Notre précédent article présentait les avantages liés à l’introduction de la blockchain dans les processus comptables de l’entreprise. Notamment, le caractère réputé incorruptible de celle-ci nous permettait d’inscrire la blockchain dans le vaste effort de désintermédiation en cours. En augmentant la transparence de l’information comptable, la blockchain simplifie les travaux d’audit et réduit les travaux de collecte fiscale. Une part non négligeable des travaux traditionnellement dévolus aux experts-comptables ou aux commissaires aux comptes s’en trouve considérablement allégés. Il est tentant de lier les smart contracts (ou contrats intelligents) à une volonté similaire de désintermédiation. Le caractère auto-exécutoire et l’inviolabilité de ces contrats est supposée faciliter l’établissement de relations d’affaires avec de nouveaux partenaires et réduire les coûts de transaction. Mais quel est le revers de la médaille ?
Par Pascal Montagnon, Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle INSEEC U – Lyon et Eric Braune, Professeur associé – INSEEC U – Lyon.
Le fonctionnement des smart contracts
Techniquement, un smart contract est une application autonome opérant sur une blockchain. Le smart contrat est un protocole de codes informatiques irrévocables, ayant pour objectif de rendre un contrat infalsifiable et de garantir une exécution absolue des conditions et termes du contrat sans qu’aucune intervention humaine ne soit nécessaire. Le protocole informatique incorpore, vérifie et exécute les termes du contrat négocié entre les parties. Les caractéristiques d’inviolabilité et immuabilité propres à la blockchain sont ainsi préservés.
Pour les prescripteurs de cette approche l’objectivité du code informatique s’oppose aux probables manipulations humaines. Le code informatique autorise une exécution parfaite du contrat liant les parties contractantes. De plus, le caractère auto-exécutoire du contrat ainsi que son inviolabilité sont garantis par le protocole informatique. Celui-ci est censé éloigner la nécessite d’un recours auprès d’une juridiction d’arbitrage des litiges. Le code devient la règle ou plutôt « le code devient loi[1] ». Il est alors facile d’associer les smart contracts à une volonté de désintermédiation des relations d’affaires.
Les domaines d’application potentiels des smart contracts sont nombreux. Ils sont aujourd’hui largement utilisés en finance de marché pour l’automatisation des transactions ou la conception de nouveaux instruments. Le secteur du private equity s’est également emparé des smart contracts pour créer, avec un succès mitigé, la première organisation décentralisée et autonome dont la gouvernance était régie par un smart contract. Les sociétés de crédit tendent également à l’utiliser. Ainsi, des dispositifs peuvent être installés dans les voitures par les créanciers, leur permettant de désactiver à distance la voiture si un débiteur enfreint les termes du contrat de crédit. Toutefois, la grande majorité des smart contracts est utilisée pour automatiser des échanges de valeur sous forme de cryptoactifs. Ainsi chaque écriture comptable relative à ces échanges de valeurs numériques est systématiquement retranscrite dans la blockchain. Chaque transfert d’actifs, est à la fois public, prévisible et irrévocable. Il est donc aisé de vérifier sur la blockchain la bonne exécution du smart contract et déterminer qui détient l’actif.
Les avantages, prima facie…
Les avantages associés aux smart contracts nécessitent d’adhérer à un certain nombre d’arguments d’ordre idéologique qu’il parait au moins nécessaire de souligner.
Tout d’abord, il convient de souscrire à une idéologie du progrès qui fait du remplacement de l’homme par la machine une condition nécessaire à l’amélioration des conditions offertes par toute société[2]. L’objectivité et l’infaillibilité du programme informatique permettrait alors de dépasser le caractère imparfait des individus.
Ensuite, la propension de ces derniers à l’échange pourrait être satisfaite sans qu’une confiance, même minimum, entre les contractants soit établie. La dimension auto-exécutoire du smart contrat rend tout questionnement sur l’honnêteté ou la bonne foi de l’autre partie inutile. Le smart contract lui-même est « sans confiance » parce qu’il crée et confirme un certain état de choses et remplace la nécessité de faire confiance à des tiers par la capacité de faire confiance à la technologie elle-même
Enfin, le consensus décentralisé est érigé au rang de valeur absolue. Le consensus généralisé est le socle du discours sur la désintermédiation. Ce consensus est rendu possible par l’absence d’interprétation d’un contrat réduit à une suite de conditions logiques codées informatiquement. Il est alors demandé à la communauté de certifier l’exactitude d’une information réputée publique, par exemple la valorisation d’un titre financier. Ainsi, le consensus généralisé supporte à lui seul l’ensemble des arguments conduisant au rejet du recours à des tiers. L’approbation par une large communauté remplace l’arbitrage des institutions juridiques traditionnelles.
A la condition d’accepter ces présupposés, un smart contracts permet d’établir une relation commerciale sans préalable de confiance, bonne foi ou honnêteté. Ensuite, le smart contract autorise l’établissement d’un accord qui exclut la définition d’une autorité de référence chargée d’arbitrer les litiges éventuels. Les négociations entre les contractants et la définition des termes des contrats internationaux s’en trouvent facilitées. Bien sûr, l’absence de recours à des tiers conduit à une réduction des coûts transaction. Enfin, en garantissant et en sécurisant les échanges, le smart contrat autorise une plus grande visibilité des flux d’affaires futurs ainsi qu’une meilleure gestion de la trésorerie (du BFR ?).
Des problèmes nouveaux émergent
Il semble que les smart contracts rassemblent un nombre toujours croissant de détracteurs. Les critiques formulées sont d’ordre pratique, économique et juridique. Elles conduisent à mieux cerner le champ d’application des smart contracts et méritent d’être exposées.
Beaucoup de professionnels signalent qu’une relation d’affaires a peu à voir avec un ensemble de transactions se répétant à l’identique et dans des conditions prédéterminées. La relation d’affaires est alors décrite comme un processus dont le contrat constitue le repère. Ce dernier permet d’articuler les transactions successives. Ainsi, le contrat conduit à mesurer le degré de similarité des différentes transactions. Cette évaluation fait l’objet d’une grande partie des communications entre contractants. Elle est une opération de maintenance de la relation commerciale en évitant la formation de « bulles interprétatives » de la part de chaque contractant. La mise en commun des évaluations du degré de similarité des transactions induit un réexamen régulier des termes du contrat dont la flexibilité et le caractère dynamique sont ainsi mis en lumière. Enfin, certains professionnels imbriqués dans des relations d’affaires opérant en réseau soulignent que les termes et l’évolution de chaque contrat sont soumis et contraint par l’intérêt du réseau tout entier. Selon eux, un code informatique ne peut pas se substituer à l’arbitrage opéré par le réseau et ceci les conduit à rejeter l’utilisation de smart contracts.
Pour les économistes, l’élaboration d’un smart contract nécessite de recourir à l’hypothèse de rationalité substantive des agents économiques. Suivant cette hypothèse l’ensemble des états de la nature, c’est-à-dire l’ensembles des possibilités d’action et de leurs conséquences associées est prédéterminé, l’avenir est donc préexistant. A cette condition il est possible de concevoir un programme informatique capable d’intégrer la totalité des modifications de l’environnement du contrat et ses conséquences sur les termes de la relation. Dire que cette hypothèse est peu réaliste ne relève pas d’une quelconque critique externe. En effet, Friedman[3] (1953), soulignait déjà le caractère purement instrumental de l’hypothèse de rationalité substantive. Celle-ci apparait tenable lorsque l’environnement est stationnaire ou bien encore lorsque son évolution peut être contrôlée par quelques grandes firmes en situation d’oligopole. Or, l’accélération constatée des mutations technologiques et la multiplication des nouveaux entrants sur les marchés de haute technologie, l’incertitude économique, politique, géopolitique et maintenant sanitaire pesant sur les marchés conduit à penser que les décisionnaires sont contraints d’opérer des choix dans un contexte d’information limitée. Ceci incite à penser avec Dupuy[4] (1989) que les individus ne se déterminent pas par rapport à un avenir préexistant, mais que les décisions prises par les différentes firmes façonnent l’avenir. Ce dernier émerge comme le produit des décisions d’investissement des acteurs sans qu’aucun d’entre eux, à titre individuel, ne dispose des moyens suffisants pour contrôler ce que l’avenir sera. Dans ce cadre le caractère prédéfini et éminemment rigide et statique des smart contracts semble constituer un frein à la prise en compte des modifications de l’environnement par les entreprises. Leur constitution d’essence mécaniste s’oppose à la nécessité de mettre en œuvre des organisations du travail et des relations d’affaires de plus en plus organiques, adaptables et pragmatiques. Notons toutefois que les smart contracts établis dans le cadre d’opération de trading échappent à ces critiques. En effet, les variations du prix des actifs financiers intègrent les modifications de l’environnement des marchés. Le prix synthétise les conditions de l’environnement et celui est donc rendu endogène dans le smart contract.
Les juristes font valoir les avantages des contrats traditionnels et de l’intermédiation juridique. Tout d’abord, ils remarquent que les smart contrat confondent dans une même idée la conformité légale du contrat et la garantie de son exécution. La question de la nature et de l’importance des pertes ou des dommages effectivement subis par l’une des parties ne se posent pas, pas plus que la question de savoir si une compensation des pertes et dommages est effectivement due. A l’inverse, les tribunaux étudient généralement les litiges en accordant des dommages et intérêts pour les pertes résultant de la non-exécution ou de l’exécution défectueuse, en cherchant à placer la partie lésée dans la même position que celle dans laquelle elle aurait été si le contrat avait été exécuté. Ensuite, Dans le cadre d’un contrat traditionnel, chaque partie peut décider de ne pas exécuter ses obligations. L’inexécution délibérée peut être désapprouvée, mais elle n’est ni illégale ni interdite[5]. Suivant le concept de rupture efficace, une partie est autorisée à rompre un contrat et à payer des dommages et intérêts, si cela est économiquement plus efficace que l’exécution de celui-ci. A l’opposé, le caractère auto-exécutoire des smart contracts prive chacun des contractants de l’option de ne pas exécuter le contrat. L’auto-exécution des smart contrats présente également des inconvénients pour la partie lésée. En cas de violation du contrat, cette dernière n’est plus en position de décider si (et comment) elle veut exercer (ou non) ses droits. Notamment, la partie lésée est privée de la possibilité de ne pas exercer ses droits. La relation commerciale peut donc cesser et ceci contre la volonté de la partie lésée. Par conséquent, les smart contracts induisent une perte d’options pour les contractants. Ils n’apparaissent ni économiquement efficace ni protecteurs des droits de la partie lésée. Enfin, les juristes notent que l’exécution parfaite du smart contract repose sur le caractère également parfait du programme informatique qui le soutient. L’expérience pratique rend cette hypothèse un peu héroïque. Le caractère parfait du programme informatique suppose également que le programmeur a saisi, au-delà de la forme et des termes utilisés, les intentions de chacune des parties avant de transcrire celles-ci dans un langage de programmation qu’aucune d’entre-elles ne pourra vérifier et valider. Il apparait alors que la rigueur et l’objectivité apparente du codage informatique s’accommode mal de la nuance et de l’ambiguïté de certaines dispositions exprimées dans les contrats traditionnels. Ces singularités propres aux contrats traditionnels autorisent l’interprétation des intentions de chaque contractant dans un contexte particulier qui est celui du litige. Par conséquent, les nuances et ambiguïtés soulignées sont le gage d’un arbitrage efficace et adapté à la situation rencontrée.
Le caractère processuel des relations d’affaires, l’incertitudes radicale environnant les marchés et la nécessité d’un arbitrage surplombant les relations bipartites limitent aujourd’hui l’utilisation des smart contracts. Ces derniers devraient évoluer vers des formes plus flexibles et plus ouvertes afin d’inclure la possibilité d’un arbitrage par le réseau ou l’écosystème dans lesquels la relation est inscrite. A ces conditions, les smart contracts pourront offrir un cadre à un nombre toujours croissant de relations et de transactions.
Conclusion :
La crise de 2008 a eu pour conséquence indirecte l’apparition d’un phénomène économique nouveau dans le domaine financier : la désintermédiation, qui se traduit par la réduction du rôle de ces intermédiaires dans le circuit de distribution financier. Ce phénomène est accentué par l’émergence des blockchains et l’adoption de monnaies digitales. En effet, depuis une dizaine d’années, avec le bitcoin et les autres crypto-monnaies, de nouveaux procédés d’échange émergent, qui redessinent le circuit de la transmission de valeur. Ainsi l’exécution des smart contracts via la blockchain interpelle de plus en plus les dirigeants d’entreprises car son impact potentiel sur les business models actuels pose de nombreuses questions. La blockchain va permettre de composer avec une complexité globale grandissante en alliant sécurité, décentralisation et transparence. Elle va redonner indéniablement du pouvoir au client mais aussi faciliter l’arrivée de nouveaux « stakeholders ».
Les smarts contracts, vont continuer à croître au rythme du développement de plus en plus massif de la technologie lié à l’omniprésence de l’intelligence artificielle dans les organisations. Les cas d’usage seront de plus en plus nombreux, avec des impacts plus ou moins forts sur la chaîne de valeur mais qui vont représenter des gains considérables. Le rôle des intermédiaires financiers traditionnels est affecté par cette mutation structurelle qui rend accessible les informations à l’ensemble d’un réseau grâce à la blockchain. Les intermédiaires ne sont plus utiles pour apporter la preuve et valider l’origine de telle ou telle somme ou encore déterminer l’historique des transactions.
Pour conclure la technologie blockchain servant de support aux smart contracts n’a pas encore atteint sa pleine maturité pour délivrer toute la performance attendue. Nombreuses sont encore les entreprises qui explorent de nouvelles applications, et de nouveaux axes de désintermédiation encore inconnus seront développés dans un avenir pas si lointain.
Le champ des possibles induit par les smart contracts via la blockchain dans les organisations est très vaste et va nécessiter une période d’adaptation.
Tout l’enjeu pour les acteurs, sera d’identifier la meilleure utilisation possible correspondant à leurs besoins ce qui leur permettra d’en tirer le meilleur profit possible, quitte à se tromper et à en explorer de nouveaux.
Alors la désintermédiation : une alternative au système financier actuel et traditionnel ? assurément oui… pour demain.
[1] Lawrence Lesing – “Code and other laws of cyberspace” – 1999
[2] Pour une critique de cette idéologie : P. Montagnon (2019), Intelligence artificielle, l’être humain maitre du jeu, Edipro.
[3] Friedman M., 1953, The Methodology of Positive Economics, In: Essays in Positive Economics, The University of Chicago Press, Chicago
[4] Dupuy J.P., 1989, Convention et Common Knowledge, Revue Economique, Vol.40,(2), pp. 361-400
[5] Mik, E. (2017). Smart contracts: terminology, technical limitations and real world complexity. Law, Innovation and Technology, 9(2), 269-300.
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