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La Chute Du SoftBank Vision Fund Ou Le Trilemme De Masa

Le SoftBank Vision Fund, le fonds technologique de 100 milliards de dollars créé par le géant japonais du numérique SoftBank, a connu une annus horribilis en 2019. En effet, le cours de bourse d’Uber dont il est le premier actionnaire n’a toujours pas retrouvé le niveau de son introduction de mai 2019, son investissement colossal dans WeWork a pour l’instant perdu 4,5 milliards de dollars, et certains paris dans des startups telles que Wag ou Brandless se sont récemment soldés par des échecs cinglants. Bref, le Vision Fund va mal.

Conséquence : alors que le médiatique patron de SoftBank, Masayoshi Son (Masa pour les intimes), souhaitait lever un 2e véhicule d’investissement après celui de 2017, les souscripteurs se font toujours attendre. En particulier, les soutiens originels, les fonds souverains d’Arabie Saoudite et d’Abou Dhabi, hésitent à rempiler.

Il est certes confortable de parler après coup, mais je crois que sans sombrer dans la téléologie, cette situation était prévisible dès l’origine. Depuis le début, SoftBank fait face à un trilemme insoluble : on ne peut pas à la fois (i) investir un montant aussi important, (ii) restreindre son champ d’investissement à une catégorie précise d’entreprises (les licornes, ces startups valorisées plus d’1 milliard de dollars) et (iii) espérer des rendements impressionnants, plus de 20% par an promis à l’origine. Ce qui était le scénario le plus pessimiste présenté alors !

La raison en est mathématique. Quand votre horizon est de 7 ans – ce qui était prévu initialement et est relativement court, le temps de constituer son portefeuille et de le laisser prospérer – et que votre rendement cible est de 20% par an, vous devez rendre 3,5x la mise initiale au bout de ces 7 ans. 

C’est suffisamment difficile à obtenir pour un fonds de capital-risque de petite taille (quelques dizaines de millions d’euros), c’est bien plus difficile pour un fonds de 1 ou 2 milliards de dollars (l’échelle des grands fonds de capital-risque américains). Alors que dire de 100 milliards de dollars ? 

Car plus la taille d’un fonds est réduite, plus celui-ci investit tôt dans la vie des startups, donc à des valorisations faibles, et peut se contenter de sorties modestes dans l’absolu pour assurer son rendement. Mais un énorme véhicule tel que le Vision Fund est extrêmement contraint par :

  1. Un nombre limité d’entreprises dans sa taille cible : malgré la croissance de l’écosystème numérique, on ne compte “que” 100 à 150 nouvelles licornes chaque année, pas des milliers.
  2. Un potentiel de croissance limité pour ses sociétés en portefeuille. Pour atteindre le multiple de 3,5x évoqué plus haut, il faut voir plusieurs de ces investissements multipliés par 10 ou 20, pour compenser ceux qui ne décolleront pas et ceux qui mettront carrément la clé sous la porte. Quand on investit dans des startups qui valent souvent à l’entrée entre 2 et 5 milliards, cela signifie obtenir des champions valorisés plus de 40 ou 50 milliards à la sortie. Or les Netflix, les Uber, les Facebook ne courent pas les rues.

En clair, la thèse d’investissement du SoftBank Vision Fund revenait à dire : “nous réussirons à investir dans TOUS les vainqueurs de l’écosystème numérique”. C’était pour le moins osé.

Mais pire encore, en déployant autant de capital, comme jamais avant lui, le Vision Fund a considérablement changé le paysage de l’investissement… et sapé sa probabilité de réussite. Soit en tirant les valorisations vers le haut à l’entrée, ce qui réduit mécaniquement les rendements. Soit en investissant plus dans ses licornes qu’elles n’en avaient réellement besoin, espérant ainsi fabriquer les champions en les dotant bien mieux que leurs concurrents. Mais sans la meilleure stratégie, le compte en banque n’est pas une arme en soi ; et les comportements qu’une telle abondance engendre peuvent également être dommageables, comme une désincitation à l’efficacité.

Comment Masa peut-il sortir du trilemme où il s’est enferré ? S’il abandonne la spécialisation sectorielle, il devient un banal fonds de private equity, pouvant investir partout – mais SoftBank n’en a ni la légitimité ni les capabilités. S’il abandonne sa promesse de rendement substantiel, il perd sa base de souscripteurs, car il existe bien d’autres gestionnaires d’actifs plus aguerris. La seule solution restante serait de diminuer drastiquement la taille du fonds, par exemple à 10 milliards de dollars, ce qui demeurerait conséquent à l’échelle de l’industrie du capital-risque. Mais peut-on imaginer Masa faire machine arrière après avoir vendu sa vision d’émergence de la super-intelligence et d’accélération de la révolution de l’information qu’il a promise par le passé ?

A avoir prétendu pouvoir courir tous les lièvres à la fois, SoftBank risque ainsi de tout perdre. Peut-être avez-vous déjà entendu que la meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le bâtir. Cette maxime est sans doute vraie à l’échelle de l’entrepreneur ; on sait désormais qu’elle n’a pas de lendemain pour un fonds.

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