Marina Al Rubaee est journaliste. Particularité de cette femme de 42 ans : elle “parle” depuis son enfance la langue des signes avec des parents sourds à qui elle sert d’interprète. Un parcours singulier d’aidante qu’elle retrace dans le livre Il était une voix, paru aux éditions Mazarine. En parallèle, elle a créé “Porte-voix”, une association qui a pour but de sensibiliser les entreprises à la problématique des salariés qui sont aussi des aidants familiaux.
Quel a été l’élément déclencheur qui vous a amenée à fonder “Porte-voix” ?
En 2017, j’ai co-animé avec Jean Ruch, avec qui j’ai publié le guide Les Aidants familiaux pour les nuls aux éditions First, une conférence à la demande du service social de SNCF Gares & Connexions. La thématique s’articulait autour des aidants salariés. C’est de là qu’est née l’idée de permettre, directement ou indirectement, à un plus grand nombre de salariés qui connaissent cette situation de pouvoir en parler dans leur entreprise.
Cet atelier concerne celles et ceux qui aident un ou plusieurs membres de leur famille – conjoint, parent, enfant, frère ou sœur – en situation de dépendance. Celle-ci peut être due à un handicap, à une maladie comme le cancer ou le diabète par exemple, ou au grand âge. C’est sujet contemporain, dont les médias parlent de plus en plus fréquemment. Mais, bizarrement, il reste méconnu des entreprises.
Je suis moi-même aidante familiale et salariée. Je connais la difficulté de parler de sa propre situation, souvent particulière, auprès de ses collègues et de sa hiérarchie. Je dois parfois m’absenter pour accompagner mes parents sourds à des rendez-vous médicaux ou administratifs afin de leur servir d’interprète en langue des signes. Parallèlement, il faut assurer une aide pour la constitution de dossiers administratifs, servir d’intermédiaire pour prendre des rendez-vous au téléphone, faire la jonction entre les différents interlocuteurs… Cela exige une grande implication au quotidien et beaucoup d’énergie : j’ai toujours l’impression d’être dans une tour de contrôle et de ne jamais pouvoir relâcher ma vigilance. Je suis loin d’être un cas unique : on compte en France 11 millions de personnes aidantes et, parmi elles, une sur deux travaille. En majorité, il s’agit de femmes. Elles doivent tout mener de front : activité professionnelle, vie de famille, prise en charge de leur(s) proche(s) dépendant(s). Pour cela, il faut de l’espace et du temps, que ces aidants salariés n’ont plus !
D’où un surmenage aussi bien physique que psychologique qui les amène souvent à réduire leur temps de travail, voire à arrêter complètement de travailler.
Comment les entreprises pourront-elles faire face à ce phénomène sociétal si elles ne l’anticipent pas en amont ? Il y a une crainte, certes compréhensible, de mêler la vie personnelle et l’activité professionnelle. D’où l’idée de “Porte-voix” : proposer des ateliers de sensibilisation pédagogiques et ludiques autour des aidants salariés. Je les ai conçus avec Élisabeth Chaudière, la fondatrice d’Ekiwork Elisabeth est adepte des formats ludiques pour évoquer des sujets sensibles sans stigmatiser qui que ce soit. Elle intervient également, au sein des organisations publiques et privées, pour des actions de sensibilisation autour du sexisme ordinaire et de la notion du non-respect des personnes au travail (racisme, homophobie…).
À qui s’adressent ces ateliers ?
Ces ateliers s’adressent à tous les salariés, à commencer par les managers, les membres des ressources humaines et les représentants du personnel. Il s’agit de permettre à toutes et tous de parler librement du problème des aidants au sein de chaque service, afin que les participants puissent trouver ensemble des solutions en interne. Car avant de mettre des actions en place, encore faut-il savoir ce qui se passe dans sa propre société. Notre ambition est de libérer la parole, d’établir une atmosphère de confiance, de créer des ponts entre les gens, et surtout de partir de cas concrets. C’est en partant de situations réelles que des solutions pourront voir le jour.
Quels sont actuellement vos défis pour entreprendre et faire vivre ce projet ?
Avec Elisabeth Chaudière, nous présentons notre projet auprès des entreprises. Nous cherchons des structures “candidates” qui souhaiteraient le tester à des tarifs préférentiels, ce qui nous permettrait d’affiner le contenu des ateliers et de mieux répondre ainsi à leurs besoins. Cependant, nous voulons essentiellement proposer ces ateliers aux entreprises qui veulent réellement agir sur cette question, qu’il s’agisse de TPE, de PME, de grandes entreprises, voire de syndicats (patronaux et salariés), parce qu’elles auront compris que l’humain est un élément essentiel à leur fonctionnement et non une variable d’ajustement. Par ailleurs, il n’est pas exclu que les dirigeants de ces entreprises soient eux-mêmes dans cette situation : souvent, en effet, on est aidant sans le savoir.
Je suis pourtant convaincue que c’est en partageant ce vécu avec d’autres qui sont dans la même situation que des solutions émergeront et que des initiatives permettront de faciliter la vie des salariés-aidants au quotidien.
Mon intention est de favoriser des prises de conscience, de faire changer le regard, de créer des ponts et des synergies communes autour de ce sujet.
Pouvez-vous nous raconter un de vos plus beaux souvenirs ?
Fin 2018, j’ai vécu un grand moment d’émotion quand le livre Les Aidants familiaux pour les nuls a été primé dans la catégorie “Meilleur guide” pour le prix Handi-Livres 2018. Je ne m’y attendais vraiment pas ! C’est Dominique Gillot, ancienne secrétaire d’État à la Santé, qui nous remis ce trophée. J’ai été particulièrement touchée quand elle a précisé qu’elle-même était très attachée à défendre l’existence, la reconnaissance et l’accompagnement des aidants qui soutiennent leurs proches dépendants dans leur quotidien, consciente que ceux-ci risquaient d’y laisser leur santé et parfois, malheureusement, leur vie. Cette réalité, vécue pourtant par des millions de gens en France, est trop souvent passée sous silence. C’est d’ailleurs en faisant un reportage sur les aidants, en 2013, que j’ai découvert que j’en étais une moi-même ! Je me suis reconnue dans leurs propos, leurs ressentis, leur solitude. Je partageais leur sort, avec cette volonté de tout porter jusqu’à l’épuisement, sans aides extérieures et dans le silence.
À travers ces ateliers, je voudrais briser ce silence que je ne supporte plus, faire entendre les voix de ces généreux invisibles qui tiennent la barre autant qu’ils le peuvent, par devoir mais aussi par amour de leurs proches.
Quels sont les principaux messages que vous voulez partager dans votre récit Il était une voix ?
Ce livre raconte mon histoire, celle d’une petite fille née dans une famille considérée par la société comme différente, et elle-même en difficulté du fait de la surdité de ses parents. J’ai senti, observé, vécu des situations qui sortent du commun et qui m’ont ont donné la force d’appréhender la vie autrement. Ce livre permet au lecteur d’appréhender cette autre réalité, cet univers où on parle avec les mains et où l’enfant que j’étais a dû prendre très tôt le rôle d’une adulte en devenant une aidante. Le message fondamental, c’est que la singularité de chacun est une force, une richesse. Ce monde “parallèle” m’a fait toucher du doigt ma part d’authenticité et d’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et de plus fort à la fois. Cette humanité-là nous fait développer une vraie capacité d’écoute et nous permet d’être en lien avec les autres, de les comprendre et surtout de les considérer comme ils sont. C’est aussi dans ce partage de nos vécus communs et de nos mêmes émotions que nous apprenons à grandir, à devenir ensemble plus forts mais aussi plus indulgents envers les autres. Sans oublier qu’avant de s’occuper des autres, il faut d’abord savoir s’occuper de soi.
Quelle est l’énergie qui vous porte le plus ?
Cela peut paraître un peu bête, mais c’est pourtant vrai : ce qui me porte, c’est l’amour de la vie et des autres. Il me met en mouvement, me permet d’avancer et de ne jamais baisser les bras.
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