Avec l’acquisition d’un terrain dans le métavers, le groupe Carrefour est l’un des premiers acteurs de la distribution à s’ouvrir au monde virtuel. Une étape marquante dans une feuille de route axée sur la transformation digitale qui comprend également l’accélération de l’e-commerce. Au cœur de cette stratégie qui mise autant sur l’innovation que le réseau physique de l’entreprise, Elodie Perthuisot, directrice exécutive e-commerce data et transformation digitale nous livre ses ambitions pour Carrefour.
Désirée de Lamarzelle : Prendre la direction de l’e-commerce après celle du marketing répondait à vos objectifs d’évolution chez Carrefour ?
Elodie Perthuisot : Je ne me suis jamais fixée des objectifs très précis sur un poste mais le sujet du digital qui est de transformer, d’apprendre et d’aller vite me passionne. C’était logique par rapport à mon passé, parce que j’avais fait beaucoup de multicanal à la Fnac où j’avais baigné dans un univers de transformation digitale durant six années. Depuis la petite musique du digital et de l’e-commerce résonnait profondément en moi. Et puis ensuite il y a un certain nombre d’ingrédients et un contexte qui vous font dire que vous pouvez apporter quelque chose.
Comment le confinement a-t-il accéléré la digitalisation de la distribution ?
E. P. : La première étape de l’entrée de Carrefour dans l’ère digitale consistait à poser les fondations de l’e-commerce en créant un site mais également des entrepôts. Je suis arrivée sur ces entrefaites en 2020 en ayant conscience qu’il y avait encore une accélération considérable pour être au niveau. J’ai pris mes fonctions et trois mois plus tard, j’ai vécu la pandémie de la Covid qui a été l’accélérateur du chantier : une prise de conscience aigüe. Cela nous a mis face à la réalité et cela a été un moment déterminant : vous découvrez tout de suite les points sur lesquels vous n’êtes pas bon mais aussi inversement. Vous apprenez en un mois ce que vous auriez appris en un an. La grande distribution pendant le confinement a été une cellule de crise permanente.
Comment s’est passée concrètement cette transformation ?
E. P. : Pour gérer la crise nous avons dû mettre en place une organisation pour faire face aux flux sur le site avec des solutions comme par exemple des files d’attente virtuelles. Un mois avant, nous n’aurions jamais imaginé devoir créer un système pour que les gens patientent sur le site, c’était impensable. Mais il fallait également s’organiser sur le terrain car le métier de Carrefour c’est le commerce, avec des milliers d’hommes et de femmes qui préparent des commandes. Quand on parle de transformation digitale d’un acteur établi comme Carrefour, vous devez à la fois penser digital et commerce en réfléchissant à ses atouts plutôt que de tout reconstruire en partant de zéro. Notre atout étant le stock et le réseau de magasins, nous nous sommes appuyés sur ces magasins de proximité pour la préparation des commandes : c’est notre premier atout d’e-commerce. Si j’avais dû mettre un gros entrepôt dans 75 villes en France en deux ans, ça aurait été plus compliqué.
Quelle est la répartition aujourd’hui du commerce physique et numérique ?
E. P. : Cela dépend beaucoup des zones mais au global le groupe fait 3,3 milliards de chiffre d’affaires dont 80 milliards sur l’e-commerce. Un chiffre qui a été multiplié par trois en trois ans. L’accélération de la vente en ligne s’est concrétisée par la transformation de nombreux magasins de proximité en lieux de préparation d’e-commerce, avec un chiffre d’affaires qui pouvait atteindre 30 % dans certains magasins.
Il faut évidemment encourager les femmes à aller dans la Tech. Mais il faut préciser n’a pas forcément besoin de personnes avec un profil 100 % Tech dans le digital
La grande distribution n’est pas un exemple de parité. Vous êtes au Comex de Carrefour, vous sentez-vous seule ?
E. P. : Non, nous sommes plusieurs femmes au Comex. D’ailleurs, le visage de Carrefour entre aujourd’hui et 2018 -date à laquelle j’y suis entrée- a beaucoup changé. C’était une entreprise de distribution encore assez traditionnelle et donc très masculine où l’on fait beaucoup monter en grade social, donc si vous partez d’une base très masculine, la représentation dans les hautes sphères sera forcément plus masculine. Je crois là-dessus au volontarisme. Sinon les choses ne changent pas à la vitesse que l’on voudrait. C’est-à-dire faire en sorte qu’il y ait des femmes au Comex mais également à d’autres niveaux de responsabilité afin d’élargir le vivier de personnes qui font leurs preuves. Préparer des gens à être capables d’avoir ces fonctions et leur donner une chance. Au Comex de la Fnac et de Darty j’ai toujours senti que j’étais à ma place mais c’est aussi parce que j’avais été préparée -en toute transparence- par Alexandre Bompard. C’est ce que j’essaye de faire pour mes collaboratrices.
D’ailleurs les femmes sont sous-représentées dans le domaine du numérique…
E. P. : Il faut évidemment encourager les femmes à aller dans la Tech. Mais il faut préciser n’a pas forcément besoin de personnes avec un profil 100 % Tech dans le digital. Le digital est aussi un métier client où il faut comprendre et être capable de répondre à leurs demandes. Il faut savoir que ce que vous avez appris dans les dix dernières années n’est pas forcément ce qui va faire votre succès des dix prochaines. Pour ce type de poste je vais tester la compétence technique mais aussi cette capacité de remise en cause, d’apprentissage, de proximité du client. Après pour ce qui est l’esprit analytique qui est plutôt un profil d’ingénieur, notre écosystème en France produit encore peu de femmes ingénieures. Néanmoins je forme énormément mes équipes à la data : il ne faut pas avoir peur de s’y intéresser, ce n’est pas réservé qu’à ceux qui ont fait des écoles d’ingénieur. Il faut dédramatiser.
Comment définir l’e-commerce chez Carrefour ?
E. P. : Se poser toujours la question : « Où sont nos clients dans deux ans ? ». On assiste à une incroyable accélération de nos métiers. Nous adaptons nos solutions technologiques : on fait 8 milliards de transactions stockées dans notre base de données et nous avons plus de 320 milliards de produits stockés. Ensuite, dans le digital, vous n’avez pas que le e-commerce mais la Tech et le digital au service du retail : cela repose sur des systèmes de data et IT et permet une meilleure gestion des stocks et de prévision de ventes. Au final notre métier c’est d’envoyer les yaourts d’un industriel vers un entrepôt ou vers un magasin et ce, sans qu’ils périment et dans la bonne quantité, pour le bon client avec la bonne promotion qu’il recherche !
Comment s’organise votre travail de réflexion sur les nouvelles pistes d’e-commerce…
E. P. : Ecouter ceux qui ont eu des idées en avance : j’ai un petit groupe de chefs digital de différents domaines plutôt non compétitifs comme Michelin ou Sephora, avec lesquels face aux mêmes challenges on échange. Dans le digital, on a besoin de gens qui se posent la question de ce qui peut venir nous disrupter… si vous prenez trop de temps à réfléchir, vous allez rater une marche. Comme notre collaboration avec Uber pour livrer le citadin en 30 minutes quels que soient l’occasion, le moment de la journée ou encore la période de l’année car ce qui est le plus important, c’est d’avoir tous les Français grâce à ces 30 minutes.
L’achat de votre terrain virtuel sur Sandbox a été perçu comme une opération de communication.
E. P. : Il se trouve qu’il y a eu un incroyable intérêt médiatique que je n’avais pas du tout anticipé. Cette opération faisait partie de ma feuille de route d’innovation mais elle a été extrêmement relayée. Probablement parce qu’on était les premiers à lancer ce mouvement-là en tant qu’acteur de la grande distribution. Cela a forcément interrogé, et ce, pour des bonnes raisons car le métavers est encore aujourd’hui plutôt associé aux marques de luxe, dans un domaine un peu spécifique alors qu’avec carrefour il devient grand public.
Qu’attendez-vous du métavers ?
E. P. : C’est mon obsession d’être prêt à l’innovation, et d’éviter les phases de rattrapage. Et c’est pour cela notamment que l’on a noué un partenariat stratégique avec Méta : nous travaillons avec leurs équipes afin de mieux comprendre de quoi il ressort. Ils accompagnent mes équipes qui travaillent sur l’application et nous participons à des programmes aux États-Unis sur les meilleures applications du monde. Ils ont des workshop incroyables qui font énormément grandir mes équipes sur de nombreux points stratégiques. Comment, par exemple, mieux parler sur les réseaux sociaux à nos clients. Nous sommes dans une phase d’apprentissage pour faire évoluer une entreprise comme Carrefour.
Le groupe Meta, ex Facebook, a-t-il pris une énorme avance sur le métavers ?
E. P. : Cela m’a frappé de voir le niveau d’investissement de capitaux qui étaient mis sur ce sujet, la vitesse à laquelle cela bougeait et aussi l’impact potentiel du métavers. Nous ne sommes pas en train de parler seulement de métavers mais de l’évolution du web. Personne ne sait quelle forme ça prendra, mais cela sera très rapide au vu du niveau d’investissement. Et nous faisons en sorte de ne pas regarder à l’extérieur le train passer en accéléré mais de monter sur le marchepied. Ce qui explique comment Carrefour peut prendre cette position d’acheter un terrain sur Sandbox. On veut comprendre ce qui se passe, c’est aussi simple.
Vous avez acheté le terrain 300 000 euros, est-ce un budget important ?
E. P. : Ce n’est pas un gros investissement compte tenu de l’ensemble du budget que représente le système informatique de Carrefour. Mais c’est la certitude que sur ces sujets-là, qui sont majeurs pour nos clients et pour notre écosystème dans les années qui viennent, nous serons cœur du sujet. On apprend beaucoup en occupant sur ce terrain de 9 hectares, soit la taille d’une trentaine de supermarchés. Récemment nous y avons lancé une campagne de sensibilisation avec la vente de NFT sous forme de NFBEEs qui représentent le croisement entre un fruit et son abeille pollinisatrice pour protéger les abeilles : ce sont des petits fruits et légumes liés aux abeilles.
Combien en avez-vous vendu ?
E. P. : Nous en avons mis en vente sept sur quinze, pas cher avec un prix d’entrée de 5 sand soit environ 15 euros, parce que l’idée est de comprendre ce qui se passe et de voir comment les gens réagissent : qui est-ce que cela intéresse ? Est-ce qu’il faut faire d’autres choses ? C’est un terrain d’apprentissage. Tout l’argent collecté a été reversé intégralement au Beefound de la Fondation de France. On vendra les autres prochainement. Nous lançons bientôt des jeux de sensibilisation à la sauvegarde des abeilles… bref on va faire des tas d’expériences sur ce terrain. C’est un laboratoire sur nos métiers, ma conviction est que le métavers va impacter fortement le commerce.
Vous avez d’ailleurs acheté en crypto-monnaie : est-ce que l’on va bientôt payer en crypto-monnaies chez Carrefour ?
E. P. : Cela viendra, mais je ne vais pas vous faire d’annonce. C’est typiquement le genre de sujet sur lequel on doit comprendre comment les comportements des consommateurs évoluent. C’est encore assez compliqué d’acheter en crypto-monnaie, mais il est probable que dans les années à venir cela devienne aussi naturel que de payer aujourd’hui avec PayPal, ou bien en plusieurs fois sans frais…
Avez-vous de la concurrence qui s’est essayée au métavers ?
E. P. : Sur le secteur des distributeurs, des retailers, nous sommes indiscutablement les premiers à défricher ce terrain. Je n’ai donc pas beaucoup d’exemples autour de moi. Nous avons investi le métavers toujours dans cette idée d’être au coeur de l’innovation. Mais aussi parce les discussions sur ce sujet avec Meta nous ont donné envie d’agir. Je me réjouis que Carrefour devienne vraiment pionnier dans ce domaine.
Encadré : Investir dans les metaverse ?
Le Metaverse, cet espace parallèle virtuel interroge beaucoup avec des produits et des expériences dématérialisés qui s’affirment comme les signes de temps nouveaux de la consommation. Les grandes marques du luxe (Louis Vuitton, Fendi, Dolce & Gabbana, Gucci, Ralph Lauren, Burberry, …) ont déjà commencé à investir dans ce nouveau temple de virtuel. Emboitant le pas à ces enseignes prestigieuses, certains acteurs de la grande distribution à l’instar de Carrefour, Leader Price ou encore Walmart ont acheté un terrain sur la plateforme digitale émanant du jeu The Sandbox. S’il n’est pas question encore de faire ses courses virtuellement, leur présence s’articule autour d’événements thématiques et ou la mise en place des jeux. Les premiers à anticiper les nouvelles habitudes de consommation ? Selon une étude Kantar réalisée aux Etats-Unis en décembre dernier, un tiers des consommateurs américains se disent intéressés par l’achat de produits réels ou virtuels dans les environnements metavers pensés par les marques.
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