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Audrey Azoulay, une femme d’influence

La directrice générale de l’Unesco est la seule Française dirigeant une organisation onusienne et l’une des rares femmes à la tête d’une grande organisation planétaire. Son bilan à l’Unesco où elle a été élue une première fois en 2017 et une deuxième en 2021 force l’admiration, au point qu’on a avancé son nom pour Matignon au lendemain de l’élection présidentielle. Entretien exclusif.

De quelle manière la guerre en Ukraine impacte-t-elle l’Unesco ?

AUDREY AZOULAY : La guerre en Ukraine a, bien évidemment, impacté le mandat de l’Unesco. L’Ukraine et la Russie sont deux membres importants de l’organisation. L’ampleur du conflit, le nombre de victimes, de réfugiés, l’impact des destructions de sites éducatifs, du patrimoine culturel, sur le travail des journalistes, touchent directement au mandat de l’Unesco. Bien sûr, nous ne sommes pas une organisation humanitaire mais il y a des actions concrètes et immédiates que nous menons pour soutenir les professionnels sur le terrain et préparer ce qui arrivera un jour : la paix, la reconstruction…

…La réconciliation entre l’Ukraine et la Russie ?

A.A. : Là, on est dans un autre temps. Pour l’instant, nous rappelons que même dans la guerre, il y a un droit qui s’applique, notamment la convention de La Haye de 1954 sur la protection du patrimoine culturel, qui ne doit jamais être délibérément visé.

Il l’est aujourd’hui par l’armée de Poutine ?

A.A. : Nous avons signalé aux autorités russes les coordonnées des six sites culturels inscrits au Patrimoine mondial. On a aussi aidé les Ukrainiens à mettre des emblèmes – le bouclier bleu de la Convention de La Haye – sur les édifices culturels pour bien signaler les caractéristiques de ces sites.

Et cela protège les sites ?

A.A. : Cela y contribue. On a aussi financé des matériaux de protection, aidé à trouver des refuges pour les œuvres qui pouvaient être déplacées, donné des conseils pour renforcer les dispositifs anti-incendie… Malheureusement, il y a tout de même des destructions. Nous avons déjà recensé 150 sites culturels partiellement ou totalement détruits en Ukraine. Et on ne sait pas tout car il y a des zones inaccessibles, même pour nous. On tient à jour un registre précis grâce à une surveillance par satellite et on documente les dégâts pour préparer la reconstruction.

Comment se déroule votre dialogue avec les autorités russes ? On a parfois l’impression que Vladimir Poutine reste sourd à tous les arguments qu’on peut lui faire valoir…

A.A. : J’ai écrit au ministre des Affaires étrangères russe, Serguei Lavrov, qui préside aussi la Commission nationale russe pour l’Unesco. Mais quand l’Unesco a demandé l’arrêt immédiat de l’offensive, la Russie a protesté et avancé sa version des faits comme elle le fait partout. Nous sommes encore dans un moment de conflit brûlant, c’est aussi une guerre de l’information. Une autre partie importante du mandat de l’Unesco consiste à protéger la presse. Certains journalistes ukrainiens sont devenus du jour au lendemain des reporters de guerre. Nous leur fournissons des équipements (casques, gilets pare-balles) et des formations sur la sécurité. Nous avons aussi édité des guides pour les correspondants étrangers. Et on cofinance une hotline qu’ils peuvent appeler 24 h/24 s’ils ont besoin de conseils ou de se faire évacuer d’une zone de danger.

Comment se comportent les représentants russes dans les instances de l’Unesco dont ils sont membres ?

A.A. : Ils viennent, participent aux commissions. Nous avons eu une session spéciale du Conseil exécutif, à la demande des États membres, consacrée au conflit. La Russie et l’Ukraine s’y sont exprimées. Tous les membres des Nations unies ont le droit d’être membres de l’Unesco.

Votre position particulière ne vous amène-t-elle pas à œuvrer en faveur d’un processus de paix ?

A.A. : Pas directement, mais la culture, les sciences ou l’éducation sont bien entendu de puissants vecteurs de paix. Par exemple, sur un tout autre front, nous avons réussi il y a quatre ans à convaincre les deux Corées d’inscrire ensemble une tradition au Patrimoine mondial de l’humanité. C’était une première car elles ne se parlaient pas. À notre façon, nous avons donc œuvré en faveur du dialogue et de la paix. Quand l’Unesco reconstruit le patrimoine culturel à Mossoul, en Irak, aussi bien la grande mosquée où Daech avait planté son drapeau noir, que les églises détruites par la guerre, nous participons d’une certaine manière au rétablissement de la paix dans la région. Mais toujours dans le respect de notre mandat.

L’Unesco étant impacté par toutes les tensions géopolitiques de la planète, cela impose à la directrice générale que vous êtes de faire preuve d’un sens aigu de la diplomatie ?

A.A. : Ça fait complètement partie du rôle. Quand j’ai été élue fin 2017, il y avait des tensions sur la scène internationale qui impactaient fortement l’Unesco. Entre le Japon et la Corée sur des dossiers mémoriels, et entre Israël et la Palestine qui se traduisaient par des résolutions mises au vote qui divisaient les États membres alors que la tradition ici est l’adoption par consensus. Ces tensions politiques avaient aussi des conséquences financières importantes. En 2017, certains grands États ne payaient plus leur contribution, ce qui limitait notre capacité d’action. Mon premier travail a été de réduire ces tensions, en allant voir les uns et les autres. La médiation a porté ses fruits sur le dossier Japon/Corée, et ces deux états ont repris leur participation pleine et entière. Concernant Israël/Palestine, depuis 2018, les textes sont adoptés par consensus par toutes les parties.

Cela signifie qu’Israël a fait son retour dans l’Unesco ?

A.A. : Il existe des conventions, comme celle du Patrimoine mondial, dont Israël et les États-Unis sont toujours restés des États parties, bien que ces deux pays aient quitté l’Unesco, maison-mère, avant mon élection.

Votre objectif est qu’ils reviennent totalement ?

A.A. : L’Unesco a une vocation universelle. Leur place est ici. Les relations sont apaisées, les Américains ont déclaré publiquement qu’ils souhaitaient revenir.

Où en sont vos relations avec les pays arabes qui voulaient placer un candidat « à eux » en 2017, estimant que c’était leur tour ?

A.A. : C’est plus compliqué que cela. Il y avait plusieurs candidats arabes, une Égyptienne, une Libanaise, un Qatari… J’avais moi aussi le soutien de certains pays arabes. Il n’y a pas de tour, il n’y a que celui de l’Unesco. Il y a eu une compétition, je suis arrivée en finale face au Qatari et je l’ai emporté. Ma réélection en 2021 a été très consensuelle, notamment au sein du Conseil exécutif. Cela montre que nous avons réussi à construire une unité au sein de laquelle les pays arabes jouent un rôle positif très important.

Le soutien de l’exécutif en France a beaucoup compté ?

A.A. : Plus que ça : ce sont les États qui présentent leur candidat. François Hollande puis Emmanuel Macron ont tous deux présenté ma candidature.

C’est important pour le rayonnement de la France d’occuper un poste comme celui-là ?

A.A. : La France est très engagée dans le multilatéralisme, cela fait partie des piliers de sa politique étrangère. Je suis aujourd’hui la France pas moins qu’un autre.

Il n’y a pas beaucoup de femmes à la tête de grandes institutions internationales. Pourquoi ?

A.A. : C’est un vrai problème. Dans le système des Nations unies, il existe des postes où vous êtes nommés. Là, il y a des femmes, car le secrétaire général peut en nommer. Mais pour les postes où il faut être élu, c’est plus compliqué. Actuellement, il n’y a que la dirigeante de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Mme Ngozi, et moi-même.

Le principe de parité s’applique à l’Unesco ?

A.A. : Dans tous nos programmes, l’égalité des genres prime. Il est notamment accordé une place prépondérante à l’éducation des filles. En Afghanistan, nous avions fait un travail énorme dans ce domaine. En 2001, le nombre de filles à l’école primaire était presque nul, quand vingt ans plus tard elles étaient 2,5 millions. Le taux d’alphabétisation des femmes a lui presque doublé. Mais tout s’est arrêté depuis que les talibans ont repris le pouvoir. Au sein même des équipes de l’Unesco, nous sommes 52 % de femmes et 48 % d’hommes. Au niveau de la direction, j’ai fait en sorte que la parité soit respectée. Ce n’est pas une obligation statutaire, les Nations unies fixent la parité comme un objectif sans que cela ne soit contraignant, mais j’ai tenu à faire ce choix.

Sur le plan financier, comment comblez-vous le trou causé par le retrait des États-Unis qui, par conséquent, ne payent plus leur cotisation ?

A.A. : Les Américains ont arrêté de payer en 2011. À mon arrivée en 2018, la crise financière restait importante. Nous avons réussi à retrouver du souffle grâce aux contributions volontaires des États membres – elles ont progressé de 50 % sous mon premier mandat – et au mécénat du secteur privé, qui pèsent lourd désormais dans le budget.

Cela signifie que vous avez une action de fundraising ?

A.A. : Oui mais pas auprès du grand public. Pour la reconstruction de Mossoul, par exemple, nous avons collecté 110 millions de dollars. Près de la moitié est venue des Émirats arabes unis, un tiers de l’UE, le reste se répartit entre une douzaine d’États membres… Avoir des initiatives stratégiques, qui s’appuient sur le mandat de l’Unesco et apportent une valeur ajoutée concrète à la communauté internationale, permet de récupérer des marges de manœuvre budgétaires.

Vous faites aussi appel au secteur privé ?

A.A. : Tout à fait. Des entreprises peuvent accompagner nos programmes. Je citerai L’Oréal qui soutient depuis 20 ans nos actions en faveur des femmes dans les sciences. Il s’agit d’un enjeu fondamental car il y a beaucoup moins de femmes que d’hommes dans ce secteur, et de façon encore plus flagrante dans l’intelligence artificielle. LVMH nous aide à protéger la biodiversité en Amazonie et à développer nos aires de biosphère. Avec Guerlain, nous avons un programme mondial de protection des abeilles et de formation de femmes apicultrices… Les grands groupes n’apportent pas qu’une manne financière. Facebook et TikTok soutiennent nos initiatives pour lutter contre l’antisémitisme en ligne, à travers l’éducation. Les réseaux sociaux constituent un champ majeur pour toucher les jeunes générations. Avec le Congrès juif mondial, nous avons créé un site pour combattre la désinformation sur la Shoah.

Le classement de sites au Patrimoine mondial de l’Unesco est très prisé, sans doute parce que c’est devenu un argument touristique majeur…

A.A. : … Oui mais le but n’est pas touristique. C’est un objectif de protection des sites et de transmission aux générations futures. Le surtourisme est d’ailleurs un problème qu’il nous arrive de combattre.

Comment ?

A.A. : Prenons l’exemple de Venise. Nous avions envisagé d’inscrire la ville sur la liste du Patrimoine en péril si rien n’était fait pour empêcher les bateaux de croisière d’entrer dans la lagune. Cette annonce a provoqué des discussions approfondies avec les autorités italiennes et le Premier ministre a interdit qu’ils naviguent sur le Grand Canal. La mesure est entrée en vigueur très vite, à l’été 2021. Nos dialogues sont publics et transparents.

La question de la défense de l’environnement est montée en puissance au sein de l’Unesco à mesure qu’elle s’est imposée dans la société ?

A.A. : En réalité, l’Unesco a été pionnière en la matière car ces questions ont commencé à être traitées ici dès les années 70. L’Unesco a lancé un programme sur les biosphères dès cette époque, qui a fondé l’idée du développement durable. J’ai souhaité renforcer nos actions dans ce domaine à mon arrivée. Mais le combat est rude car de nombreux pays n’ont pas encore conscience de l’ampleur du problème. À notre niveau, nous essayons de montrer que des solutions existent pour réconcilier l’activité humaine et la préservation de la nature.

Loin de ces grands enjeux planétaires, la France va demander d’inscrire la baguette de pain au Patrimoine immatériel de l’Unesco. Cela a du sens pour vous ?

A.A. : La liste du Patrimoine culturel immatériel est un outil très puissant de reconnaissance et de transmission des traditions et des savoir-faire ancestraux. Une inscription permet aussi souvent de susciter des vocations. Mais je ne peux pas commenter une candidature en cours : la décision sur la baguette de pain reviendra aux représentants des États membres de la Convention, qui se réuniront en fin d’année à Rabat.

Pour finir, pouvez-vous nous dire comment vous avez vécu le tourbillon médiatique autour de votre possible nomination à Matignon ?

A.A. : Sereinement. J’ai pris cela comme une forme de reconnaissance du travail accompli à l’Unesco.

 

Les chiffres clés :

Budget

Le budget de l’Unesco s’est élevé à 1,4 milliard de dollars sur le biennium 2020-2021, dont 534 M$ de budget ordinaire (contributions de base des États) et 890 M$ de contributions volontaires.

Les contributions volontaires ont progressé de 50 % de 2017 à 2021 en comparaison des quatre années précédentes. La Chine est le premier contributeur (15,5 %). Suivent le Japon (11 %), l’Allemagne (7,9 %), le Royaume-Uni (5,9 %), la France (5,7 %) et l’Italie (4,3 %).

Personnel

2 217 agents, répartis dans 53 bureaux régionaux et 136 instituts et centres de recherche.

Sites

1 154 sites inscrits au Patrimoine mondial. Près de 740 réserves de biosphère, réparties dans 131 pays, dont plus d’une vingtaine de réserves de biosphère transfrontières.

177 géoparcs, répartis dans 46 pays, couvrant 370 000 km², une superficie comparable à celle du Japon. L’Unesco protège actuellement 6 % des terres émergées (Patrimoine mondial + Réserves de biosphère + Géoparcs), soit l’équivalent de la surface de la Chine.

 

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