Enseignante à l’Insead, elle est la mère de la stratégie de l’océan bleu dont elle a tiré un livre majeur, co-écrit il y a quinze ans avec le Sud-Coréen W. Chan Kim, écoulé à 4 millions d’exemplaires dans le monde. En 2019, Renée Mauborgne est devenue la première femme à atteindre la première place du Thinkers50, classement de référence des penseurs du management. Nous l’avons rencontrée pour comprendre comment elle a évolué dans sa réflexion sur le monde des entreprises confrontées à une concurrence souvent violente.
Vous avez été classée à la première place du Thinkers50 en 2019 après plusieurs apparitions dans le top 5. Vivez-vous cela comme une consécration ? Que vous inspire le fait d’être la première femme à atteindre ce rang ?
Renée Mauborgne : C’est un honneur d’occuper la première place et, naturellement, c’est un grand plaisir. Mon partenaire de recherche de longue date, le professeur Chan Kim de l’Insead, partage cette première place. Mais je reste humble en pensant aux chercheurs qui ont occupé cette position avant moi : Peter Drucker, Michael Porter, Clayton Christensen. Nous avons un grand respect pour leurs recherches et leurs idées, et pour les longues et difficiles années de travail qu’ils ont accomplies. J’espère que, d’une manière ou d’une autre, j’inspirerai d’autres femmes académiques dans leur cheminement universitaire.
Comment expliqueriez-vous simplement le concept de stratégie de l’océan bleu à nos lecteurs ?
R.M. : Je demande d’abord aux gens de me parler de leurs entreprises. Sont-elles confrontées à une rude concurrence ? Leurs marges sont-elles sous pression ? Ont-ils l’impression, en somme, d’être en compétition dans un océan plein de requins et rouge d’une concurrence sanglante ? C’est ce à quoi la plupart des organisations se trouvent confrontées aujourd’hui. Je partage alors avec eux une autre voie. Je leur demande d’imaginer un vaste océan bleu où il n’y a pas de requins à l’horizon et où les possibilités de croissance et de profit sont importantes. J’explique ensuite comment la stratégie de l’océan bleu nous permet à tous de regarder le monde à travers un nouveau prisme et de voir les possibilités là où, auparavant, nous ne voyions que des menaces ou des contraintes. La stratégie de l’océan bleu présente les modèles qui nous enferment dans l’océan rouge et propose de nous libérer en créant des océans bleus. Et notre monde, comme la France, n’a-t-il pas besoin de davantage d’océans bleus ?
Vous avez coécrit Stratégie océan bleu en 2005. Quel a été le moteur de l’écriture du nouveau livre Cap sur l’océan bleu ?
R.M. : La publication de Stratégie océan bleu a généré une vague d’intérêt à travers le monde. Soudain, les professionnels des quatre coins du globe ont commencé à se regarder et à regarder leurs organisations à travers le prisme et le vocabulaire des océans rouge et bleu. Les gens m’ont dit qu’ils avaient désormais une façon d’exprimer leur volonté d’atteindre ces océans bleus, mais qu’ils étaient coincés dans le rouge. Comment pouvons-nous changer de cap ? Par où commencer ? Comment réunir la bonne équipe ? Y a-t-il une feuille de route ? Comment surmonter les craintes, la résistance et les doutes des gens pour qu’ils soient non seulement prêts à faire ce voyage, mais qu’ils arrivent à bon port ? Pour répondre à ces questions, Chan Kim et moi avons passé la décennie à étudier des organisations du monde entier qui s’efforçaient de mettre ces idées en pratique pour comprendre ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et comment éviter les pièges potentiels en cours de route. Cap sur l’océan bleu en est le résultat. Il expose les mesures concrètes que toute organisation peut prendre pour passer de l’océan rouge à l’océan bleu et vous montre comment, à chaque étape, renforcer la confiance et la compétence créative des gens pour réussir le voyage. Si la Stratégie océan bleu est le « quoi », Cap sur l’océan bleu est le « comment ».
Quelles sont les principales mises à jour de votre concept que vous avez dû effectuer pour qu’il reste pertinent ?
R.M. : Cap sur l’océan bleu introduit deux nouveaux concepts essentiels. Considérons l’un d’entre eux que nous appelons le « rapport humain ». Si vous regardez les études dominantes dans le domaine de la stratégie, l’être humain est à peine mentionné, et s’il l’est, c’est souvent pour se référer aux personnes par leur position. « Elle » est PDG, « il » est responsable marketing, « ils » travaillent dans la vente, etc. Mais quand on se présente au travail, comme dans la vie, on ne se présente pas selon un poste ou un titre mais en tant que personnes. Nous apportons tous nos espoirs et nos craintes, nos doutes et nos vulnérabilités au travail, que nous soyons directeur financier ou derrière la caisse. Et ce n’est que lorsque nous le reconnaissons, que nous normalisons notre humanité et que nous cessons de traiter les gens comme des êtres purement rationnels et économiques que nous gagnons la confiance de nos entourages et que nous bâtissons une culture où les personnes se sentent valorisées pour ce qu’elles sont, se détendent et sont incitées à être plus créatives. Dans Cap sur l’océan bleu, nous donnons vie à ce concept et nous mettons en évidence la façon de renforcer la confiance, non pas de l’extérieur par l’exhortation, mais de l’intérieur. Cela résonne profondément avec les étudiants et les cadres à travers le monde. Ce livre humanise la stratégie et explique pourquoi, en l’absence d’humanité, les organisations font face à des obstacles dans leurs efforts de transformation.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
R.M. : Notre recherche se concentre sur le développement du concept de « création non disruptive ». Les gens assimilent de plus en plus l’innovation à la disruption. Disrupter ou mourir est devenu le mot d’ordre. La disruption peut susciter l’innovation, mais elle le fait en déplaçant les entreprises et les industries existantes. Il s’ensuit souvent des entreprises fermées, des pertes d’emploi et des collectivités touchées. Mais la disruption est-elle le seul moyen ? Et est-ce nécessairement la meilleure façon ? Nos recherches suggèrent que non. La création non disruptive consiste à créer de nouveaux marchés là où il n’y en avait pas auparavant, de sorte qu’il n’y a pas de déplacement des marchés existants ni de compromis social douloureux. Elle offre une approche à somme positive de l’innovation et de la croissance par rapport à l’approche à somme nulle de la disruption, ou ce que l’économiste autrichien Joseph Schumpeter a appelé la « destruction créatrice ».
Vous citez Apple, e-Bay, le cirque du Soleil comme exemples. Quelles entreprises ou start-up de ces dernières années incarnent le mieux la stratégie océan bleu à votre avis ?
R.M. : Contrairement à la recherche conventionnelle dans le domaine de la stratégie, l’unité d’analyse de notre recherche n’est ni l’entreprise ni l’industrie. Mais plutôt les mouvements stratégiques que les entreprises font ou ne font pas. Lorsque les entreprises effectuent un mouvement stratégique océan bleu, même une industrie en déclin ou à faible marge peut se transformer en industrie hautement rentable et à forte croissance. Prenons l’exemple de JCDecaux en France, dont la décision stratégique océan bleu a permis de transformer la publicité extérieure d’une industrie stagnante et endormie à une industrie à forte croissance et très rentable. Ou encore, le groupe SEB qui, avec sa friteuse électrique Actifry portée par une stratégie océan bleu, a réalisé plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires et fait croître la valeur du secteur de 40 %. C’est une opportunité qui s’offre à toutes les entreprises, qu’elles soient jeunes ou déjà établies. La question est de savoir si elles vont la saisir.
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