« Préférer l’endettement à la faillite ». Entendre de la bouche du ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, l’expression d’un tel choix de circonstance fait plaisir. Cette capacité du gouvernement français à prioriser « la peste des déficits » sur « le choléra des défaillances et des pertes d’emplois » n’a pour l’heure pas connu les mêmes prolongements à l’échelle européenne. Hélas.
Car si jeudi 23 avril, les vingt-sept pays de l’Union européenne se sont bien entendus sur la nécessité d’un plan de relance lors de leur visioconférence, ils n’en ont acté ni le montant ni les modalités.
Alors qu’un peu partout sur le continent, le feu économique allumé par le covid-19 s’est propagé à une vitesse inouïe – au point de faire craindre une contraction du PIB européen de l’ordre de -15% cette année – et que chaque heure compte pour éteindre l’incendie, l’incapacité des chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE à dépasser leurs divergences est criante et même choquante.
Pour venir en aide aux régions et secteurs d’activité les plus sinistrés dans le cadre d’un plan de relance communautaire qui pourrait atteindre 1 000 milliards d’euros, il y avait pourtant un principe simple et très opérant à décider : la mutualisation des dettes au niveau européen.
Face au coronavirus, chacun a bien compris que les pays les plus fragilisés et en risque de défaut comme l’Italie et l’Espagne ne peuvent s’offrir le luxe de faire financer leur surcroît de dette nationale par les marchés.
Il n’est donc guère d’autre choix responsable que celui d’élaborer un mécanisme financier solidaire permettant aux pays du Sud d’emprunter à des conditions plus avantageuses que celle passant par une émission supplémentaire de dette au niveau de chaque Etat.
Deux solutions existent pour ce faire. La première consiste à faire bénéficier ces pays d’un emprunt émis directement au nom des institutions européennes par la Commission avec les conditions avantageuses autorisées par son triple A. Problème : les pays du nord, emmenés par l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède ne veulent pas entendre parler de ce mécanisme solidaire, de peur de mettre le doigt dans l’engrenage d’un système susceptible de les amener par la suite à apporter leur garantie financière aux Etats européens moins fortunés à chaque fois que ceux-ci seraient menacés de défaut.
Inutile de dire qu’une solution encore plus audacieuse que celle des « coronabonds », bien que moins coûteuse, en principe, n’a même pas fait l’objet de l’examen sérieux qu’une telle proposition aurait mérité. De quoi s’agissait-il ? Le gouvernement espagnol avait proposé quelques jours auparavant de financer le futur fonds de relance européen par un mécanisme d’émission dit de « dette perpétuelle ». Une idée également soutenue par l’Italie, et dans une moindre mesure par la France, et qui avait également reçu l’approbation de plusieurs personnalités éminentes du monde de la finance, parmi lesquelles le milliardaire américain Georges Soros, l’ancien candidat à la présidence de la Commission européenne, le belge Guy Verhofstadt, et même chez nous le très influent Alain Minc.
Dans une Europe du Nord propice à donner des leçons à ses homologues du Sud plutôt qu’à affirmer sa solidarité dans les circonstances dramatiques que nous connaissons, la dette perpétuelle représente ce que le diable incarne pour les croyants de toutes les religions : le mal absolu.
Après la « monnaie hélicoptère » fréquemment évoquée au cours des dernières semaines et dont une variante a été mise en œuvre par l’administration américaine, la dette perpétuelle est la nouvelle idée apparemment iconoclaste qui émerge dans le débat économique des derniers jours à la faveur de la proposition espagnole. Son principe est simple et beaucoup plus ancien qu’on l’imagine : l’investisseur verse le capital demandé au débiteur et celui-ci ne s’acquitte annuellement que d’un intérêt calculé sur le capital, sans que la date de remboursement de ce capital ne soit indiquée.
Dans l’hypothèse que nous privilégions ici et qui consiste à alimenter avec cet emprunt le fonds de relance européen, c’est la Commission européenne qui émettrait la dette au nom de l’UE, avec la garantie – compte tenu de la force financière du bloc européen – de pouvoir disposer de taux bas. George Soros estime que le taux d’intérêt payé par l’UE pourrait ne pas dépasser 0,5%, soit environ 5 milliards d’euros à payer par an pour une levée de fonds équivalente à 1 000 milliards d’euros.
Une pratique qui, contrairement à la « monnaie hélicoptère », inventée par Milton Friedman à la fin des années 1960, date pour sa part de plusieurs siècles !
Notre pays dispose d’ailleurs d’une expérience historique en la matière puisque c’est en 1522 que, pour financer la monarchie, apparaissent les premières obligations perpétuelles, émises par la municipalité parisienne pour le compte du roi. Plus tard, la dette perpétuelle connaîtra son apogée au XIXème siècle, avec l’habitude prise par la bourgeoisie de l’époque – décrite par Balzac dans ses romans – de placer son capital en rentes à 5% et de mesurer sa fortune ainsi acquise aux rentes annuelles versées par l’Etat.
L’idée est géniale. Mais son coût pour l’Etat va bientôt amener ce dernier à diminuer les intérêts versés, réduisant d’autant les gains pour les rentiers, puis à opter progressivement après la 1ère Guerre Mondiale pour des émissions de dettes dites « amortissables », c’est-à-dire où le capital est remboursé.
La dernière rente française a été supprimée en 1982. Mais plusieurs pays pratiquent encore de manière inégale la dette perpétuelle, comme le Royaume-Uni, l’Inde, la Chine et même l’Australie. En juin 2018, Athènes s’est vue également octroyée un délai de 10 ans pour commencer à rembourser le capital de sa dette, soit en 2032, au lieu de 2022, avec le devoir de rembourser seulement les intérêts dans l’intervalle.
A l’ère contemporaine, il est évidemment devenu difficile de généraliser le retour à la dette perpétuelle, qui supposerait que les investisseurs acceptent en masse de se positionner sur les emprunts à 50 ou 100 ans. Un pari risqué quand on sait par exemple que le Royaume-Uni, qui y avait recouru en 1927 pour financer l’après-guerre, n’a remboursé le capital de sa dette correspondante qu’en 2015 !
Un produit qui semble donc difficilement adapté aujourd’hui pour les Etats qui empruntent beaucoup. Mais avec une dette perpétuelle contractée directement par la Commission ou – variante possible – par la Banque Centrale Européenne (BCE) qui pourrait en prendre une partie sur son bilan, la question de son émission ne peut être éludée avec la nécessité de ne pas retarder la relance budgétaire actuelle.
L’aversion de nos concitoyens à la dette, dans les présentes circonstances, n’est d’ailleurs plus un obstacle car elle a nettement reculé. Les Français sont désormais deux fois moins nombreux (39%) à souhaiter une baisse du déficit public. Le fétichisme budgétaire – autour de la règle imposée par le traité de Maastricht de 3% du PIB pour le déficit public – a du plomb dans l’aile.
Dès les prochaines semaines, l’Union européenne est attendue sur sa capacité à entamer une vraie révolution culturelle au risque, sinon, de renforcer encore un peu plus le populisme sur le vieux continent et d’accroître la défiance à son endroit au motif triple de son inefficacité, de son manque de coordination et de l’absence de mécanismes solidaires activables en période de secousses aiguës.
Il appartient donc à la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, de faire la démonstration le plus rapidement possible de sa capacité d’ici le 6 mai prochain – date à laquelle elle devra présenter de nouvelles propositions d’élaboration du plan de relance – à formuler un projet innovant. Un défi qui devra aussi déboucher sur une libération des enveloppes financières prochainement arrêtées d’ici le début de l’été, si on veut qu’elle intervienne à temps pour favoriser la reprise de l’économie européenne.
Pour l’UE, ne vaudrait-il pas mieux – à tout prendre – contracter une dette perpétuelle que subir une condamnation citoyenne à perpétuité pour inefficacité récurrente ? Comme l’écrivait Nicolas Sarkozy il y a peu : le pire risque dans la crise actuelle, c’est de n’en prendre aucun.
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