Alors que l’One Océan Summit – voulu par Emmanuel Macron – se déroule cette semaine, Sabine Roux de Bézieux, présidente de la Fondation de la mer, a accepté de faire le point sur ses actions menées pour la protection de la biodiversité marine ainsi que la lutte contre la pollution des mers. Puisque la France prend cette année la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, Sabine Roux de Bézieux espère marquer dans les esprits l’attachement que nous entretenons tous avec l’océan sans le savoir.
Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur votre parcours et votre attachement au secteur maritime ?
Sabine Roux de Bézieux : J’ai passé vingt ans de ma carrière en tant que consultante pour accompagner des entreprises dans leur évolution stratégique et opérationnelle. À titre personnel, je suis aussi depuis toujours engagée en faveur de la prise de conscience environnementale, par le biais de l’éducation et la transmission à destination de nos enfants et petits-enfants.
En ce qui concerne mon attachement à l’océan, je suis à moitié bretonne et j’ai passé une grande partie de ma vie au bord de l’eau. J’ai donc toujours eu un goût pour la contemplation de l’immensité de la vie qui se déploie dans les fonds marins.
La raison pour laquelle j’ai accepté d’assumer la présidence de la Fondation de la Mer est que cette dernière représente la majeure partie de notre planète. Je suis définitivement convaincue du lien que nous entretenons avec la Mer et bien souvent les habitants de ville y sont interconnectés sans le savoir. Je veux porter un message fort : l’océan n’est pas l’apanage des seuls marins et ceux qui en vivent mais c’est l’Histoire de l’Humanité, d’aujourd’hui et de demain.
D’un point de vue moins affectif, il est important de rappeler que ¾ de la planète est couverte d’eau. L’océan ne se limite pas uniquement à l’Atlantique ou le Pacifique, c’est une source de vie qui irrigue la totalité de nos continents. Peu de gens voient réellement l’océan et pourtant c’est bien un espace en 3D dont il s’agit et tout ce qui pollue les sols finira logiquement en mer. C’est d’ailleurs en ce sens que Thomas Pesquet nous a partagé depuis l’espace de nombreuses photos de rivages, de fleuves, de lacs pour faire prendre conscience de la fragilité de notre Terre.
Nous connaissons actuellement moins de 10% de nos fonds marins et de nombreuses espèces marines sont encore à découvrir. La vie dans l’océan est source de biomimétisme précieux dont on peut s’inspirer pour faire avancer considérablement la science.
Notre label « Ocean Approved » s’applique à toutes les entreprises, tous les secteurs et partout dans le monde. Les critères sont assez simples et rigoureux à la fois
Quel est le rôle de la fondation ?
Cela va faire 7 ans au mois de juin que j’assure la présidence de la fondation et la majeure partie de nos missions est consacrée à des actions concrètes en faveur de l’océan : protection des écosystèmes en danger, soutien à la recherche et sensibilisation dans les écoles ou les entreprises. Le monde de la recherche en France est assez structuré mais aussi très décentralisé. Henry Kissinger ironisait dans les années 70 : ”L’Europe, quel numéro de téléphone ?”. Et je pense que cela s’applique à la complexité de la recherche française et ses nombreux instituts.
En parallèle, nous avons aussi créé Océan Approved, le premier label international dédié à la préservation de l’océan. La Mer monte autant au niveau physique qu’au niveau des esprits et nous avons intérêt à ce que les politiques s’emparent davantage de ces sujets. Le gouvernement français va d’ailleurs organiser à Brest l’Océan Summit le 9,10 et 11 février : c’est un bon signe mais il n’y a pas assez de Mer à notre goût.
À titre d’exemple, le plan de soutien à la recherche sur la Mer représente 40 millions d’euros, soit 3€ par km² d’eau ! De la même manière, seulement 2% du mécénat privé aujourd’hui concerne l’environnement. J’ai plutôt tendance à voir le verre à moitié plein mais les soutiens aux organisations comme la nôtre est relativement faible.
Comme je le disais, pour beaucoup de chefs d’entreprise et de Français, l’océan semble lointain. C’est souvent ce qu’ils voient en vacances et le lien à faire avec la vie humaine n’est pas si évident. Nous travaillons donc en partenariat avec l’Éducation Nationale pour aider à renforcer les programmes scolaires sur ces enjeux. En lien avec les inspections générales, l’objectif est d’ajouter les questions maritimes dans les programmes de biologie mais aussi d’économie.
En histoire, la place de la mer est plutôt bien abordée notamment sous l’angle des grandes batailles navales ou bien des grandes découvertes. Mais aujourd’hui il est aussi important de rappeler que 98% des télécommunications passent par les voies de mer et il y a des questions stratégiques à prendre en compte. Il était par exemple édifiant de voir qu’après l’éruption du volcan de l’île Tonga, des câbles sous marin ont été endommagés et nous n’avons plus eu de nouvelles de la population pendant des jours.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre label “Océan Approved” ?
En français, “Océan Approved” peut se traduire par “approuvé par l’océan” et “pour l”océan”. C’est un outil qui permet aux entreprises de prendre conscience de leur impact sur l’océan, l’évaluer et agir pour le réduire. Il s’inscrit dans le cadre des Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU – dont le numéro 14 est dédié à l’océan.
Le deuxième cadre réglementaire à noter est celui de la future taxonomie en matière de finance durable de la Commission européenne qui prévoit des obligations de reporting pour les entreprises. Nous prévoyons des outils concrets pour que les organisations réduisent leur impact autant en matière d’émissions de gaz à effet de serre ou de pollution plastique par exemple. Au total, une quarantaine d’indicateurs ont servi à fonder notre référentiel qui a été approuvé “SDG Good Practices” par les experts de l’ONU en 2014.
Pour que les entreprises s’emparent au mieux de ces sujets, il faut qu’elles élargissent leur vision de la matérialité : autrement dit, bannir les gobelets en plastique est une bonne chose mais c’est rarement ce qui a le plus d’impact. Les questions du financement et des investissements sont aussi à prendre en compte et nous engageons en ce moment des conversations intéressantes avec différents réseaux interbancaires.
La ministre de la mer Annick Girardin a réuni le mois dernier de grands chefs d’entreprise au niveau mondial et nous avons eu l’occasion de pouvoir les convaincre de l’intérêt d’intégrer notre label dans leur démarche. Souvent ces acteurs ne voient pas forcément le lien entre l’océan et leur business.
Comment garantir la cohérence de votre mission au niveau international où chaque pays applique des normes différentes sur leur espace maritime et fluvial ?
Notre label « Ocean Approved » s’applique à toutes les entreprises, tous les secteurs et partout dans le monde. Les critères sont assez simples et rigoureux à la fois et l’enjeu est surtout une question de seuil : puisque les lois varient d’un pays à un autre, est-ce qu’une entreprise devrait appliquer le mieux-disant ? Doit-elle se conformer aux règles internationales tout en risquant un surcoût par rapport à la concurrence ?
Il faudrait une meilleure harmonisation des normes internationales sur le sujet, au même titre que les négociations en cours sur la taxe carbone qui serait une solution au dumping environnemental dont abusent certains pays. Sur le volet social, les enjeux sont aussi multiples puisque des centaines de milliers de personnes vivent de la mer, que cela soit dans les secteurs de la pêche, du transport ou encore de l’aquaculture. Et il y a évidemment toutes les activités indirectes liées aux télécommunications par voie sous-marine, la recherche, la santé, la cosmétique et l’énergie.
Puisque l’océan est le poumon bleu de notre planète, le dérèglement climatique peut avoir des impacts sociaux désastreux – les populations des pays les plus pauvres en première ligne. Mais il est aussi au cœur de tout le système économique mondial : nous l’avons bien vu avec le blocage du canal de Suez l’année dernière qui a complètement bouleversé la supply chain au niveau global.
Aujourd’hui, nous revenons progressivement à un mix entre le nucléaire, le solaire, l’éolien, l’hydroélectrique, la biomasse… Il va falloir s’y habituer et investir davantage dans la technologie pour réduire notre empreinte
Quel est le cheval de bataille en matière de lutte contre le réchauffement climatique selon vous ?
La première bataille est à mon sens le C02 : le réchauffement et l’acidification des mers a un impact immédiat sur la vie des espèces marines et nous dépendons tous de la bonne santé de l’océan. Le deuxième sujet prioritaire est celui des pollutions. Tout récemment, le rejet des eaux usées dans la mer et les rivières anglaises est un exemple du désastre écologique en la matière. Nous devons urgemment mettre en place des systèmes de gestion de ces eaux usées au même titre que celle des déchets car cette pollution ne s’arrêtera pas aux frontières comme le nuage de Tchernobyl !
Enfin, la question du plastique est aussi primordiale et tout l’intérêt est de faire en sorte qu’il devienne un produit valorisé plutôt qu’un simple déchet. Aujourd’hui nous ne voyons presque plus de canettes dans la nature car le recyclage de l’aluminium est devenu un business en tant que tel. Nous devrions en faire de même pour le plastique et trouver des moyens pour qu’il soit recyclable à l’infini comme l’aluminium.
La technologie peut-elle nous aider dans cette quête ?
Je suis assez d’accord avec les réflexions de Jean-Marc Jancovici sur la croissance technologique phénoménale du dernier siècle avec le remplacement progressif de la force motrice des hommes par celle des machines. Il faut se demander : quelle machine j’utilise et laquelle est utile ? Un presse-orange manuel peut par exemple très bien faire l’affaire !
La technologie n’est pas gratuite, elle nécessite de l’énergie et nous n’avons pas les connaissances scientifiques nécessaires pour en produire à bas coût, la stocker durablement et sans polluer. De la même manière, les technologies ont besoin de terres rares et autres métaux pour être fabriquées et leur extraction a des conséquences sociales et environnementales désastreuses – il suffit de voir ce qui se passe en ce moment en Chine.
Pour atteindre la sobriété dans nos choix, il faut déjà se poser la question des avantages et des coûts de tel ou tel projet. Par exemple, il vaut mieux parfois accentuer la rénovation énergétique de bâtiments plutôt que chercher la neutralité carbone dans la construction de nouveaux. Trop d’immeubles ont aujourd’hui des déperditions de chaleur catastrophiques.
Il faut avoir une vision d’ensemble pour mieux visualiser les émissions de CO2 liées aux activités humaines et espérer les réduire. L’équation de l’économiste japonais Yoichi Kaya est à ce titre très pertinente puisqu’elle prend en compte le Produit Intérieur Brut (PIB), la population et l’énergie consommée dans son calcul.
Nous avons fonctionné depuis plus d’un siècle à base de pétrole parce qu’il est peu cher, adaptable et facilement transportable. Plus loin dans l’Histoire, nous faisions un mix d’énergie entre la force humaine, animale et celle du vent. Aujourd’hui, nous revenons progressivement à un mix entre le nucléaire, le solaire, l’éolien, l’hydroélectrique, la biomasse… Il va falloir s’y habituer et investir davantage dans la technologie pour réduire notre empreinte.
Beaucoup d’innovations gadgets ont été mises sur le devant de la scène ces dernières années… Je pense par exemple aux multiples robots récupérateurs de déchets dans l’océan mais qui restent un grain de sable face aux tonnes de plastique présentes dans nos mers. Comment éviter cette gadgétisation qui ne prend le problème que par le petit bout de la lorgnette ?
La technologie peut nous aider à réduire notre impact à bien des égards : pour communiquer, se déplacer, s’abreuver, se nourrir, se loger ou encore se vêtir. Mais il faut bien évidemment éviter de tomber dans le gadget. En même temps, il est vrai que les grandes innovations ont souvent commencé par un gadget qui est ensuite devenu la norme. Il faut simplement s’assurer que des critères permettent d’encadrer l’innovation et appellent à un peu de raison.
S’agissant des robots que vous évoquez, la première étape est bien sûr de jouer sur l’émotion pour présenter cette technologie comme une solution à la dépollution de l’océan. Mais la deuxième étape – la plus importante – est de se demander : comment faire pour la déployer à grande échelle ?
Notre conseil scientifique nous aide énormément à faire le tri et à isoler les projets qui font sens. Cette solidité scientifique est primordiale pour dépasser le stade de l’émotion immédiate. Il est clair en tout cas que cet imaginaire d’une solution miracle passe de moins en moins bien auprès du public.
En revanche, je reste convaincue de l’utilité du foisonnement technologique, surtout dans un secteur aussi vierge que l’océan. C’est comme la sélection naturelle : il faut créer 1000 innovations pour qu’une seule réussisse à avoir de l’impact.
Qu’attendre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne en la matière ?
Notre roadmap sur ce point est clairement définie : l’UE est un accélérateur pour faire valoir les valeurs chères à nos yeux. Cette présidence française du Conseil de l’UE est une chance pour promouvoir notre vision française de l’océan, la Fondation de la Mer y contribue avec ses partenaires européens. C’est aussi cette vision qui sera traduite dans le cadre de l’Ocean Summit. L’océan appartient à tous, que cela soit pour la science, le tourisme ou la pêche. Et pour combiner tout ça, il y a un enjeu de planification de l’espace maritime (PEM).
À cela s’ajoutent les négociations de l’ONU sur la haute mer, qui représente 64% de la surface de la planète, ainsi que la conférence des Nations-Unies sur les océans, prévue à Lisbonne du 27 juin au 1er juillet 2022. Ce sera l’occasion de rappeler aux instances gouvernementales et politiques à prendre leurs responsabilités.
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