L’observation attentive de l’économie française permet d’apporter un éclairage sur le développement rapide des troubles sociaux observés depuis le mois de novembre. La question posée en novembre a été celle du pouvoir d’achat. Au démarrage de la crise, ce pouvoir d’achat n’a pas été très affecté par cette crise en raison des effets forts des stabilisateurs automatiques, ces mécanismes qui permettent par des effets de redistribution de lisser l’impact d’un choc dans le temps. Cette dynamique avait plutôt bien fonctionné par le passé, permettant de réduire les fluctuations du PIB lors des phases de recul de l’activité. C’est l’un des aspects importants du modèle redistributif français.
Avec le prolongement d’une situation macroéconomique moins robuste que par le passé, l’économie s’est adaptée. Trois changements majeurs peuvent permettre de comprendre les difficultés sociales dans lesquelles l’économie française semble embourbée.
La première difficulté est que la croissance tendancielle de l’économie française est désormais plus lente que celle connue avant la crise de 2008/2009. Cela n’est pas sans conséquence sur l’allure du pouvoir d’achat.
On peut appréhender ce phénomène à travers un graphe qui résume l’allure du pouvoir d’achat d’un côté (demande) et les données de productivité de l’autre (offre).
En violet est présentée l’évolution du pouvoir d’achat par unité de consommation et en bleu la productivité (PIB par heure travaillée).
On note le parallèle des deux indicateurs avant la crise de 2007 puis la divergence qui dure jusqu’en 2012/2013 avant qu’une convergence s’opère mais avec un taux de progression tendancielle plus réduit que celui qu’il y avait avant la crise. Dans une situation normale, ces deux indicateurs doivent avoir des allures semblables. On ne peut pas imaginer une divergence durable (les salaires ne peuvent être dissociés de la création de revenu via le processus productif).
Les stabilisateurs automatiques ont été efficaces, c’est ce que l’on a vu jusqu’en 2011/2012. Le pouvoir d’achat avait été maintenu. Cela aurait continué si la croissance, mesurée par l’indicateur d’offre, était revenue sur sa tendance d’avant crise. Cela n’a pas été le cas, la productivité progresse désormais moins rapidement. Le pouvoir d’achat s’est ajusté sur l’allure de la productivité. La convergence des deux indices s’est traduite par de terribles ajustements fiscaux en 2012/2013.
La croissance de l’activité est désormais plus réduite en tendance qu’avant la crise (1.3% vs 2% pour le PIB et la productivité est passée d’une croissance de 1.1% en moyenne annuelle à 0.7% depuis 2014). Le modèle de la redistribution est probablement à redessiner afin de prendre en compte cette rupture.
La deuxième difficulté vient de ce que l’endettement des ménages continue de progresser à vive allure.
On observe qu’au deuxième trimestre de 2018, le taux d’endettement est proche de 93.9% du revenu disponible. Cela traduit un fort endettement sur l’immobilier (77%) reflétant aussi le prix élevé de l’immobilier en France.
Mais les crédits à la consommation sont repartis à la hausse comme le montre le troisième graphe. Cet endettement est passé ainsi de 11.9% du revenu disponible au plus bas en 2014 à 13.1% au deuxième trimestre 2018. L’accélération est rapide, compensant probablement la hausse insuffisante des revenus.
Cette problématique de l’endettement comme substitut à un revenu insuffisant avait déjà été posée avant la crise de 2008. La hausse des revenus n’était pas alors perçue comme suffisante pour satisfaire aux besoins de consommation des ménages. Cette mécanique a déjà été constatée dans d’autres pays.
La hausse des crédits à la consommation fait implicitement l’hypothèse que les revenus augmenteront dans le futur permettant ainsi de réduire la contrainte de liquidité. Au regard, cependant de l’allure attendue du PIB, question évoquée plus haut, ces attentes sont peut-être excessives.
La contrainte de revenu est réduite lorsqu’il y a la possibilité de s’endetter à court terme mais la situation déraille lorsque le pouvoir d’achat est davantage contraint par une hausse des taxes par exemple.
La troisième source d’inquiétude est celle qui est portée par la dynamique du marché du travail et plus précisément sur la polarisation de celui-ci. C’est une évolution récente qui se traduit par une capacité à trouver un emploi pour les gens qualifiés mais aussi pour des gens peu qualifiés même si cela s’accompagne d’une situation souvent plus précaire. Les grands perdants de cette polarisation sont ceux qui dépendent des emplois intermédiaires, ces emplois qui ne requièrent pas une qualification forte au départ mais qui peuvent, dans le temps, évoluer vers des emplois plus rémunérateurs et plus prestigieux.
Ces emplois sont au cœur de la transformation du marché du travail. Ils souffrent de la concurrence provoquée par les innovations et la technologie. Le nombre de ces emplois se contracte alors qu’ils sont associés à une large classe moyenne. C’est aussi, en conséquence, un segment du marché du travail pour lequel la dynamique des salaires est plus faible.
Cette classe moyenne voit ainsi sa situation se précariser dans la durée pour elle mais aussi pour ces enfants. En effet la situation plus fragile des uns limite leur capacité à améliorer leur propre situation et à investir, comme cela pouvait être fait dans le passé, dans l’avenir de leurs enfants. L’horizon s’est bouché et au regard des transformations technologiques de la société personne ne peut faire l’hypothèse que ce segment du marché du travail va s’améliorer.
On comprend alors la logique des difficultés sociales. Le changement structurel sur le marché du travail va continuer et s’approfondir en raison de l’impact des innovations et des changements technologiques. Il ne sera pas rapidement remis en cause même si le gouvernement fait des efforts considérables de formation. Cette tonalité morose s’accompagne d’une contrainte de revenu plus forte que par le passé. D’abord parce que l’économie française n’est plus aussi performante et puis parce que les ménages pour s’en sortir font appel au crédit dont le montant total est désormais très élevé. Les chocs sur le pouvoir d’achat ont alors des effets parfois spectaculaires, le sentiment de ne pas pouvoir s’en sortir, au risque de provoquer des troubles sociaux durables. Dans ce contexte, la suppression de l’ISF en relâchant la contrainte budgétaire de ceux qui n’avaient pas de difficultés est perçue comme injuste alors qu’économiquement c’est probablement une nécessité que de supprimer cet impôt.
L’effort de formation doit être au cœur de la politique économique pour que chacun puisse améliorer son propre parcours tout en relevant le profil de la productivité et la capacité à distribuer des revenus pour l’ensemble de l’économie. Elle incitera aussi à l’investissement.
Cette économie française, au regard des troubles récents, est sur le fil du rasoir entre remise en cause des institutions et risque de ruptures économiques. C’est la responsabilité de chacun d’éviter le basculement politique qui se ferait au détriment de la stabilité de la société et de la capacité de l’économie à créer de la richesse et des emplois.
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