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Delphine Ernotte : Et Si La Femme De L’Année, C’était Elle ?

Traits fins, sourire facile, allure décontractée, Delphine Ernotte incarne une forme moderne de poigne de fer dans un gant de velours. La présidente de France Télévisions, qui a réussi à réformer le service public sans heurts, est la seule à ce poste à avoir été reconduite pour un second mandat. Et la voici briguant le fauteuil convoité de présidente de l’audiovisuel public européen ! Si sa candidature aboutit, il s’agira encore d’une première pour notre pays. Entretien sans concession avec une femme de caractère qui compte plus s’investir dans l’éditorial des antennes du groupe au cours de son second mandat.

Vous êtes la première présidente de France Télévisions à être reconduite dans ses fonctions. C’est un motif de fierté ?

Delphine Ernotte : Non, c’est une chance. Celle d’avoir cinq ans pour continuer la transformation du groupe. Et je suis heureuse pour les équipes car toute victoire est collective.

Qu’avez-vous pensé des auditions de vos concurrents ?

D.E. : Je ne les ai pas regardées. Avant la mienne, je craignais que cela ne me perturbe et j’étais l’une des dernières à être auditionnées. En revanche, j’ai lu les dossiers pour voir s’il y avait des pistes de travail intéressantes et utiles pour France Télévisions.

Et il y en a ?

D.E. : Oui. Le dossier de Pierre-Étienne Pommier était très fouillé sur le numérique. J’ai prévu de le rencontrer.

Intéressant. Comment définiriez-vous une entreprise comme la vôtre où il y a 9 000 salariés, 2,8 milliards de budget mais où l’objectif n’est pas de dégager des profits ?

D.E. : Une entreprise publique ! Nous devons honorer la redevance que payent les Français en gérant ces ressources avec une grande discipline et de la responsabilité. Nos moyens doivent prioritairement financer notre offre et nos programmes. Cela doit s’accompagner d’une gestion très rigoureuse : nos comptes sont revenus à l’équilibre dès mon 1er mandat et le sont depuis, c’était une priorité. Ce n’est pas moins exigeant de manager une entreprise publique, au contraire car nous sommes redevables de deniers publics.

Vous n’opposez donc pas service public et profit ?

D.E. : Le management des entreprises, publiques ou privées, nécessite désormais de prendre en compte la question du sens et de l’engagement. Les actionnaires et leur profit ne sont plus seuls à décider de l’orientation d’une entreprise. Les salariés, les clients, toutes les parties prenantes peuvent influer sur le management. Il y a, d’une certaine manière, un côté féminin, moins chiffré, qui s’est introduit.

Cela signifie que si vous dirigiez une entreprise privée, vous ne feriez pas différemment.

D.E. : Exactement. Je vous rappelle qu’avant la présidence de France Télévisions, j’ai occupé des responsabilités dans des entreprises privées pendant vingt-cinq ans. Je sais ce qu’est une réunion à 7 h du matin avec des analystes financiers pour étudier les cours de bourse.

Parlons franchement : vous avez quand même l’obligation de diffuser des programmes dont vous savez par avance qu’ils ne feront pas d’audience.

D.E. : D’abord, pas tant que ça. Nous sommes le premier groupe audiovisuel français ! Mais oui, notre rôle consiste à inviter le public à regarder des programmes culturels ou éducatifs qu’ils ne verraient pas sur les chaînes privées, tout en essayant de parler au plus grand nombre. Et nous y arrivons plutôt bien.

Face à vous, vos concurrents n’ont pas ces contraintes. Eux, veulent faire de belles audiences et du CA publicitaire.

D.E. : Nous aussi ! Mais les choses ne sont pas aussi simples. Une chaîne comme TF1 par exemple, qui est la première sur votre télécommande, doit garder son rang de chaîne historique. En ce qui concerne des chaînes comme M6 ou C8, elles sont dans une autre logique que la nôtre, rien n’est vraiment comparable.

Vous pensez qu’une émission comme N’oubliez pas les paroles (France 2) ne pourrait pas être diffusée sur M6 ?

D.E. : Si, bien sûr. L’émission de Nagui attire les jeunes et les moins jeunes, elle est fédératrice, portée sur la culture, mettant en avant la chanson française, ce qui fait partie de nos missions. L’audience n’est pas notre seule boussole mais on est heureux d’avoir une émission comme celle-là qui marche très bien.

Justement, vous avez pris la décision d’arrêter l’émission de Patrick Sébastien, très populaire, qui défendait les arts du cirque. Pourquoi ?

D.E. : L’émission qui était formidable par certains côtés, vieillissait un peu. Pas tant les numéros qui étaient présentés que ce qui se passait autour. L’audience baissait fortement. On a donc demandé à Patrick Sébastien d’évoluer, de moderniser le concept mais il a décliné. Patrick Sébastien est très doué, c’est un grand animateur, il sait repérer des talents incroyables. J’aurais sincèrement préféré qu’il nous dise : « OK, je comprends. On bosse. » On l’aurait toujours à l’antenne.

Vous avez fait le « sale boulot » pendant cinq ans sans casse sociale. Quel est votre secret ?

D.E. : J’aime le dialogue social. Je respecte beaucoup la fonction de représentant du personnel qui est essentielle pour le dirigeant d’entreprise. Quand vous voulez réformer, vous avez besoin des représentants des salariés. À France Télé, j’ai toujours privilégié la concertation et la négociation. On a inventé une méthode par l’expérimentation pendant laquelle nous poursuivions les discussions. Ce qui veut dire que l’on ne négociait pas sur des projets mais sur du concret. Maintenant que les grandes réformes organisationnelles ont été faites, je vais pouvoir me dégager du temps pour en consacrer à ce qui est le cœur de mon métier, l’éditorial.

Quand vous évoquez l’éditorial, vous voulez dire l’information ? La fiction ? Le divertissement ? Tout à la fois ?

D.E. : La fiction, je m’y implique déjà depuis longtemps. L’information, je veille à respecter l’indépendance de la rédaction dont je dois rester le garant. Ce n’est pas à moi de dire qui on invite au 20 h ! Mais je m’implique sur le format, la mécanique des émissions. J’ai pleine confiance en l’équipe que je viens de mettre en place.

L’émission d’Élise Lucet, Cash Investigation, vous procure pas mal de tracas avec la justice ?

D.E. : Pas plus que d’autres. Un bureau de France 3 Régions peut aussi être à l’origine d’une plainte. Je suis responsable de la publication de tous les médias du groupe, même de nos sites internet. Ça fait du volume !

Que pensez-vous du journalisme d’investigation qui fait appel aux interpellations sur le vif, aux caméras cachées ?

D.E. : Je défends absolument l’investigation, les longues enquêtes, c’est un marqueur du service public et de son indépendance. D’autant que cela n’existe plus ailleurs, en partie parce que ça coûte cher. En revanche, il faut prendre garde à ne pas alimenter certaines formes de populisme, d’une part. Et d’autre part, il ne faut pas se limiter à un journalisme de dénonciation des problèmes, parfois nécessaire mais souvent anxiogène, qui ne serait pas suivie de solutions. Dans Envoyé Spécial, nous avons créé une rubrique « Ils font la France. » C’est un virage que nous sommes en train de prendre qui est l’investigation et la construction.

Comment comptez-vous remédier à la baisse d’audience chez les jeunes qui semble inéluctable ?

D.E. : Il faut répondre à une évolution rapide des modes de consommation des médias. Ce n’est pas avec le linéaire qu’on va les rattraper mais avec le numérique. Le public « jeune » est très hétérogène car quand un enfant devient ado, il change de paradigme. Nous devons donc continuer de développer des programmes pour tous les écrans et tous les publics, y compris tous les publics jeunes. La crise sanitaire a révélé le lien important entre tous les publics et l’information via la télé principalement. La télévision a également un rôle majeur à jouer de partenaire fidèle de la culture, du théâtre, du cinéma, du livre, etc. dans une période où ce secteur subit de plein fouet les conséquences de la pandémie. On doit réinventer la place de toutes ces formes d’art à la télé. C’est un sacré challenge.

Vous avez déclaré, en substance, vouloir aller plus loin dans la promotion de la diversité sur les antennes que vous dirigez. Comment allez-vous procéder ? Par une politique volontariste ?

D.E. : Oui, tout à fait. Quand on installe un nouveau présentateur, un animateur, il faut se poser la question de la diversité.

Cela veut dire qu’à niveau équivalent, quand on a plusieurs candidats pour un poste, on choisit celui issu de la diversité ?

D.E. : Exactement.

Et sur le plan de la mixité hommes/femmes ?

D.E. : Là, on a déjà beaucoup travaillé. On est passé de 25 à 40 % de femmes expertes à l’antenne. Mais il faut rester vigilant car ça peut déraper très vite. Je m’en occupe personnellement depuis le début.

Parce que vous êtes une femme ?

D.E. : Oui. Quand on est une femme dans ce monde de pouvoir, on appartient à une minorité. Et donc, on comprend les autres minorités. J’ai eu la chance de dîner un soir en petit comité avec Angela Merkel et, en aparté, je lui ai demandé : « Comment vous avez fait, pendant toutes ces années, pour supporter tous ces hommes qui vous coupaient la parole et ne vous disaient pas bonjour ? » Elle m’a répondu : « J’ai toujours eu le sentiment de faire partie d’une minorité parce que je suis une femme et que je viens d’Allemagne de l’Est. » Je trouve cela très juste. Je respecte et j’entends avec une grande acuité la demande des minorités d’être représentées.

Vous avez relancé la production de séries en costume. Ce sont des budgets importants…

D.E. : Oui. Il y a actuellement La Garçonne, avec Laura Smet, qui a fait un excellent démarrage [4 millions de téléspectateurs]. Un De Gaulle sublime va bientôt arriver puis un Voltaire. Il y avait auparavant un moule identique pour toutes les fictions. Nous avons désormais un spectre de budgets adaptés à chaque genre.

France Info à la télé, c’était nécessaire alors qu’existent BFM, CNews, LCI, France 24, etc. ?

D.E. : Ah oui ! Nous avons un positionnement et un style très différents des autres. Avec une ligne éditoriale forte et revendiquée : pas de boucle, pas de clash, pas de buzz, du décryptage, de la pédagogie de l’info. C’est une chaîne calme et indispensable dans le paysage audiovisuel français des chaînes d’information.

Qu’attendez-vous de la plateforme de programmes Salto que vous construisez avec les autres grands groupes audiovisuels français ?

D.E. : Face aux plateformes, à Netflix et Amazon, nos groupes sont très vulnérables. J’ai depuis longtemps la conviction que l’union fait la force. C’est ce que nous faisons avec Salto pour proposer une alternative française, qui mette en valeur la création européenne. Bâtir une alliance entre TF1, M6 et nous était un sacré challenge et nous y sommes parvenus.

Vous venez d’être élue à la présidence de l’audiovisuel public européen. Dans votre projet, il y a l’idée de faire un Netflix européen ?

D.E. : L’intégration européenne est l’un des points stratégiques majeurs de mon projet. La télévision publique de demain sera aussi européenne. Pour faire face à la montée en puissance des plateformes, nous devons coopérer, bâtir des projets communs et faire ensemble ce que parfois nous ne pouvons pas faire isolément. C’est tout le sens de ma démarche : nous donner les moyens d’investir plus puissamment, de créer des programmes européens et de partager notre potentiel créatif, notamment dans la production de grandes séries destinées à l’international. On a commencé avec la RAI et la ZDF. Je souhaite que les acteurs européens se serrent les coudes pour amplifier leurs ambitions. On a déjà l’Eurovision, le sport, je veux qu’on aille plus loin. Avec des fictions, nous pourrons proposer une véritable alternative aux médias globaux.

 

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