Alors que le numérique bouleverse les structures traditionnelles du monde du travail, et que le plein-emploi semble un idéal obsolète, débattre sur la mise en place d’un « revenu universel de base » est devenu une nécessité.
Dimanche 3 juin, la Suisse a refusé par référendum la mise en place d’un « Revenu de base ». La Finlande et les Pays-Bas, eux, sont en train de l’expérimenter. Sous l’impulsion de son jeune premier ministre Justin Trudeau, le Canada pourrait les imiter. En France, plusieurs hommes politiques, de chaque côté de l’hémicycle sont favorables à son application : parmi eux, Arnaud Montebourg ancien ministre du redressement productif sous François Hollande, ou encore Frédéric Lefebvre (député Les Républicains).
Il existe deux principaux obstacles à la concrétisation d’un tel projet. D’abord, la question de la forme : parle-t-on d’un « revenu de base », soit un revenu distribué de manière inconditionnelle à chacun des citoyens ? Ou d’un « salaire à vie » qui, en plus de permettre de satisfaire tous les besoins primaires d’une personne (se loger, se nourrir, s’habiller), viendrait remplacer l’ensemble des aides sociales déjà existantes ? Et surtout, à combien doit s’élever un tel montant ? Autant de questions qui s’avèrent clivantes, au sein même de ses partisans.
Le deuxième obstacle, qui découle du premier, est son financement. Doit-on supprimer l’ensemble des allocations (chômage, retraite…) au profit de l’application d’un revenu universel ? Ou au contraire conserver le système existant mais augmenter la fiscalité (impôt sur le revenu, TVA…) ? La question du financement est d’ailleurs ce qui a poussé les Suisses à voter « non » au référendum du 3 juin. Les citoyens helvètes craignaient une baisse de la compétitivité de leur économie et une augmentation mal maîtrisée des dépenses publiques.
Le numérique rend l’avenir incertain
Mais la question du revenu de base ne peut se heurter à ces considérations politiques. Aujourd’hui, le monde du travail est bouleversé, voire métamorphosé par les (r)évolutions numériques. Dans un rapport publié le 6 janvier dernier adressé à la ministre du travail, le Conseil national du numérique (CNNum) préconisait d’ « éclairer et expertiser les différentes propositions et expérimentations autour du revenu de base ».
Le numérique remet en cause plusieurs fondements de l’économie hérités notamment des révolutions industrielles. Selon le Cnnum, il est « indispensable d’affirmer que la période que nous traversons est celle d’une évolution systémique, exceptionnelle et rarement connue dans l’histoire de l’humanité ». Il serait donc temps de repenser les principes qui régissent le monde du travail, Et notamment « les définitions que nous assignons aux notions d’emploi, de travail, et d’efficacité ». Cette réflexion est au coeur du débat sur le revenu universel de base.
Fournir aux citoyens un revenu de base inconditionnel, c’est leur assurer de pouvoir satisfaire, peu importe la conjoncture, tous leurs besoins primaires. Pour le Cnnum, « nous entrons sans une ère d’incertitude, […] il n’est plus possible de concevoir les trajectoires professionnelles de façon linéaire ». La rapidité des chaînes d’innovation est telle qu’il est presque impossible de prévoir avec précision quoique ce soit.
Les spécialistes ont déjà affirmé que le numérique détruisait des emplois. Mais personne ne parvient à évaluer combien il va en créer. Le doute est d’autant plus grand, que le Cnnum avance que « dans beaucoup d’entreprises, être performant impose de contribuer à sa propre obsolescence ». Face à « l’instabilité du marché du travail » qui touche principalement les jeunes, le RUB apparait comme un gage de sécurité pour les citoyens dont l’existence et le confort de vie sont directement dépendants de leur emploi et du salaire qui en découle.
Repenser notre rapport au travail
Le rapport du Cnnum est le plus édifiant quand il s’attaque à la conception même de travail à l’heure du numérique. Le Cnnum essaye d’abord de remettre en cause ce qui peut passer pour un mythe, en lui donnant une dimension historique : le travail, tel que nous le connaissons aujourd’hui est une « construction », « une invention » qui prend ses origines à la fin du XVIIIe siècle. Dès lors, ses prétentions à « être la base du lien social », ou encore à être considéré comme « une forme indépassable d’organisation économique et sociale » sont à remettre en cause. D’une part parce que cela n’a pas toujours été le cas. Et d’autre part parce que cela risque de l’être de moins en moins. L’érosion de la société salariale, l’automatisation de certaines tâches, et la stabilisation du chômage à des taux proches de 10% viennent bouleverser notre vision du monde, longtemps déformée par le filtre idéalisant de l’emploi.
Si les travailleurs dans le monde sont encore majoritairement des salariés, un certain nombre de mutations viennent doucement renverser l’ordre établi : l’ubérisation de l’économie notamment, qui fait se rencontrer directement sur des plate-formes en ligne une personne qui propose un service et une autre qui le consomme.
La tendance actuelle est à l’augmentation de la part de l’emploi non-salarié ou indépendant, surtout dans le secteur tertiaire. « La transformation numérique de l’économie rend de fait obsolète le modèle salarial comme principale forme d’emploi », selon des experts cités par le Cnnum. Un autre point de vue met en exergue l’apparition d’un « néo-salariat », un modèle qui instituerait « de nouvelles formes de travail apparentées au salariat, sans les protections qui y sont associées ». Soit un salariat 2.0, plus souple mais aussi plus précaire.
Grâce au RUB, l’individu pourrait s’émanciper et devenir son propre employeur. Un tel revenu permettrait de « redonner au travailleur des marges de choix vis-à-vis de son emploi », selon le Cnnum. Il peut en ce sens, comme l’indique le philosophe André Gorz, mener à la démocratisation d’activités « autonomes ». L’objectif serait de créer des « espaces d’activité qui ne soient pas indexés à la seule rationalité économique ». Libérer la créativité de l’individu, mais aussi éradiquer la grande pauvreté et simplifier le système d’aides sociales : voilà toute l’ambition du revenu universel. La preuve que la réflexion autour du numérique n’est pas seulement technique : elle est aussi philosophique.
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