la guerre du Golfe en 1990, les acheteurs ayant perdu en approvisionnement purent tout au plus ramasser les barils du marché au comptant.
L’incertitude est une des principales raisons de l’accumulation des stocks de pétrole, et, en tant que comportement rationnel, elle est effectivement difficile à réguler. Si des personnes se trouvent sur un canot de sauvetage avec un stock limité de nourriture et qu’elles ne savent pas quand elles seront secourues, elles rationnent alors leur nourriture ou ne la partagent pas. De la même façon, une raffinerie de pétrole se retrouvant sans approvisionnement stable, ou recevant du pétrole d’une source peu fiable (voyez la situation libyenne actuelle), aura tendance à en garder plus dans son stock, de manière à faire face aux fluctuations de l’approvisionnement.
Une attaque occasionnelle de navire pétrolier aura peu de chances de faire bouger les prix, tandis que des attaques majeures sur des champs pétroliers pourraient naturellement les faire grimper. Mais dans le même temps, même un faible degré de violence dont la durée et l’intensité sont incertaines pourrait justifier que tous les niveaux de l’industrie pétrolière tentent de conserver un maximum de barils. Sans une capacité de réserve suffisante, la demande exercerait une pression constante sur le prix. De même, si les producteurs tels que l’Arabie Saoudite sont réticents à produire des barils dont ils savent qu’ils seront destinés au stockage, comme en 1979, alors les prix monteront en flèche.
Le rôle beaucoup plus important des sociétés pétrolières nationales en tant qu’importateurs et producteurs étrangers est l’élément imprévisible de la situation actuelle. En 1980, les importations de pétrole en Chine et en Inde représentaient moins de 1 % du pétrole commercialisé, tandis que les importations américaines avoisinaient les 20 % ; à présent, la Chine et l’Inde importent un quart du pétrole mondial, alors que la part des États-Unis se situe sous la barre des 10 %. Puisque les importations chinoises comme indiennes sont largement contrôlées par des entreprises publiques, on peut supposer que celles-ci seront susceptibles de conserver tout leur stock dans le cas d’une crise majeure, plutôt que d’équilibrer le marché comme l’avaient fait les sociétés pétrolières internationales (pour la plupart) en 1973 et 1979. Il faut se rappeler que bon nombre de gouvernements en 1979, y compris le gouvernement américain, avaient encouragé les compagnies pétrolières à maximiser l’approvisionnement de leurs citoyens, au mépris des accords prévoyant le partage du pétrole avec les nations alliées en période de crise.
En outre, les entreprises chinoises produisent actuellement près de 2 millions de barils par jour à l’étranger. Une partie de cette production pourrait être vendue sur le marché au comptant, ou bien troquée pour profiter d’opportunités d’arbitrage ; mais dans le cas d’un autre choc pétrolier, le gouvernement semble prêt à décourager ses entreprises de mettre une seule goutte de pétrole sur le marché.
En fin de compte, il existe toujours un risque que l’accumulation crée (ou réponde à) une panique et produise ainsi des prix bien au-dessus de ce que l’équilibre du marché pourrait justifier en temps de crise, et il n’est pas certain que les gouvernements importateurs déploieraient leurs réserves stratégiques de manière efficace le cas échéant (ils ne l’ont d’ailleurs jamais fait par le passé). Jusqu’à encore récemment, les discussions politiques sur le sujet se terminaient généralement de manière peu concluante, d’autant plus que la présence de sociétés pétrolières nationales importatrices était encore mineure. Aujourd’hui, il est peut-être temps de revisiter la question.
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