Les chaleurs estivales exposent toujours le vacancier imprudent au coup de soleil. Mais vendredi 10 août dernier, c’est une énorme insolation dont la Turquie a été victime : en une seule journée, sa monnaie a plongé de près de 20% de sa valeur face au dollar et à l’euro. Avec en toile de fond une sérieuse crise diplomatique entre Ankara et Washington, Donald Trump demandant instamment à son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, la libération du pasteur évangélique américain Andrew Brunson, accusé de terrorisme par les autorités turques.
Jusqu’à quel point cet épisode de refroidissement des relations entre la Maison Blanche et son partenaire stratégique et militaire en Méditerranée peut-il être regardé comme annonciateur de dérèglements plus aigus encore à l’échelle internationale et l’indice d’un retournement imminent du cycle actuel de croissance ?
L’universitaire Michel Serres suggérait récemment dans les colonnes du journal Le Monde que « c’est parce que tout va mieux qu’on ne s’aperçoit pas que tout peut aller beaucoup plus mal ».
Avec le recul, c’est vrai que tout semble aller si bien et même tellement mieux aujourd’hui. En raisonnant sur un temps relativement long, on note des améliorations tangibles : entre le début des années 1990 et aujourd’hui, le nombre de pauvres a reculé de plus d’un milliard quand la population mondiale continuait de croître de 3 milliards. L’espérance de vie elle-même n’a cessé de gagner du terrain, les humains vivant en moyenne jusqu’à 70 ans contre à peine 47 ans en 1950.
Sur un temps plus court, on voit aussi que les pays de l’OCDE, après avoir touché le fond en 2008 et les années qui ont suivi la crise financière, sont parvenus à rebondir par la suite, pour finalement retrouver des niveaux de croissance solides et un chômage en net repli. Tout indique donc que ça va mieux.
Au point que les tensions monétaires affectant la livre turque, bien que susceptibles de faire vaciller le régime d’Erdogan, pourraient bien apparaître comme secondaires, voire anecdotiques.
Dans la chaleur de l’été, nul doute que les bonnes nouvelles sur le marché du pétrole auront même tendance à être plus facilement perceptibles dans leurs effets sur notre qualité de vie que les conséquences encore incertaines d’une débâcle de la devise turque. Or, après avoir flirté il y a plusieurs semaines avec la barre des 80 dollars, le baril de brent -le brut de mer du nord- est retombé à seulement 71,40 dollars en fin de semaine dernière. Une bonne nouvelle pour les consommateurs, qui pourraient bien fêter l’événement en soufflant, dès le quatrième trimestre prochain, la bougie du 100 millionième baril de pétrole consommé par jour, d’après les prévisions de l’Agence Internationale de l’énergie (AIE).
De quoi pavoiser ? Pas si sûr, car, à quelques jours de la rentrée, la crise turque est là pour nous rappeler l’ampleur des « désordres » géopolitiques, économiques et commerciaux qui peuvent faire très vite basculer la planète d’une relative euphorie à un climat de franche désolation.
Un fossoyeur du commerce international à la Maison Blanche
De véritables mines incendiaires ont été posées au premier semestre, au risque d’exploser au second, et que tout aille finalement « beaucoup plus mal » qu’aujourd’hui.
Difficile de ne pas en convenir : Donald Trump a incontestablement allumé la mèche. La planète vit depuis le printemps à cause de lui avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, menacée qu’elle est d’embrasement lié aux effets en chaîne de la tempête commerciale créée de toute pièce par le président américain. Car à la taxation d’un grand nombre de produits importés de la Chine et de l’Union européenne (sur l’acier, l’aluminium…) répondent déjà autant de mesures de rétorsions à l’encontre des Etats-Unis décidées par ses partenaires commerciaux. Dent pour dent…
Le tout sans aucun arbitrage possible de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour l’heure, tant les principes de fonctionnement de celle-ci, hérités de l’après Seconde guerre mondiale, la condamnent à observer impuissante ce choc plutôt qu’à séparer efficacement les combattants.
Le pyromane Trump semble d’ailleurs décidé à aller, si ce n’est jusqu’au bout, du moins le plus loin possible, puisqu’à aucun moment il n’a abandonné son projet de sanctions à l’égard de l’Iran que Washington compte bien appliquer à compter du 4 novembre prochain.
Une démarche suicidaire et laissant craindre que le scénario de « guerre commerciale » le plus noir imaginé depuis plusieurs semaines par le Conseil d’analyse économique (CAE) finira par se réaliser. Dans une note publiée le 2 juillet dernier à l’intention du gouvernement, l’organisme met en effet en garde contre le risque d’une « perte de PIB pour les Etats-Unis, la Chine et l’Union européenne » pouvant aller jusqu’à 3 ou 4 points, en cas de « guerre totale », autant dire un vrai trou d’air dans la dynamique du commerce mondial jusqu’alors si favorable.
La première urgence de la rentrée pour les dirigeants de la planète, c’est donc – parallèlement à la poursuite des pourparlers avec l’insolente Amérique de Trump – d’activer la réforme de l’OMC. Un premier rapport a été remis il y a plusieurs semaines par la Fondation Bertelsmann au directeur général de l’OMC, Roberto Azevêdo. L’Union européenne et la Chine ont aussi annoncé le 16 juillet dernier, à l’issue de leur sommet bilatéral, la création d’un groupe de travail sur le sujet.
L’ampleur actuelle de la tempête commerciale pourrait tout emporter sur son passage. Elle menace jusqu’à l’équilibre du marché du pétrole. L’objectif de Donald Trump de ramener les exportations iraniennes de pétrole à zéro fait en effet courir le risque que les pays de l’OPEP et la Russie, malgré leurs efforts pour dynamiser l’offre mondiale de brut, soient de nouveau dans l’incapacité de servir une demande qui pourrait de nouveau rebondir d’ici la fin de l’année.
L’hypothèse d’un retournement conjoncturel qu’on peut craindre sous la pression des exigences intolérables de l’administration américaine et des effets qu’elles peuvent produire sur le commerce mondial pourrait être également confortée par d’autres déséquilibres, y compris sur le continent européen.
Désordres communautaires et désunion européenne
Depuis plusieurs mois, la croissance en zone euro donne des signes de faiblesse. Empêtrée dans des négociations tendues et interminables sur le Brexit, confrontée à l’aggravation des tensions géopolitiques avec les Etats-Unis et la Russie, exposée aussi à l’épuisement des effets de la politique monétaire expansionniste dont la Banque Centrale européenne (BCE) a annoncé la fin prochaine, l’UE voit sa croissance et ses perspectives de croissance de moyen terme, entamées.
Le dossier grec reste aussi une source de préoccupation pour l’UE : s’il semble en bonne voie de résolution, avec la perspective de sortie prochaine d’Athènes de la tutelle financière européenne sur sa dette, la discipline budgétaire imposée à l’Etat grec -maintenir un excédent budgétaire primaire de +3,5% au moins jusqu’en 2022- montre que rien n’est encore vraiment acquis.
Au sein même de la zone euro, les dirigeants ne parviennent pas vraiment à s’entendre sur la question migratoire tandis que plusieurs conceptions de l’architecture de la zone euro s’opposent, ce qu’illustre parfaitement le débat actuel sur la création d’un budget commun, poussé par le président Macron.
Enfin, l’Europe déjà sous la menace du populisme et de la montée des régimes autoritaires (Pologne, Hongrie) doit composer avec un gouvernement italien issu des élections de mars dernier, et dont le programme anti-européen s’ajoute au laxisme budgétaire, au risque d’aggraver un peu plus une crise interne dont la composante économique (sous-productivité et sous-investissement des entreprises) n’est pas un simple avatar de la crise politique et institutionnelle qui sévit à Rome.
Avec la montée des périls, l’Europe a une occasion de repartir de l’avant et sans doute une seule : le front commun face aux mesures protectionnistes imposées de l’autre côté de l’Atlantique est salutaire. Mais il ne peut qu’artificiellement et non durablement colmater les divisions qui séparent encore ceux qui ne seront bientôt plus que vingt-sept à faire tourner la marmite européenne.
Prendre son destin en main pour l’UE, c’est donc à la fois voter un budget communautaire ambitieux pour la période 2021-2027, c’est-à-dire tourné vers l’avenir (l’innovation et le digital) et compensant l’impact de la sortie du Royaume-Uni du giron européen, mais aussi saisir l’opportunité du projet de budget de la zone euro, désormais soutenu par le couple franco-allemand, depuis l’accord arraché le 19 juin dernier par Emmanuel Macron à Angela Merkel. Or, ce budget commun qui verra au mieux le jour en 2021 fait actuellement débat dans son principe même dans huit pays du nord, rangés derrière le leader néerlandais Mark Rutte, sous prétexte que « chacun doit faire le ménage dans sa maison » (comprendre : chacun se débrouille), alors que ce dont les pays membres de la zone euro ont précisément besoin, c’est de plus de solidarité intra-européenne, via des mécanismes d’intervention partagés en cas de survenue de difficultés économiques et financières chez l’un d’entre eux.
Difficile de dire aujourd’hui, alors que le torchon brûle entre l’Europe et les Etats-Unis et que les déséquilibres intra-européens sonnent comme autant d’avertissements pour la zone euro, que la France parviendrait miraculeusement à échapper aux conséquences de tous les désordres actuels du monde, qu’ils soient géopolitiques, commerciaux ou simplement économiques.
Des turbulences internationales qui sapent la reprise en France
Les premiers signaux de repli conjoncturel sont visibles chez nous depuis le premier trimestre.
Dans le sillage du premier coup de frein accusé par la croissance en zone euro (progression du PIB de seulement +0,4% au premier trimestre contre +0,7% sur les trois derniers mois de 2017), la progression du PIB a été moins franche en France ces derniers temps : +0,2% sur les trois premiers mois, et pas davantage sur la période d’avril à juin, particulièrement touchée par les grèves de la SNCF et d’Air France.
La production industrielle, qui s’est repliée de 0,6% en mai dernier, est certes pénalisée par les mouvements sociaux du printemps mais subit surtout de plein fouet ailes tensions commerciales internationales, qui minent le moral des patrons.
Des tendances qui se confirment quand on suit l’évolution de la courbe des défaillances d’entreprises. Celle-ci fait apparaître un repli plus modéré des procédures collectives (-1,4%) entre mars et juin, par rapport à la même période de l’année précédente, augurant d’un nombre de défaillances pour l’ensemble de l’année 2018 autour de 52 000 selon Altares, très proche de celui de 2017.
L’Insee le dit d’une voix faible, mais la santé des entreprises françaises est déjà moins favorable qu’il y a quelques mois : la hausse du prix du pétrole depuis le début de l’année a rogné leurs marges, qui devraient retomber à 31,7% de la valeur ajoutée d’ici la fin de l’année, en dessous de la moyenne de la période 1988-2007, qui s’établissait à 32,6%.
Le nouvel environnement international pourrait être encore bien plus défavorable aux PME de l’hexagone en cas de remontée rapide et forte des taux d’intérêt, ce que les nouvelles orientations de la BCE laissent présager au plus tard pour 2019 : ainsi les économistes d’Euler Hermes ont calculé il y a peu qu’avec un endettement plus élevé en moyenne (71,8% du PIB contre 67,2% pour les firmes italiennes et seulement 36,7% pour leurs concurrentes allemandes), les entreprises françaises pourraient subir un renchérissement du coût de financement de 35 à 40 points de base en cas de hausse de 50 points de base du taux directeur de l’Institution monétaire de Francfort.
Une exposition très forte qui doit pousser à la vigilance à la fois dans la relation entre les banques et les entreprises, mais aussi en termes de couverture de risques de la part de l’Etat au moment de construire le projet de loi de finances 2019 et les hypothèses du gouvernement s’agissant de l’estimation de la charge des intérêts d’emprunt côté public.
Le vent se remet à souffler depuis la fin de l’hiver. Un vent froid et de face. L’économie française n’est pas épargnée par les premières turbulences induites par ce nouvel environnement international très incertain et marqué par une grande volatilité des marchés. Ce n’est donc pas le moment de marquer une pause dans les réformes, que ce soit à l’échelle européenne ou dans l’hexagone. Mais le temps est, en revanche, venu de prendre les dispositions nécessaires pour protéger entreprises et consommateurs des effets des secousses commerciales et financières qui s’annoncent et dont l’intensité pourrait encore s’accroître dans les prochains mois.
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