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STORY | Comment Richard Palmer, ancien cadre d’Enron, a incité ExxonMobil à miser 150 millions de dollars sur un biocarburant improbable

Richard Palmer
Biocarburant. | Source : Getty Images

Richard Palmer, de Global Clean Energy, a utilisé l’argent d’ExxonMobil pour remettre en état une vieille raffinerie de pétrole californienne afin de traiter les graines riches en huile d’une plante appelée caméline. Aujourd’hui, ExxonMobil le poursuit en justice.

Article de Christopher Helman pour Forbes US – traduit par Flora Lucas

 

Mai 2020. Malgré la vague imminente de fermeture pour cause de pandémie, Richard Palmer, fondateur et président de Global Clean Energy Holdings (GCEH), est ravi de sa nouvelle acquisition : une raffinerie rouillée, vieille de 90 ans, située à Bakersfield, en Californie, que GCEH a achetée pour 40 millions de dollars en espèces. Le vendeur, le conglomérat énergétique israélien Delek Holdings, avait acheté cet amas de tuyaux, de réservoirs et de tours de distillation dix ans plus tôt après la faillite de la société de relais routiers Flying J. Dissuadé par la sévère réglementation californienne sur le carbone, le conglomérat israélien n’y avait pratiquement pas touché.

 

La caméline au cœur du projet de Richard Palmer

Qu’est-ce que Richard Palmer et GCEH, une société cotée en bourse, avaient en tête ? « Aider à mener la révolution des faibles émissions de carbone », explique Richard Palmer. Depuis qu’il a quitté Enron vingt ans plus tôt, Richard Palmer s’efforce de créer une entreprise de biocarburants, intégrée verticalement et optimisée « de la semence au carburant ». Malgré quelques ratés, il s’apprêtait à mettre la main sur une pièce maîtresse du puzzle, une raffinerie. Sa vision est simple : la fin du pétrole fossile dans les sols. Au lieu de cela, GCEH ne produirait que des carburants plus verts, comme le diesel renouvelable et le kérosène durable, le tout en utilisant une matière première ayant la plus faible intensité de carbone possible : les graines riches en huile d’une plante buissonnante appelée camelina sativa.

La caméline est une potentielle culture miracle. Elle pousse dans des conditions semi-arides, avec un cycle de croissance court, peu d’engrais ou de pesticides et des graines contenant 40 % d’huile en poids, soit le double de la teneur en huile du soja. Avant l’avènement de l’électricité, l’homme appréciait la caméline pour son huile dédiée aux lampes. Cependant, évitez de la consommer, en raison de sa teneur élevée en acide érucique (que l’on retrouve également dans l’huile de canola à base de colza).

ExxonMobil a estimé que la caméline avait suffisamment de potentiel pour acheter, en 2019, 100 millions de gallons de carburants mélangés à la caméline que GCEH pourrait produire. Après l’acquisition de la raffinerie, ExxonMobil a investi 150 millions de dollars dans GCEH en échange d’actions privilégiées, donnant au géant pétrolier une participation de 20 % et deux sièges au conseil d’administration. Qu’est-ce qu’un nouveau venu dans le secteur des biocarburants pourrait souhaiter de plus que le soutien d’un géant pétrolier comme ExxonMobil, soumis à des pressions de toutes parts pour qu’il agisse contre le changement climatique et les émissions de carbone ?

Noah Verleun, président de GCEH, explique qu’il aurait déjà été difficile d’orchestrer la rénovation d’une raffinerie sans les complications liées à la pandémie : « Nous en savions assez pour ne pas être sûrs de ce que nous faisions. Mais nous n’avions aucune idée de ce dans quoi nous nous engagions. » Qu’est-ce qui pouvait mal tourner ? Les prévisions de coûts sont montées en flèche pendant la pandémie, passant de 200 millions de dollars à 550 millions de dollars. Invoquant des retards dans le projet, ExxonMobil s’est retiré, début 2023, de son contrat d’achat garanti. En juillet 2023, ExxonMobil a intenté un procès à GCEH devant la Chancery court du Delaware pour obliger l’entreprise à ouvrir ses livres de comptes afin que les représentants d’ExxonMobil puissent les examiner. Dans sa plainte, ExxonMobil allègue que l’équipe de direction de Richard Palmer a eu un « mauvais comportement », notamment « en ne tenant pas ses promesses, en ne respectant pas les délais de construction et en exprimant une antipathie générale à l’égard de la bonne gouvernance d’entreprise ». GCEH nie ces allégations et a depuis accepté de partager volontairement des documents. L’affaire est actuellement suspendue, dans l’attente des audiences qui se tiendront dans le courant du mois. Richard Palmer explique qu’il était impossible de trouver de la main-d’œuvre industrielle spécialisée en Californie pendant la pandémie. « Nous nous battions pour la productivité dans un monde dominé par le covid. »

Un porte-parole d’ExxonMobil n’a pas voulu commenter l’affaire ni partager l’évaluation de la société sur le potentiel de la caméline. ExxonMobil a des raisons d’être frileux en ce qui concerne les biocarburants, n’ayant rien à montrer pour avoir investi un demi-milliard de dollars dans une coentreprise de 15 ans avec la société Synthetic Genomics du milliardaire Craig Venter, spécialiste de l’ADN, afin de créer des algues vertes riches en lipides qui pourraient être pressées pour produire des biocarburants. ExxonMobil a finalement abandonné cette entreprise d’écoblanchiment l’année dernière. Il est logique de ne pas vanter les mérites d’une nouvelle usine pour, ensuite, ne pas tenir ses promesses.

Selon GCEH, la raffinerie de Bakersfield sera opérationnelle d’ici le milieu de l’année, avec une production initiale de 9 000 barils (380 000 gallons) par jour. Des crédits d’impôt fédéraux et étatiques d’un montant de 2,50 dollars par gallon contribueront à compenser ces coûts de démarrage. Les normes californiennes sur les carburants à faible teneur en carbone ont fait chuter la demande de diesel fossile de 20 % ces dernières années, tandis que la demande de biocarburants a explosé, en particulier le long de l’Interstate 5, qui passe juste à côté de Bakersfield. « Si vous voulez les crédits et la molécule, c’est parfait. Ou bien nous pouvons détacher la molécule des crédits », explique Richard Palmer. Peut-être n’ont-ils pas besoin d’ExxonMobil ? « Il ne s’agit pas d’un matériau exclusif qui nécessite des clients particuliers. »

 

Les problèmes posés par la production de biocarburant

Cependant, la caméline a besoin de cultivateurs enthousiastes. « Le problème des carburants durables et à faible teneur en carbone est que la quantité finie de matières premières rend difficile leur mise à l’échelle », explique Richard Palmer. « Il n’est pas possible de doubler la quantité de graisse de restaurant disponible ou d’abattre davantage d’animaux pour augmenter les réserves de suif. » Richard Palmer se souvient de l’époque où il travaillait chez Enron en tant qu’ingénieur en systèmes énergétiques, où il structurait des contrats pour des entreprises clientes et apprenait à considérer la demande d’énergie comme un passif pour les entreprises, mais aussi comme un actif à gérer. Après l’implosion d’Enron, Richard Palmer et quelques collègues ont lancé Mobius Risk Group et ont commencé à s’intéresser de près aux biocarburants. Les matières premières représentant 80 % du coût des biocarburants, il savait qu’il devait trouver la meilleure plante à cultiver. Après avoir étudié le millet dressé, le tabouret des champs, le sorgho et d’autres plantes, Richard Palmer a créé en 2006 la société GCEH et acquis 6 000 hectares dans la péninsule du Yucatan, au Mexique, où la première culture à laquelle il s’est intéressé sérieusement était le jatropha, un arbuste à feuilles persistantes qui produit des graines riches en huile. Cependant, après avoir planté quelques centaines d’hectares, il est apparu que trois ans étaient trop longs pour immobiliser des capitaux en attendant que les arbres soient suffisamment mûrs pour être ensemencés. Ils ont donc planté de la caméline dans les rangées entre les buissons de jatropha.

En 2013, GCEH a racheté une société basée à Seattle, Sustainable Oils, qui possédait déjà des brevets sur des variétés prometteuses de camélines, cultivées en Espagne à l’ancienne par croisement sélectif. Sustainable Oils a même remporté un contrat avec le département américain de la Défense pour fournir suffisamment de carburéacteur vert (fabriqué à partir d’un mélange de camélines et d’autres huiles renouvelables) pour certifier tous les avions militaires du pays. Sans surprise, les avions ont eu les mêmes performances qu’avec leur kérosène habituel.

En effet, le biodiesel à base de caméline et le carburant renouvelable pour l’aviation sont des produits « prêts à l’emploi », chimiquement presque identiques aux versions traditionnelles distillées à partir de pétrole fossile. Cela contraste, par exemple, avec l’éthanol de maïs, mélangé à hauteur de 10 % dans la plupart des réserves d’essence du pays. L’éthanol et l’essence ne font pas bon ménage et l’éthanol ne brûle pas avec la même puissance explosive que l’essence. Cependant, l’éthanol est fermement ancré dans l’approvisionnement en carburant des États-Unis et dans l’industrie agricole. Les agriculteurs cultivent 12 millions d’hectares de maïs (soit 40 % de la récolte, utilisant 10 % des terres agricoles nationales) pour fournir la matière première nécessaire à la fabrication de l’éthanol.

« Nous n’allons en aucun cas remplacer le maïs ou le soja », déclare Mike Karst, vice-président senior de GCEH, chargé des relations avec les agriculteurs. Ils envisagent plutôt que les agriculteurs utilisent la caméline comme culture de couverture entre les plantations régulières, pour stopper l’érosion et améliorer la qualité du sol. « Nous voulons que les agriculteurs cultivent notre plante au lieu de ne pas en cultiver. Ils constatent que cela fonctionne comme une culture de couverture, mais que cela rapporte comme une culture de rapport. » Pour remplir la capacité initiale de l’usine de Bakersfield avec de la caméline, Mike Karst estime qu’il faudrait récolter 404 000 hectares. Cette année, les plantations de caméline seront plus proches de 28 000 hectares.

 

Convaincre les agriculteurs

Il n’est pas facile de convaincre les agriculteurs de planter une nouvelle culture. « Nous étions très sceptiques », explique Darren Sackman, qui cultive des pois, du sorgho, du millet, de la luzerne et du blé sur la propriété familiale dans le Montana. Il a essayé la caméline pour la première fois l’année dernière, même si son père n’était pas favorable à l’expérimentation d’une culture inconnue qui pourrait avoir des conséquences inattendues sur la santé de leur sol. « Il pensait que j’étais fou. Je l’ai semée tardivement et j’ai eu des problèmes de mauvaises herbes », explique Darren Sackman. « Beaucoup de gens se demandaient ce que nous faisions. » Son verdict est sans appel : « C’est vraiment facile à cultiver et à récolter. J’espère que c’est un produit d’avenir. » Le père s’est laissé convaincre lorsqu’il a vu à quel point l’équipe de GCEH s’efforçait d’optimiser les techniques de récolte, passant des heures à ajuster la hauteur des lames sur leur moissonneuse-batteuse. « Il était là, dans la poussière, en train de travailler. C’est ce qui a motivé mon père. » Mike Karst précise que son équipe fournit les semences et aide les agriculteurs à les planter : « J’étais dans tous les champs au moment de la récolte. »

Steve McIntosh, de SW & Crew Farms à Haver, dans le Montana, cultive la caméline depuis cinq ans, sur une parcelle de terre qui ne reçoit qu’une dizaine de centimètres de pluie par an. Il a été impressionné par la façon dont la plante se développe sans irrigation ni engrais et avec un minimum de pulvérisation contre les insectes et les mauvaises herbes. L’année dernière, il a produit environ 590 kilogrammes de graines de caméline par hectare, à partir de champs qui auraient été laissés à l’abandon entre les rotations.

« Cela pourrait être une grande affaire », déclare Robert Bonnie, sous-secrétaire à la production agricole et à la conservation au département américain de l’Agriculture, qui est désireux de promouvoir ces « produits de base intelligents sur le plan climatique ».

« La caméline est extrêmement efficace », déclare Jerry Hatfield, un agronome indépendant qui a travaillé 36 ans pour l’U.S.D.A. et qui mène actuellement des études sur ce que la plante extrait de l’air et du sol et sur ce qu’elle y restitue. Selon Jerry Hatfield, les systèmes racinaires agressifs de la caméline améliorent le sol en augmentant sa teneur en carbone. Sur la base de ce qu’il a vu jusqu’à présent, il pense que la culture de la caméline pourrait atteindre plus d’un million d’hectares au cours des prochaines années. Et comme elle peut être cultivée en cycles courts entre les cultures commerciales habituelles, la caméline ne contribue pas à la déforestation (un gros problème avec l’huile de palme). Il s’agit donc d’une culture qui produit un carburant à très faible intensité de carbone.

 

ExxonMobil vs GCEH

Il est certain que la combustion d’un gallon de biodiesel renouvelable dans le moteur de votre camion émettra la même quantité de dioxyde de carbone dans l’air que la combustion d’un gallon de diesel à base de pétrole. Ce n’est que lorsque les comptables du carbone prennent en compte l’ensemble du « cycle de vie » des carburants qu’ils concluent que les biocarburants issus du soja, du canola et d’autres plantes ont une empreinte carbone inférieure de 80 %, car les cultures aspirent une grande quantité de CO2 de l’air. Selon une étude du laboratoire américain d’Argonne, les biocarburants émettent environ 25 grammes de CO2 par mégajoule d’énergie, contre 90 grammes par mégajoule d’énergie pour le pétrole fossile.

Bien entendu, les incitations fédérales et nationales abondent. Chaque gallon de diesel renouvelable donne droit à un crédit d’impôt de 2,50 dollars pour la production et le mélange. Les États les plus généreux sont la Californie, l’Oregon et Washington, qui imposent une norme pour les carburants à faible teneur en carbone. Jusqu’à ce que GCEH puisse se procurer suffisamment de camélines, l’entreprise remplira la capacité de la raffinerie avec de l’huile de cuisson usagée et d’autres matières premières biologiques.

La société pétrolière et gazière ExxonMobil finira-t-elle par prendre le relais ? L’action intentée par ExxonMobil devant la Chancery court du Delaware allègue que la direction de GCEH n’a pas respecté son pacte d’actionnaires avec ExxonMobil, en particulier lorsque la société a accepté d’étendre et de gonfler son contrat avec l’entrepreneur général CTCI sans en informer les membres du conseil d’administration d’ExxonMobil. GCEH a déposé une stipulation pour répondre en suspens pendant que les deux parties tentent de trouver une solution. Les enjeux pourraient être considérables : les documents déposés par ExxonMobil au tribunal suggèrent que si leur allégation était prouvée devant le tribunal, elle pourrait potentiellement donner à ExxonMobil le droit de nommer une majorité du conseil d’administration.

À 0,95 dollar l’action (contre sept dollars en 2021), GCEH a une capitalisation boursière totale de moins de 100 millions de dollars, contre 450 millions de dollars de dettes. Ce ne serait qu’un petit morceau pour le géant pétrolier, dont la capitalisation boursière s’élève à 472 milliards de dollars.

La GCEH insiste sur le fait qu’ExxonMobil est une partie prenante importante. « ExxonMobil a été impliqué au fil des ans dans ce que nous faisons », déclare Richard Palmer. « Ils constituent un réservoir de ressources. Ses employés ont visité notre raffinerie. Ils ont envoyé des membres de leur personnel dans notre ferme. Ils connaissent les raffineries mieux que quiconque. »

Parmi les autres grands détenteurs figurent la société d’investissement de Jeff Skoll, premier président d’eBay, ainsi que l’investisseur Michael Zilkha (qui a enrichi sa fortune familiale il y a vingt ans en jouant un rôle de premier plan dans les parcs éoliens). L’acteur le mieux placé est probablement Delek Energy, qui a vendu le site à GCEH tout en conservant l’option de racheter une participation de 33 % dans la centrale de Bakersfield une fois qu’elle sera achevée, pour seulement 13 millions de dollars. Quant à Richard Palmer, il ne dira pas si ExxonMobil a fait pression sur lui pour qu’il quitte son poste de PDG en mars et confie les rênes au président Noah Verleun. Richard Palmer détient toujours 30 % des parts et préside le conseil d’administration, pour l’instant.

 

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