Avec 50 milliards de dollars de liquidités, la société suédoise de capital-investissement EQT pense pouvoir devenir le leader des rachats d’entreprises en Asie et en Europe, malgré un désintérêt pour le secteur en plein essor du crédit privé.
Article de Hank Tucker pour Forbes US
Conni Jonsson a grandi dans une ferme de la campagne suédoise, où il trayait les vaches et travaillait dans les champs. Il s’attendait à étudier l’agronomie dans l’une des meilleures universités de Stockholm et, à terme, à développer l’exploitation familiale. Cependant, ses résultats médiocres aux examens ayant réduit ces espoirs à néant, il a opté pour la comptabilité et la finance à l’université de Linköping, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale scandinave.
C’était un environnement étranger pour lui, mais Conni Jonsson a pu compter sur son statut d’outsider pour relever avec succès les différents défis qui ont suivi. Il fonde EQT en 1994 et il en a fait la plus grande société de capital-investissement d’Europe. La société gère aujourd’hui 248 milliards de dollars d’actifs. Comme d’autres fondateurs de sociétés de capital-investissement, Conni Jonsson est lui-même milliardaire, sa fortune étant estimée à 1,7 milliard de dollars. À chaque nouvelle promotion d’analystes d’EQT, il montre la même photo de lui à l’âge de 16 ans, en train de travailler dans les champs avec le tracteur familial.
« Je venais de nulle part, je ne pouvais donc pas échouer parce que j’avais tout à gagner », explique Conni Jonsson, soulignant que la capacité d’adaptation et la créativité ont été sa force motrice. « J’étais plus courageux que les autres et, au bout d’un certain temps, j’ai pris suffisamment confiance en moi pour parler franchement et directement, alors que d’autres étaient plus polis. »
À 64 ans et après être passé poste de PDG à celui de président du conseil d’administration en 2014, Conni Jonsson (toujours associé gérant au sein d’EQT) a des ambitions plus grandes que jamais. Depuis l’introduction en bourse d’EQT en 2019, les actifs ont été multipliés par six, grâce à des levées de fonds et à des acquisitions. En 2021, la société a acheté le promoteur immobilier Exeter Property Group, basé en Pennsylvanie, pour 1,9 milliard de dollars, afin d’étendre son empreinte aux États-Unis et d’étoffer sa branche d’investissement immobilier, principalement axée sur les propriétés industrielles. En 2022, la société a racheté Baring Private Equity Asia, dirigé par le milliardaire Jean Salata de Hong Kong, pour 7,5 milliards de dollars. EQT est toujours à la recherche de nouvelles opportunités pour réduire l’écart avec les poids lourds américains tels que Blackstone et KKR.
« Nous devrions être numéro un en Asie, numéro un en Europe et dans les cinq premiers aux États-Unis dans les domaines où nous investissons », insiste Conni Jonsson.
Si les grandes sociétés américaines de capital-investissement telles que Blackstone, Apollo et KKR ont été à l’origine de son inspiration, EQT est aujourd’hui en concurrence avec elles pour la conclusion d’opérations. Le parcours de Conni Jonsson jusqu’au sommet de la plus grande société de capital-investissement d’Europe a commencé en 1987, trois ans après l’obtention de son diplôme à Linköping, lorsqu’il a accepté un poste de chargé d’études pour Investor AB, la société holding de la famille suédoise Wallenberg, des banquiers, industriels et hommes politiques renommés depuis la fin des années 1800. En 1989, les Wallenberg ont envoyé Conni Jonsson à New York pour un an, afin qu’il travaille dans leur bureau new-yorkais et noue des relations avec Wall Street. C’était l’année qui suivait le célèbre rachat de RJR Nabisco par KKR pour 31 milliards de dollars. Dans la mesure du possible, Conni Jonsson s’est immergé parmi les banquiers de Wall Street et a étudié la manière dont les sociétés de rachat établies, Warburg Pincus et AEA Investors, mettaient en place leurs activités.
De retour en Suède, il a entrepris de persuader ses patrons de soutenir une société similaire en Europe, axée sur le rachat d’entreprises. Les Wallenberg sont les Rockefeller suédois. Leur histoire remonte à la fondation de la Stockholms Enskilda Bank (SEB) par André Oscar Wallenberg en 1856. Le membre le plus célèbre de la famille est Raoul Wallenberg, architecte et diplomate, qui a sauvé des milliers de Juifs hongrois pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les Wallenberg possèdent toujours des entreprises par l’intermédiaire d’Investor AB, dont la capitalisation boursière s’élève à 80 milliards de dollars et qui est détenue majoritairement par la famille, avec des participations dans un vaste portefeuille d’entreprises, dont AstraZeneca et Nasdaq.
Conni Jonsson et Claes Dahlback, directeur général d’Investor AB, ont présenté l’idée d’EQT au patriarche de la famille à l’époque, Peter Wallenberg, et malgré quelques hésitations initiales, Investor AB a accepté de filialiser l’entreprise avec le soutien supplémentaire d’AEA Investors et de la SEB. Investor AB détient toujours 15 % des actions d’EQT, qui valent aujourd’hui environ 5 milliards de dollars.
EQT a passé la majeure partie de sa première décennie à opérer en Suède et dans les pays nordiques avant de s’aventurer en Allemagne. L’une de ses premières opérations dans ce pays a été Tognum, un fabricant de moteurs diesel pour poids lourds que la société a racheté à Daimler en 2006 pour 1,9 milliard de dollars de dettes et de capitaux propres, en n’émettant qu’un chèque de 180 millions de dollars de capitaux propres, selon les taux de change en vigueur à l’époque. Après seulement 16 mois de remaniement de l’équipe de direction et de modernisation de l’entreprise, la société a été introduite en bourse en juillet 2007, levant 2,8 milliards de dollars, et a revendu sa participation restante de 22 % à Daimler en 2008 pour 900 millions de dollars. Au final, Conni Jonsson et ses partenaires ont gagné plus de 15 fois leur mise sur l’opération en deux ans.
« Lorsque nous avons acheté Tognum, il a eu l’audace d’augmenter le prix que nous proposions à la fin plus que nous ne l’avions prévu », explique Claes Dahlback, mentor de Conni Jonsson chez Investor AB et conseiller auprès de plusieurs fonds d’EQT. « Ce fut l’une des meilleures transactions jamais réalisées par EQT. »
Ce succès a convaincu Conni Jonsson que l’approche d’EQT pouvait fonctionner en dehors de la Suède, et l’entreprise n’a pas cessé de se développer ou de lever des fonds de plus en plus importants. Son dixième fonds phare a été clôturé l’année dernière à 22,5 milliards de dollars, et la société vise 12,5 milliards de dollars pour son prochain fonds asiatique, BPEA IX. Ses septième et huitième fonds phares, qui sont entièrement investis, ont généré des rendements annualisés de l’ordre de 20 %, et ses cinq premiers fonds d’infrastructure ont également affiché des taux de rentabilité internes nets allant de 11 % à 22 %.
EQT s’intéresse en particulier à l’Inde, le pays le plus peuplé du monde et l’économie majeure à la croissance la plus rapide, où les marchés publics ont été plus actifs ces dernières années qu’aux États-Unis et en Europe. L’entreprise s’est retirée de la société de services informatiques Coforge en 2023 pour 2,2 milliards de dollars, quatre ans après l’avoir acquise, et a introduit en bourse la société de technologies de la santé Sagility India Limited lors d’une IPO en novembre qui a permis de lever 250 millions de dollars.
« Il y a un bon avenir en Europe et aux États-Unis également, mais l’avenir est plus brillant, à court et à moyen terme, en Asie », déclare Conni Jonsson. En juin dernier, selon son rapport semestriel, EQT disposait de 50 milliards de dollars de liquidités.
Les actions d’EQT AB, qui sont négociées sur le Nasdaq de Stockholm, ont gagné 500 % au cours de leurs deux premières années sur le marché, mais elles ont perdu la moitié de leur valeur au cours de l’année 2022. Son action a depuis rebondi de 43 %, mais elle est restée à la traîne de nombreuses sociétés de capital-investissement durant cette période, en grande partie parce qu’EQT a évité le boom du crédit privé qui a propulsé des sociétés comme Ares Management et Apollo. Blackstone a accumulé 432 milliards de dollars d’actifs de crédit, et les spécialistes du crédit comme Ares et Blue Owl ont prospéré dans un environnement de taux d’intérêt élevés offrant des rendements attractifs.
EQT a pris la direction opposée, vendant son activité de petit crédit à Bridgepoint en 2020. Conni Jonsson ne le regrette pas : « Si une entreprise n’est pas performante et que vous êtes un prêteur ou un investisseur minoritaire, vous ne pouvez pas y faire grand-chose », explique-t-il. « Nous sommes des propriétaires. Nous n’achetons pas de papier, nous achetons des entreprises. »
Les emprunteurs font de plus en plus appel à des prêteurs privés plutôt qu’à des banques, en quête de flexibilité et d’un accès plus rapide au capital, avec moins de garde-fous réglementaires que les banques, une tendance que Conni Jonsson observe avec prudence. Le Fonds monétaire international demande déjà un renforcement des exigences en matière d’information et tire la sonnette d’alarme quant à l’illiquidité des fonds de crédit privés et à leur dépendance à l’égard des assureurs pour la collecte de fonds.
« Ils achètent des compagnies d’assurance et placent ensuite leurs propres fonds dans la gestion d’actifs », explique Conni Jonsson, en faisant référence à des sociétés comme Apollo et KKR qui possèdent de grands assureurs. « S’agit-il d’un conflit ? Je dirais que c’est probable, et ceux qui en paient le prix sont les assurés. »
Il s’agit d’un avertissement sévère pour les sociétés de rachat concurrentes d’EQT, dont la plupart se sont engouffrées dans le secteur largement non réglementé du crédit privé, d’une valeur de 2 000 milliards de dollars. Comme le sait si bien Conni Jonsson, ancien garçon de ferme, les poulets reviennent toujours à la maison.
Une traduction de Flora Lucas
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