Alors que la plupart des banques centrales des principaux pays développés – notamment la Federal Reserve américaine (Fed) – ont déjà entamé un cycle de durcissement de leur politique monétaire rendu nécessaire pour combattre un niveau d’inflation trop élevé, la Banque Centrale Européenne (BCE) apparait contrainte de tracer, dès à présent, les limites d’une « normalisation » qui débute réellement en ce mois de juillet.
Confrontée à une inflation atteignant un niveau record (8,6 % en zone euro en juin), la BCE a finalement officiellement annoncé le 9 juin dernier prévoir de durcir les conditions de financement en zone euro en mettant fin à son programme d’achat (APP) dès le premier juillet et en relevant ses taux directeurs de 25 points de base lors du comité de politique monétaire qui suivra (d’autres hausses devant intervenir par la suite). Si les effets de ce changement de politique monétaire sur l’économie réelle s’observeront dans la durée, ceux sur les marchés financiers sont beaucoup plus immédiats. Ainsi, à la suite de cette dernière annonce, les niveaux atteints par les taux souverains des pays les plus endettés et les plus « fragiles » de la zone euro – tels que la Grèce, l’Italie et l’Espagne – ont conduit la BCE à précipitamment confirmer sa volonté de lutter contre le « risque de fragmentation » en développant, au besoin, de nouveaux outils et en réutilisant le Programme d’Achat d’Urgence Pandémie (PEPP).
Cette précision est intervenue au moment même où la Fed et la Banque d’Angleterre ont confirmé de nouvelles hausses de leurs taux directeurs (qui s’établissent respectivement à 1,75 % et 1,25 % contre actuellement 0 % pour le taux de refinancement en zone euro) et alors que la Banque National Suisse a régit à son tour en remontant ses propres taux pour la première fois depuis 15 ans. Cet épisode illustre le contraste entre l’approche « graduelle » et « flexible » défendue par Christine Lagarde (présidente de la BCE) et la détermination, dorénavant marquée, d’autres banques centrales – au premier rang desquels figure la Fed – de lutter vigoureusement et sans tarder contre l’accélération de la hausse des prix.
Le dilemme des banques centrales
Si l’ensemble des banques centrales sont confrontées au même dilemme, à savoir durcir les conditions financières pour limiter l’inflation tout en évitant de provoquer une crise économique et financière, celui-ci apparait plus aigu pour la BCE. En effet, cette dernière doit ajuster ses interventions en fonction de la capacité de la résilience des pays les plus fragiles de la zone euro.
L’utilisation des politiques monétaires « non-conventionnelles » de soutien aux Etats et la détermination d’agir « quoiqu’il en coûte » ont certainement épargné à l’économie et aux marchés financiers des crises bien plus profondes en 2008, 2011/2012 (crise de la dette européenne) et 2020 (crise du covid-19). Toutefois, le maintien, lors de la dernière décennie, de conditions de financement artificiellement favorables ont contribué à accroitre la dépendance des pays bénéficiaires de ce type politique. Ceci est particulièrement vrai en zone euro, la BCE ayant poussé particulièrement loin son soutien monétaire.
Ainsi, les programmes d’achats d’actifs (constitué principalement de titres de dettes d’Etat) conduits par la BCE se sont traduits par une augmentation de son bilan qui représente actuellement près de 70 % du PIB de la zone Euro, soit quasiment le double du bilan de la FED rapporté au PIB américain. Ce soutien massif a également eu pour effet de peser mécaniquement sur les taux souverains européens (dont le niveau est une fonction inverse du prix de marché du titre) et a pu éloigner ces derniers d’un prix de marché censé être le reflet des fondamentaux économiques et du risque associé. Ainsi, à partir de 2019, les meilleures signatures de la zone euro (Allemagne, Pays-Bas, France) ont fini par se retrouver en possibilité d’emprunter à taux négatifs (taux de référence à 10 ans) alors que l’Italie, l’Espagne et même la Grèce voyaient leur propre taux plonger vers 1 % (voire plus bas), soit un niveau parfois inférieur au taux américain à la même période.
La facture du « quoiqu’il en coûte »
Depuis le début de l’année, la perspective d’un retrait du soutien monétaire se traduit par un douloureux rattrapage de la réalité (hausse globale des taux d’intérêt souverains et écartement des écarts entre les meilleures signatures et les pays les plus fragiles de la zone euro). Cette situation est de nature à menacer, une nouvelle fois, la stabilité financière de la zone euro. La BCE se retrouve donc dans une situation paradoxale où, tout en annonçant la « normalisation » – à minima – de sa politique monétaire, elle est contrainte de souligner la nécessité de développer de nouveaux outils d’intervention – de fait « non-conventionnels » – pour être en mesure de soutenir durablement les Etats les plus fragiles. Autrement dit, il s’agit d’une « normalisation » qui devra s’appuyer sur l’utilisation pérenne d’outils qui ne font pas partie de l’arsenal « normalement » employé par la BCE.
D’ores et déjà en retard par rapport au rythme de durcissement de la politique monétaire entamé par les autres principales banques centrales (à l’exception du Japon) et limitée dans son ambition de « normalisation », la politique monétaire européenne est susceptible d’apparaître désynchronisée au regard notamment de celle menée outre-Atlantique. En conséquence, faute d’action et de détermination suffisante dans la lutte contre l’inflation, l’euro risque de souffrir à la fois d’un différentiel de taux d’intérêt qui s’accroit et du spectre d’une crise de la dette souveraine qui limite la marge de manœuvre de la BCE. Entamée depuis le printemps 2021, la baisse de la monnaie unique (-15 % par rapport au dollar), apparait finalement comme la facture des politiques du « quoiqu’il en coûte » dont l’Europe, bien en peine d’y renoncer, aura sans doute abusé plus que d’autres.
Sébastien Cabrol, BSI Economics
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