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Future of World | Ce que cache la guerre commerciale du cacao

Le printemps 2024 est considéré comme un point de bascule du marché mondial du cacao avec une flambée spectaculaire des prix, dépassant les 10 000 $ la tonne. Ce niveau record n’avait pas été atteint depuis les années 1970, époque marquée par une crise majeure des matières premières suite au premier choc pétrolier. La situation actuelle est d’autant plus préoccupante qu’elle s’accompagne de prévisions de croissance significative de la consommation mondiale de cacao, créant une tension sans précédent sur le marché. Devrons-nous restreindre notre consommation de chocolat à court terme ?

Une chronique d’Abdelmalek Alaoui, économiste et auteur, président du Think-Tank IMIS

 

Comme beaucoup d’autres matières premières, la filière cacao est fortement concentrée. La Côte d’Ivoire à elle seule produit 44 % du cacao mondial, tandis que quatre pays africains concentrent 70 % de la production. Cette dépendance des transformateurs aux conditions de production africaines est désormais préoccupante. En 2022, cinq transformateurs contrôlaient plus de 60 % du marché du broyage, et dix entreprises dominaient 42 % du marché des produits chocolatés. Cette concentration ne s’arrête pas à la transformation, mais s’étend à toute la chaîne de valeur, rendant le marché particulièrement vulnérable aux perturbations. Or, malgré de nombreuses tentatives qui s’apparentent désormais à des serpents de mer, l’Afrique n’a jamais vraiment réussi à se hisser dans la chaîne de valeur de la transformation, et les principaux acteurs emblématiques de l’industrie du chocolat – dont la Suisse- restent en position de force.

Pour ne rien arranger, le climat s’invite désormais dans le débat. Les mauvaises récoltes de 2024 en Côte d’Ivoire et au Ghana, premiers producteurs mondiaux, ont chuté de 30 % par rapport à 2023, entraînant une explosion des cours. De 2 000 $ par tonne en moyenne depuis 2016, les prix ont grimpé à plus de 10 000 $ en juin 2024. Les intempéries récurrentes dans le golfe de Guinée ont également sévèrement affecté la production, accentuant une situation déjà tendue par la vente massive de cacao sur les marchés à terme. Cette dynamique de hausse des prix est alimentée par une demande mondiale croissante, particulièrement dans des régions comme le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie, où la consommation de chocolat augmente à un rythme soutenu.

 

Les enjeux d’un marché en crise

La concentration du marché du cacao met en lumière des inégalités flagrantes. Les petits exploitants, représentant 5,5 millions de producteurs, voient leurs revenus diminuer face aux géants de la transformation. Entre 2020 et 2022, les revenus des producteurs ghanéens ont chuté de 16 %, avec 90 % d’entre eux vivant sous le seuil de pauvreté. Alors que les bénéfices des grands fabricants de chocolat sont substantiels, les producteurs ne reçoivent qu’une fraction insignifiante de ces profits. Cette situation est aggravée par le fait que la plupart du cacao est vendu sur les marchés à terme, souvent un an avant la production, ce qui ne permet pas aux petits producteurs de bénéficier des hausses de prix. L’expansion des surfaces agricoles consacrées au cacao, qui a triplé entre 1960 et 2021, s’est souvent faite au détriment des forêts tropicales. En Côte d’Ivoire et au Ghana, 30 % de la déforestation est attribuable à la culture du cacao. Cette déforestation massive contribue non seulement à la dégradation de l’environnement mais aussi à la perte de biodiversité. À long terme, le changement climatique représente donc une menace directe pour la production de cacao, exacerbant les conditions climatiques extrêmes et les maladies affectant les cultures. Les cacaoyers poussant près de l’équateur, sont particulièrement sensibles aux vagues de chaleur et aux pluies intenses, qui sont de plus en plus fréquentes.

Le changement climatique touche particulièrement l’Afrique de l’Ouest, qui a connu des épisodes arides fin 2023 et début 2024. Les précipitations abondantes ont favorisé la propagation du virus de l’œdème des pousses du cacaoyer et de la maladie des cabosses noires, compromettant des pans entiers de récolte. Le déficit global de cacao pour 2024 est estimé à 374 000 tonnes par l’Organisation internationale du cacao, contre 74 000 tonnes en 2023, exacerbant la pénurie et la flambée des prix.

 

La nécessité d’une réorganisation rapide

La flambée des prix du cacao et les conditions précaires des petits producteurs exigent donc une refonte profonde du marché mondial. Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) propose à cet égard une stratégie pour assurer la durabilité de la filière cacao, visant à garantir un revenu décent aux producteurs, protéger la biodiversité et encadrer la déforestation. En effet, une meilleure répartition des profits entre exploitants et industriels est cruciale pour stabiliser la filière. Cette stratégie comprend des subventions ciblées pour les exploitants, des réglementations strictes sur l’expansion des cultures et des négociations internationales pour encadrer la répartition des revenus. Cela constituerait un point de départ encourageant, mais pas suffisant.

Avec plus de 60 % du cacao mondial exporté vers l’Europe, les décisions prises par les États européens et l’Union Européenne auront un impact significatif sur la durabilité du secteur. En adoptant des pratiques commerciales plus équitables et des normes strictes en matière de durabilité, l’Europe peut jouer un rôle de leader dans la transformation du marché du cacao. A ce titre, il est impératif d’établir un cadre réglementaire qui encourage les pratiques durables, protège les petits producteurs et assure une distribution équitable des profits.

La mise en place d’un score de durabilité applicable aux produits chocolatés, évaluant leur impact social et environnemental, pourrait par exemple guider les consommateurs vers des choix plus responsables. Cette initiative, couplée à une régulation stricte des marchés à terme et à une meilleure transparence des chaînes d’approvisionnement, permettrait de créer un environnement plus équitable pour tous les acteurs de la filière.

 

L’Europe doit prendre l’initiative

La flambée des prix du cacao en 2024 révèle les vulnérabilités d’une filière trop concentrée et fortement dépendante des conditions climatiques en Afrique de l’Ouest. La précarité des petits producteurs et les défis environnementaux posent en outre des questions urgentes sur la durabilité du marché. Pour éviter une crise durable, une réorganisation profonde est nécessaire, visant à équilibrer les profits et protéger à la fois les producteurs et l’environnement. L’Europe, en tant que principal marché importateur, doit prendre l’initiative pour assurer un avenir plus équitable et durable à cette industrie essentielle.

Le dilemme actuel est donc le suivant : comment équilibrer les besoins économiques, sociaux et environnementaux pour garantir un avenir durable à l’industrie du cacao ? Comment concilier des intérêts économiques de court terme avec une nécessaire stratégie de long terme ? A l’heure ou l’Europe n’a jamais été aussi polarisée sur le plan politique, le vieux continent ne semble pas disposer du volontarisme nécessaire pour amorcer une telle révolution. Autrement dit, nous risquons tous d’être chocolat…

 


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