L’eau, et sa maîtrise, est le meilleur marqueur pour évaluer le niveau de développement d’un pays, les tensions entre nations aux ressources limitées. Celui qui a le contrôle sur l’or bleu conserve le leadership géopolitique, depuis l’antiquité. Malek Semar, fondateur de l’ONG No Water No Us, sillonne les continents pour sensibiliser les décideurs à cet enjeu déjà à l’origine de conflits latents et sur le terrain, dont la France, un pays non épargné par le stress hydrique. Entretien avec la voix de l’Eau.
L’eau et sa gestion, est-ce un autre fossé Nord/Sud ? Ou est-ce plus complexe ?
Malek Semar : L’eau n’a pas de frontière et pour cette matière vitale nous sommes tous frères et sœurs. L’eau devrait être une ressource de paix entre les peuples et nous en avons fait un fossé si complexe qu’elle est devenue source de guerre. L’évidence économique et ses conséquences sont sous nos yeux : les pays qui gèrent leurs eaux, avec une vision systémique, enregistrent le plus haut niveau de développement. Tous les rapports onusiens le disent : l’eau est notre seul moyen pour toutes nos voies de développements (agriculture, industrie, santé, loisirs…).
Où se trouvent les principales réserves dans le monde ?
Si l’eau couvre 72 % de la planète, seule 0,7% est disponible à la consommation. Cette eau disponible, qui se renouvelle en permanence par le cycle de l’eau, provient à 62 % des eaux souterraines (nappes phréatiques) et 38 % des eaux superficielles (torrents, rivières, lacs). Si la quantité d’eau douce utilisable est constante, sa répartition est très inégale et sa consommation varie selon les pays, de 300 litres/jour/habitant en Amérique du Nord, à moins de dix litres en Afrique subsaharienne. Le cycle de l’eau est tellement perturbé, que même les dix pays à se partager 62% des ressources naturelles renouvelables sont parfois touchés par des pénuries. La nappe de l’Albien, en grande partie dans le Sahara Algérien, est considérée comme la plus grande nappe phréatique au monde.
Les régions les plus défavorisées sont la péninsule Arabique, le Proche-Orient, l’Afrique du Nord, le Sahel et la zone désertique d’Afrique australe.
La « guerre de l’eau » est donc déjà une source de tensions et de conflits. A quels bouleversements géopolitiques majeurs peut-on s’attendre ?
La fréquence et l’intensité des phénomènes climatiques tels que les sècheresses les inondations, les incendies, etc. augmentent et s’accélèrent. Au même titre que les impacts du changement climatique, les conflits autour de l’eau vont devenir de plus en plus fréquents ainsi que violents. L’exemple français de Sainte-Soline, en mars 2023, avec la manifestation interdite contre le projet de méga-bassine qui s’est transformée en un violent affrontement entre des milliers d’opposants et les forces de l’ordre, montre que l’Occident ne sera pas épargné. Il s’agissait là de créer une réserve artificielle destinée à stocker de l’eau en hiver pour irriguer les cultures d’agriculteurs en été, lorsque la sécheresse sévit. Projet annulé depuis face à la résistance citoyenne.
Les guerres, tensions liées à l’eau ont toujours existé. Depuis le début de l’humanité, celui qui maîtrise l’eau a le pouvoir ; et ce n’est pas près de changer. Depuis 2023, l’actualité nous le rappelle, avec les tensions géopolitiques qui n’excluent pas une militarisation du conflit, avec le projet du Grand barrage de la Renaissance par l’Éthiopie qui diminuerait le débit du Nil, privant ainsi l’Égypte.
L’eau, c’est la vie. L’eau est une évidence pour tous, et pourtant vous alertez sur notre manque de conscientisation autour des enjeux de cette ressource. « No Water No Us » sensibilise et agit pour l’eau. Comment cela se traduit-il sur le terrain ?
L’eau, c’est la vie et notre mission est de la préserver. Notre fil d’Ariane avec No Water No Us est l’Objectif de Développement Durable ODD6 et nous portons trois thématiques : les eaux usées, l’eau potable, la biodiversité. Blaise Matuidi et Yohan Benalouane, sont co-fondateurs de cette initiative à mes côtés. Pour sensibiliser via la culture, nous avons écrit et produit un spectacle, « L’EAU MAIS », labellisé Saison Africa 2020. Sans aucune frontière de cultures, de couleurs ou de croyances, le spectacle traverse neuf pays africains en abordant un enjeu lié à l’eau dans chaque pays.
Pour agir, nous menons des actions, notamment sur le plan sportif. Avec Cycle for Water, quatre de nos ambassadeurs ont fait le tour du monde à vélo pour l’eau pendant 15 mois, avec 100 000 km parcourus, 20 pays traversés et des installations d’accès à l’eau. Avec Climb for Water, pour sensibiliser à la fonte des glaciers, nous avons mené des installations en Bolivie en parallèle d’ascensions de sommets, en attendant l’Himalaya en 2025. Nous collaborons également avec des Grandes Ecoles aux côtés d’ingénieurs de nationalités différentes. No Water No Us sensibilise lors des évènements majeurs, comme Change Now 2024 en tant que partenaire officiel du programme Sport & Éducation où nous avons pu échanger avec l’ancienne ministre Elisabeth Moreno.
Quelle place pour l’innovation dans la préservation de cet or bleu ? Quelles sont les technologies qui changent la donne ?
L’innovation est presque un faux débat. Nous vivons une période inédite qui nous autorise à perturber impunément le fonctionnement de la planète, en comptant sur la technologie pour nous sauver – à coup de promesses d’entrepreneurs fous – jusqu’à aller habiter sur une autre planète quand nous aurons fini de détruire la nôtre. Dans un monde ou l’argent est devenu plus important que la vie, l’innovation pose rarement problème ; le financement oui. Je pense qu’on assiste à une course à l’argent et non au sauvetage de l’humanité. Les technologies existent et depuis longtemps. Les Low Tech offrent des solutions moins chères et efficaces, sauf dans une course vers l’argent. Mais, « Nous sommes témoins de quelque chose d’inédit : l’eau ne coule plus vers l’aval, elle coule vers l’argent. » (Robert F. Kennedy)
Lorsque vous intervenez au G20, à l’ONU ou encore à Washington, est-ce que vous observez une volonté politique de se saisir des nombreuses problématiques ?
C’est important de le souligner encore, mais de tout temps, celui qui maîtrise l’eau a le pouvoir. Il suffit de relire l’eau et sa législation sous Platon et Aristote ou encore sa gestion par la civilisation égyptienne ou romaine. Plus proche, en 2010 la résolution 64/292 des Nations Unies déclare l’eau comme un droit de l’Homme. En 2015, l’ONU adopte les objectifs de développement durable, comprenant que l’eau n’est pas une fin en soi mais le seul moyen de toutes nos voies de développement. La même année les ministres de l’Eau africains signent la déclaration de NGOR pour tenir ces ODD. En 2023, invité par Renaud Muselier à intervenir lors de Méditerranée du Futur à Marseille, j’ai également constaté cette bonne volonté politique.
En 2024, toujours selon l’ONU, 30% de la population mondiale n’a pas accès à l’eau potable et 60% ne dispose pas d’assainissement. L’intention est bonne, c’est dans l’exécution que nous avons beaucoup de travail. Si la volonté politique est primordiale, l’implication de chacun est une condition sine qua none. Pour une fois, si seulement les enfants pouvaient écouter ce qu’on dit et non ce qu’on fait.
Le monde tel qu’il est vs le monde tel qu’il devrait être, c’est ainsi que vous appréhendez la vie dans votre parcours d’entrepreneur. Vos décisions se fondent sur l’idéal – utopique – d’un monde au modèle vertueux… A quel moment estimerez-vous avoir réussi votre mission avec No Water No Us ?
Énorme dilemme ! Nous devons investir dans un monde durable tel qu’il devrait être, tandis que le profit est fait dans les activités non durables de notre monde. Dans le monde tel qu’il est, les organisations investissent là où se trouvent les profits. Je préfère mettre ma casquette d’entrepreneur à l’envers et fonder mes décisions sur le fait que l’argent doit être une conséquence de nos bonnes actions, et non une priorité derrière chaque action. No Water No Us est une graine que je plante en acceptant de ne pas profiter de l’ombre de l’arbre qui va pousser. J’ose espère que No Water No Us continuera après moi et dans ce cas j’aurai réussi ma mission. Celle de No Water No Us n’a pas vocation à s’arrêter, car l’eau a toujours été et sera toujours une préoccupation pour l’humanité. L’espoir est permis. « On peut se battre, l’eau nous réunira. »
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