Eviter de boire le bouillon. Et projeter l’économie et la société françaises dans l’avenir malgré tout. L’ambition du président Macron de conjuguer gestion de crise – un exercice déjà périlleux – et préparation de la France à l’après covid-19 pourrait faire sourire tant elle frise a priori la démesure au moment où une grogne diffuse se réinstalle dans le pays après trois semaines de confinement.
Pas de quoi pour autant lui faire renoncer à aller de l’avant. « Il n’y a pas de fatalité » confiait-il ce dimanche 22 novembre, à un grand Quotidien national. Avant de poursuivre : « les crises peuvent être, à la fin, des accélérateurs de progrès. Nous devons être au rendez-vous de l’Histoire. Et la France a tous les atouts pour l’être ».
Un volontarisme politique qui ne semble pas desservir l’actuel chef de l’Etat, qui atteint même son meilleur score de popularité depuis six mois avec 41% de satisfaits au baromètre Ifop, mieux que ses prédécesseurs François Hollande (27%) et Nicolas Sarkozy (32%) à la même période de leur mandat.
Sur le front économique, la conviction du locataire de l’Elysée est qu’on doit se mettre en capacité à la fois de gérer la morosité à très court terme -aussi lourde soit-elle chez les professions les plus exposées aux conséquences des restrictions sanitaires (commerce, tourisme, culture…)- et en même temps d’amener l’économie française à accélérer sa modernisation.
Il est vrai que les considérations immédiates liées à la reprise de l’industrie hexagonale, qui tourne déjà à 89% de son potentiel de production, ne doivent pas éloigner de la préoccupation, plus structurante, de refaire dans les prochaines années de la France « une grande nation de production » selon les termes de la ministre chargée de l’industrie, Agnès Pannier-Runacher.
Un grand dessein qui s’accompagne depuis le printemps dernier d’un appel inédit dans son ampleur aux dirigeants industriels à relocaliser leurs activités en France ou, à tout le moins, en Europe.
Mais ce pari du « made in France » laisse parfois perplexe. Il mérite donc qu’on s’y attarde un peu pour comprendre s’il relève d’une partie de « poker (menteur) » ou s’il peut être gagné par notre pays.
Impossible de ne pas rappeler d’abord qu’il intervient dans des circonstances marquées par la prise de conscience, créée par l’épidémie de coronavirus, des risques associés à la fragilité actuelle des chaînes d’approvisionnement et à ceux d’une dépendance de l’industrie autochtone à l’égard de pays comme la Chine. Un seul exemple : l’industrie pharmaceutique. Alors que la France a pendant une longue période (1995-2008) été le premier producteur européen de médicaments, elle ne se situe plus actuellement qu’au quatrième rang, derrière la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. Aujourd’hui, seule une minorité infime (22%) des médicaments remboursés par l’assurance maladie est fabriquée dans une usine tricolore…
Cette perte de souveraineté économique nationale se trouve dans quantité d’autres biens industriels. Et est tout sauf une particularité française. Si la part de l’industrie manufacturière dans le PIB a presque été divisée par deux en trente ans chez nous -passant de 21% en 1990 à 10% en 2019- peu de pays européens ont su échapper à cette hécatombe. L’Allemagne (20%) résiste. Mais il n’y a, à vrai dire, que deux Etats du continent à s’être soustraits de l’engrenage de la désindustrialisation. Pour des raisons pas toujours très avouables: ainsi de la Pologne, ayant bénéficié des délocalisations des pays de l’Ouest de l’Union européenne, et de l’Irlande, dont l’attractivité a été soutenue par une politique de dumping fiscal manifeste.
Alors pourquoi remettre sur la table l’épineux sujet de la réindustrialisation et avec quelles garanties d’atteindre l’objectif d’activation du mouvement de relocalisations ?
C’est que, pour paraphraser l’économiste Christian Saint-Etienne, « la désindustrialisation ruine la France ». Chômage de masse -en trente ans, ce sont 1,6 million d’emplois industriels qui ont été supprimés- mais aussi déficit extérieur structurel ou encore perte d’influence stratégique créent un affaiblissement global de la puissance française dans le monde.
Les relocalisations apparaissent donc comme un moyen a priori d’inverser la tendance, en favorisant le retour dans notre pays d’unités de production, d’assemblage ou de montage, antérieurement délocalisées dans des pays à faibles coûts salariaux.
Le gouvernement a donné la semaine dernière le vrai coup d’envoi de cette politique en dévoilant une première liste de 31 projets industriels retenus dans plusieurs domaines d’avenir : la santé, l’agro-alimentaire, l’électronique, les matières premières et la 5G. Avec à la clé une enveloppe de 680 millions d’euros d’investissement dans des projets potentiellement créateurs de 1 800 emplois directs. Un premier pas dans la direction de la réindustrialisation, alors que le gouvernement a prévu d’accompagner au moins 500 entreprises dès cette année.
A quelles conditions espérer un retour sur investissement de cette politique d’appui à la production industrielle de proximité ?
A court terme, il faudrait déjà que les industriels croient au mouvement de relocalisations, afin d’amplifier le mouvement qui est en train d’être amorcé par les pouvoirs publics. Or, ce n’est pas le cas. Selon le cabinet EY, un tiers des dirigeants internationaux interrogés n’envisageraient pas un changement majeur de leurs chaînes de production et de leurs approvisionnements. Une réticence qui s’amplifie, puisqu’ils n’étaient que 2% à répondre la même chose en avril dernier, et qui s’explique de deux manières principales. La croissance bien plus forte de leurs activités industrielles en Asie qu’en Europe combinée à leur souci de rentabilité financière et commerciale les amène à vouloir éviter une réorganisation onéreuse de leurs chaînes de valeur…
Dans la durée, les choses pourraient en principe être un peu différentes, pour au moins deux raisons.
A partir du moment où la robotisation se développe, ce qui est un mouvement inéluctable, elle réduit structurellement les écarts de coût de main d’œuvre entre pays.
De la même manière, la propension à la hausse des coûts salariaux unitaires (le rapport entre salaires et productivité) en Chine et plus globalement chez les pays émergents réduira à terme l’intérêt des délocalisations.
Mais, en attendant que ces deux phénomènes jouent à plein, il y a surtout des vents contraires qui s’exercent sur le mouvement espéré de relocalisations.
Ainsi, rien ne dit que les consommateurs soient prêts à payer le prix (plus élevé) de la fabrication locale. Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer un mouvement de relocalisations d’ampleur considérable. Les experts estiment, au contraire, une progression « step by step », avec des rapatriements de production pour des familles critiques de produit, comme dans la pharmacie, l’énergie ou l’agro-alimentaire. Dans ce dernier secteur, le gouvernement prévoit d’ailleurs de mettre le paquet pour mettre fin à une situation préjudiciable à notre souveraineté et qui veut que, par exemple, 70% des protéines à usage animal soit importés par la France. Avec de lourdes conséquences sur notre balance commerciale agricole.
Est-ce que les aides publiques sont un bon moyen d’accélérer le mouvement de relocalisations ? Pas vraiment, répond en substance El Mouhoub Mouhoud. Ce professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine explique que « la plupart des entreprises qui ont décidé de relocaliser l’ont fait indépendamment des aides publiques ». Tandis que les industriels qui relocalisent le font pour des raisons qui leur sont propres (échec de la délocalisation, volonté de remplacer le travail par l’automatisation pour bénéficier de la proximité des marchés, etc.), les aides publiques ont plutôt tendance à « attirer des chasseurs de primes » et à s’accompagner « d’effets d’aubaine » : les sociétés qui ont prévu de relocaliser de toute manière le feront, indépendamment de l’aide financière qui pourrait leur être consentie.
Si l’on veut espérer amplifier le mouvement de relocalisations comme l’Etat français y prétend et- alors même que la tendance nationale des multinationales sera plutôt de continuer à délocaliser pour retrouver la rentabilité affaiblie par la crise- l’intervention publique gagnera à s’engager dans plusieurs directions prioritaires.
En premier lieu, agir à l’échelle européenne, afin de protéger notre économie contre certaines importations « dumping », qui affaiblissent année après année notre appareil productif.
Ensuite, il est souhaitable – comme le recommande El Mouhoub Mouhoud – de « mieux cibler les aides publiques, notamment le crédit d’impôt recherche (CIR) en le concentrant sur les chaînons manquants des filières de production », ce qui supposera une modification des règles européennes, ainsi qu’une réallocation en faveur des territoires devant faire l’effort de recréer les compétences disparues et sans lesquelles aucune fabrication locale nouvelle ne sera possible.
Enfin – soyons lucide- relocalisation industrielle et attractivité sont intimement liés. Pour attirer de nouveaux projets industriels sur notre territoire – d’entreprises françaises ayant délocalisé et d’entreprises étrangères- l’écart de fiscalité restera une variable décisive. La prochaine baisse des impôts de production (-10 milliards d’euros en 2021) qu’a prévu d’engager le gouvernement sera un point d’appui important aux projets d’installation ou de relocalisation en France. Dans sa globalité, le plan de relance, dont 35% de l’enveloppe des 100 milliards sera affectée à l’industrie, doit également servir les intérêts du « made in France », qui reste un mouvement très incertain et sans doute limité.
A trente ans, il semble très improbable que la démondialisation succède à la mondialisation.
Au même horizon, et pour des raisons de rentabilité évidente, les relocalisations ne renverseront pas la tendance engagée massivement depuis les années 1990 aux délocalisations. Le changement de paradigme sera long. Très long. Il est d’autant plus urgent de s’y atteler dès à présent pour faire de la réindustrialisation française une réalité et non un slogan seulement agité dans les périodes de crise.
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