Une contribution de Sébastien BOURDIN & Amandine LARE, EM Normandie Business School
L’économie sociale et solidaire (ESS) et l’économie circulaire (EC) sont deux moteurs de transformation qui visent à rendre notre modèle de développement plus durable, inclusif et résilient. Avec la nomination en 2024 de Jessika Roswall comme commissaire européenne en charge de l’Environnement, de la Résilience de l’eau et de l’Économie circulaire compétitive, l’Union européenne réaffirme son ambition de renforcer l’EC à travers des politiques concrètes. Mais au-delà des slogans, que se passe-t-il réellement sur le terrain ? L’ESS joue-t-elle un rôle décisif dans le déploiement de l’EC ? Si la réponse est oui, il convient alors de se demander comment mieux l’accompagner pour maximiser son impact et surmonter les obstacles auxquels elle est confrontée.
Des valeurs communes, un potentiel d’innovation
L’ESS et l’EC partagent un socle de valeurs : la solidarité, la coopération et l’utilité sociale d’un côté ; la réduction des déchets, le réemploi et la préservation des ressources de l’autre. Ensemble, elles dessinent une voie prometteuse pour une économie qui place les individus et la planète avant les profits à court terme.
De ce point de vue, les ressourceries et recycleries constituent de véritables vitrines de cette « alliance vertueuse ». Ces structures, souvent issues de l’ESS, récupèrent des objets destinés à être jetés, les réparent ou les recyclent, tout en créant des emplois locaux et en favorisant l’insertion sociale. La coopérative Emmaüs Défi, par exemple, combine cette approche en offrant une seconde vie aux objets tout en permettant à des personnes en difficulté de retrouver le chemin de l’emploi. En Normandie, plusieurs initiatives illustrent bien ce modèle. La Ressourcerie du Pays d’Auge est située dans le Calvados et est spécialisée dans la récupération et le recyclage d’objets ménagers – comme les meubles et l’électroménager – tout en assurant l’insertion professionnelle des plus démunis. Tri-Tout Solidaire, à Saint-Lô et Coutances, agit sur le recyclage et la revente d’objets divers tout en proposant des contrats d’insertion à des personnes éloignées de l’emploi en vue d’une réinsertion sociale et professionnelle.
L’ESS, laboratoire d’innovation circulaire
Les entreprises de l’ESS ne se contentent pas de participer à l’EC ; elles l’inventent. Elles innovent en permanence pour trouver des solutions qui répondent aux besoins locaux tout en respectant l’environnement. Dans le secteur de la mode, par exemple, des coopératives de réemploi s’efforcent de réduire l’impact écologique de cette industrie polluante, en remettant sur le marché des vêtements de seconde main ou en recyclant les matériaux.
En guise d’illustration, Le Grenier au Havre est une association à but non lucratif créée en 2000, dont la mission est de favoriser l’insertion par l’activité professionnelle des bénéficiaires du RSA par le biais de Contrats à Durée Déterminée d’Insertion (CDDI). 180 personnes sont accueillies en parcours d’insertion. Chaque année, Le Grenier donne une seconde vie à 700 tonnes de vêtements et objets d’occasion. Acteur engagé de l’EC, cette association va bien au-delà de la simple collecte. Membre du réseau des Structures d’Insertion par l’Activité Économique, elle conjugue recyclage et réinsertion sociale avec un impact tangible. Elle offre à des personnes en situation de grande précarité l’opportunité de se former et de retrouver le chemin de l’emploi. Ainsi, le Grenier ne se contente pas de recycler des textiles : elle transforme des vies.
Un autre exemple marquant de l’engagement l’ESS au service de l’EC se trouve dans les services de mobilité partagée. Dans les zones rurales, où les transports publics font souvent défaut, des entreprises de l’ESS déploient des solutions innovantes comme le covoiturage ou les voitures électriques partagées. Ces initiatives, portées par des coopératives, permettent de réduire l’empreinte carbone tout en répondant aux besoins locaux. Leur originalité ? Elles impliquent directement les habitants dans les décisions, assurant ainsi un service sur-mesure, pensé par et pour les territoires. Une approche durable qui réinvente la mobilité tout en renforçant le lien social, à l’instar de Mobicoop en Auvergne-Rhône-Alpes.
Des défis à relever pour passer à l’échelle
Cependant, l’ESS, aussi prometteuse soit-elle, doit faire face à des défis de taille pour déployer ses solutions circulaires à plus grande échelle. L’un des principaux obstacles est le manque de moyens financiers. La plupart des structures de l’ESS sont de petite taille, avec des ressources limitées. Leur modèle d’affaires, centré sur l’impact social et environnemental, se heurte souvent aux réalités du marché concurrentiel.
En France, les associations employeuses ont un budget total de 111 milliards d’euros, principalement alimenté par les recettes d’activités (65,9 %), les subventions publiques (20,2 %), les dons et le mécénat (4,6 %), ainsi que les cotisations (9,3 %) (ESS France, 2022). Malgré ces ressources, elles sont souvent confrontées à une baisse des subventions publiques. Elles doivent donc davantage compter sur leurs revenus d’activités liées à la diversification de leurs sources de financement. Elles s’adaptent ainsi à un environnement économique de plus en plus contraignant. En Normandie, 473 structures de l’ESS exercent une activité dans l’EC, mais seulement 25 % d’entre elles emploient plus de 10 salariés. Cette situation montre à quel point il est difficile pour ces structures de croître et d’atteindre une taille critique, qui leur permettrait de stabiliser leur modèle économique et d’intervenir à une plus grande échelle.
Le bénévolat, véritable pilier des associations, représente l’équivalent de 1,425 million d’emplois à temps plein en France (ESS France, 2022). Cette force solidaire est au cœur du dynamisme de l’ESS, permettant à des milliers de structures de mener des actions à fort impact social et environnemental. Toutefois, pour permettre à ces acteurs de déployer pleinement leur potentiel face aux défis contemporains, un soutien renforcé des pouvoirs publics et des accompagnements ciblés sont essentiels. Il s’agit d’accélérer leur structuration et leur professionnalisation, tout en valorisant les compétences clés qui nourrissent cette EC en pleine expansion.
Par ailleurs, le rôle du consommateur est également essentiel dans cette équation. Malgré une sensibilisation croissante, tous les consommateurs ne sont pas prêts à adopter massivement des produits de seconde main, recyclés ou reconditionnés. Selon une étude menée par OpinionWay, près de 8 Français sur 10 voient dans la seconde main une manière astucieuse de consommer tout en préservant leur portefeuille. Ce constat confirme l’ancrage progressif du réemploi dans les habitudes d’achat. Pourtant, cette dynamique révèle des nuances, notamment chez les jeunes. En effet, 39 % des 18-24 ans affirment qu’ils retourneraient vers des produits neufs dès que leur situation financière s’améliorerait. Ce chiffre met en lumière un frein culturel et psychologique qui limite encore l’adhésion généralisée à cette pratique. La perception de la qualité des produits reconditionnés ou réparés demeure également un enjeu clé à surmonter. Certains consommateurs restent sceptiques quant à leur durabilité, même si des initiatives comme le label « Répar’acteurs » cherchent à améliorer cette image. Le défi est donc de rassurer les consommateurs tout en élargissant les canaux de distribution pour rendre ces produits accessibles à un plus grand nombre.
Un accompagnement nécessaire pour maximiser l’impact
Pour que l’ESS devienne un moteur central de l’EC en France, un soutien public et politique plus ambitieux s’impose. Si la loi anti-gaspillage de 2020, avec son droit à la réparation et son obligation pour les fabricants de fournir des pièces détachées, a marqué un premier pas, l’ESS a besoin de davantage. Les ressourceries et recycleries, par exemple, devraient avoir un accès prioritaire aux déchets des déchèteries publiques et pouvoir établir des partenariats durables avec les grandes entreprises pour capter des matériaux recyclables.
Il est aussi urgent de mieux aligner les législations sociales et environnementales. Le Plan d’Action de l’UE pour l’économie sociale appelle à une telle convergence, en intégrant des évaluations socioéconomiques dans les lois sur l’EC et en favorisant les acteurs de l’ESS dans les marchés publics. L’impact de ces structures dans la gestion des déchets, notamment à travers le réemploi et la réparation, est indéniable : elles créent 70 emplois pour 1 000 tonnes de matériaux collectés, selon RREUSE.
Le soutien financier doit également suivre. Des fonds dédiés, un accès simplifié aux subventions, et des incitations fiscales comme une TVA réduite sur les produits reconditionnés rendraient ces initiatives plus attractives. De plus, il est essentiel de professionnaliser ces acteurs en renforçant leurs compétences en gestion, marketing et innovation sociale. Enfin, pour ancrer durablement ces pratiques, il faut sensibiliser dès le plus jeune âge, notamment à travers des campagnes nationales et l’introduction de l’ESS et de l’EC dans les programmes scolaires.
L’ESS a déjà prouvé son impact, mais pour répondre pleinement aux défis environnementaux et sociaux actuels, elle a besoin d’un cadre législatif et d’un soutien financier à la hauteur de ses ambitions.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la Chaire d’excellence européenne Économie circulaire et Territoires, financée par l’Union européenne. Les points de vue et opinions exprimés sont toutefois ceux des auteurs uniquement et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de l’Agence exécutive européenne pour l’éducation et la culture. Ni l’Union européenne ni l’Agence exécutive européenne pour l’éducation et la culture ne peuvent en être tenues pour responsables.
Pour aller plus loin
CRESS Normandie. (2022). Panorama de l’économie circulaire en Normandie 2022. CRESS Normandie. https://www.essnormandie.org/
ESS France. (2022). Ressources et dépenses des modèles socio-économiques de l’ESS. ESS France. https://www.ess-france.org/
Schirru, S. (2023, June 13). How reuse and repair social enterprises are contributing to a socially and circular society. EU Social Economy Gateway. https://social-economy-gateway.ec.europa.eu/how-reuse-and-repair-social-enterprises-are-contributing-socially-and-circular-society-2023-06-13_en
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