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Jean-Louis Etienne : « Monter une expédition est un travail de chef d’entreprise »

Le médecin explorateur partira à l’assaut de l’océan Austral fin 2023 pour ce qui pourrait être sa dernière expédition. Il a imaginé le Polar Pod, un navire verticale zéro émission, qui dérivera pendant 3 ans dans les eaux du puissant courant circumpolaire. Entretien avec Jean-Louis Etienne

 

Forbes France : Pouvez-vous nous raconter la genèse du projet ? 

Jean-Louis Etienne : C’est un projet auquel je réfléchis depuis au moins 10 ans, suite à un constat émis par la communauté scientifique. Cette dernière décrit l’océan Austral, situé au pôle sud, comme difficile d’accès, peu connu. Il y a des campagnes océanographiques qui se font l’été, c’est-à-dire entre décembre et février. Le reste du temps, il n’y a personne. On avait besoin de mesures in-situ de longue durée. Pour ce faire, il fallait pouvoir s’installer sur cet océan à long terme. 

Je me suis intéressé à étudier quel type de vaisseau pourrait permettre de séjourner, sur cet océan de tempêtes, dans de bonnes conditions de sécurité et de confort. Je me suis rapproché d’un bureau d’études qui m’a signifié qu’il existait une plateforme verticale entraînée par le courant et permettant de séjourner en autonomie sur cet océan. Cette plateforme avait été développée par l’US Navy pour écouter les sous-marins dans le Pacifique pendant la guerre froide. 

Je suis parti aux Etats-Unis, à San Diego, où j’ai travaillé avec les ingénieurs du navire pendant 2 ans. De retour en France, nous avons fait des tests sur des maquettes dans des bassins à vagues à l’Ifremer de Brest et l’école centrale de Nantes. Cela m’a permis de mettre au point ce vaisseau. Aujourd’hui, le Polar Pod est dessiné, il ne reste plus qu’à le construire. 

 

Avec 80 mètres de tirant d’eau, Le Polar Pod échappe à l’agitation de surface, d’autant plus que le treillis qui le compose n’est que faiblement affecté par les vagues.

 

Quels sont les principaux objectifs de l’expédition ? 

J-L.E : Les attentes de cette expédition sont de 3 axes : climat, biodiversité, impact anthropique. 

Cet océan est le principal puits de carbone océanique de la planète. Il dissout une grande quantité du CO2, principal responsable du réchauffement climatique, que l’on émet en excès. Le CO2 se dissout beaucoup plus dans l’eau froide que dans les eaux tempérées, c’est pourquoi il se dissout en abondance dans l’océan Austral. Ce que nous allons mesurer en permanence pendant 3 ans sont les échanges entre l’atmosphère et l’océan. Ces échanges vont nous permettre de mesurer la performance de cet océan à absorber le CO2, in fine, sa performance sur la régulation du climat. 

Le deuxième axe de la recherche, c’est la biodiversité. Comme c’est un navire silencieux sans moteur, on va l’équiper d’hydrophones, des micros sous l’eau, permettant de faire une écoute de la faune. Grâce à notre connaissance de la signature sonore de toutes les espèces, on va pouvoir faire un inventaire par acoustique. 

Nous allons aussi faire des analyses d’eau de mer pour déterminer ce que l’on trouve dans cette eau très distante des activités humaines. C’est ce qu’on appelle l’impact anthropique, c’est-à-dire l’impact de l’humanité sur cet océan. Est-ce que l’on va trouver des métaux lourds comme du mercure, des organochlorés, des pesticides, des microplastiques ?

 

Etiez-vous certain de pouvoir réaliser ce projet  ? 

J-L.E : Tout projet un petit peu hors norme est un travail de persévérance. Mon expérience m’a montré que si l’on fait une part du chemin, la vie fait le reste pour vous. J’aime dire qu’il faut sortir toutes les antennes et essayer de capter tout ce qui peut enrichir le projet. 
Monter une expédition est un travail de chef d’entreprise. Il faut convaincre, et pour convaincre il faut trouver les mots justes. L’expédition n’est que la partie émergée de l’iceberg ; derrière, c’est un travail de très longue haleine.
C’est un peu comme être à la tête d’une gondole de mixage. Il faut faire avancer tous les dossiers en même temps : technologiques, juridiques, financiers, environnementaux, pédagogiques. Le plus difficile étant toujours de réunir les fonds, mais ça aussi c’est de la persévérance.

Il faut être complètement  investi pour traverser les tentations de l’abandon ; le découragement est un test permanent à franchir. 

 

Jean-Louis Etienne, en 2007, alors directeur général de l’institut océanographique de Paris

 

Comment avez-vous réussi à récolter les fonds nécessaires pour une telle expédition ? 

J-L.E : Le financement est un partenariat public-privé. L’Etat français finance la construction du navire via ce que l’on appelle L’ANR (agence nationale de la recherche) et c’est l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) qui s’en occupera. 

L’exploitation, c’est-à-dire le financement de l’expédition, c’est un ensemble de sponsors, entreprises, de particuliers et mécènes. Parmi les partenaires sponsors on retrouve : EDF, AKZO Nobel, Gegid, Mersen, Massif, Accenture mais aussi des mécènes comme Spie Batignolles ou la Fondation Total. 

C’est une expédition de recherche fondamentale, aujourd’hui les entreprises sont intéressées par ce genre de projets qui concernent l’étude du climat et de la biodiversité.  

Je remarque qu’il y a eu une évolution chez mes partenaires. Mes principaux interlocuteurs actuels sont les directeurs RSE, les entreprises ayant désormais un gros département RSE. Le plus souvent à la tête de celles-ci, on retrouve des femmes. Elles sont très sensibles aux questions environnementales et au projet pédagogique que nous pouvons mettre en place. 

 

Quels éclairages pourriez-vous nous donner pour comprendre les enjeux de la lutte contre le réchauffement climatique ? 

J-L.E : C’est un énorme chantier que la lutte contre le réchauffement climatique. Ca ne veut pas dire qu’il est infranchissable mais c’est un défi planétaire. La réponse doit être comportementale et technologique. 

Du point de vue technologique, il va falloir passer du charbon à autre chose. Le plus gros ennemi du climat, c’est le charbon. Pourtant, vous avez une grande partie de l’économie qui tourne encore au charbon, dont des grands pays comme la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Pologne… pour ne citer qu’eux. La transition énergétique devrait être accélérée dans ces pays-là.

Pourtant on remarque que certaines décisions politiques bloquent cette transition.  Les Américains s’opposent farouchement à la fin de la construction du Nord Stream II, gazoduc qui part de la Russie pour irriguer l’Europe de gaz naturel. Ils pénalisent toutes les entreprises partenaires, sous prétexte qu’ils pénalisent la Russie. Les Américains n’ont qu’une idée en tête avec l’abandon du Nord Stream II : vendre leur gaz de schiste au pays européens. L’Allemagne, par exemple, avait pour objectif d’abandonner le charbon à l’horizon 2039. Les sanctions américaines vont probablement retarder cela.

« Aller à l’idéal tout en comprenant le réel ». Cette citation de Jean Jaurès reflète toute la complexité du paradigme environnemental. Il faut trouver un chemin entre le maintien d’une activité économique et sociétale et une réponse au réchauffement climatique. On connaît les solutions : le remplacement du charbon, les énergies renouvelables et le stockage de l’énergie. On a l’intelligence des solutions, il faudrait avoir la sagesse et l’audace politique de les mettre en œuvre le plus rapidement possible. 

 

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