Ancienne contrôleuse financier puis chercheuse, l’experte en comptabilité durable Delphine Gibassier a décidé en 2022 de fonder son propre cabinet d’accompagnement à la comptabilité du développement durable, et notamment au reporting extra-financier (CSRD). Un projet qui porte l’ambition de pouvoir faire converger le gris de la finance d’entreprise et le vert du développement durable dans l’intérêt des professionnels et de la planète. Rencontrée à l’occasion de l’USI (Unexpected Sources of Inspiration) du 26 juin dernier, cette dernière a tenu à démystifier l’idée qu’on se fait tous de la comptabilité et des chiffres. Entretien.
Comment vous est venue l’idée de créer Vers de Gris ?
Delphine Gibassier : Quand j’étais jeune, le développement durable était quasi-absent des débats et je voulais devenir vétérinaire. Je me suis donc engagé d’abord dans des associations pour s’occuper d’animaux. J’ai ensuite travaillé en tant que contrôleuse de gestion dans divers groupes à partir des années 2000 et j’ai commencé à ressentir une sorte de bore-out.
En 2010, j’ai rejoint Danone en thèse CIFRE et j’ai rencontré une directrice de thèse très ouverte sur les questions de finance durable. Nous avons nourri le groupe de ces enjeux et de nouveaux postes ont très vite été créés. J’avais la conviction que les entreprises qui ne prennent pas en compte le contexte – en particulier l’urgence climatique – signent leur propre suicide. Certaines ont d’ailleurs déjà fait faillite à se mettre des œillères et uniquement chercher des objectifs de chiffre d’affaires.
Je suis ensuite devenue enseignante-chercheuse pour pourvoir être libre de penser par moi-même et enseigner mon savoir à des étudiants. Cela nécessite aussi de prendre position car je pense que tout chercheur ou chercheuse doit tout faire pour sortir de sa tour d’ivoire. J’ai ensuite fondé en 2022 le cabinet Vert de Gris pour proposer aux entreprises, aux écoles et institutions une panoplie de contenus pédagogiques conçus sur mesure pour leur permettre d’exceller dans la comptabilité du développement durable et la responsabilité sociétale (RSE).
Quelles idées préconçues de la comptabilité souhaitez-vous déconstruire ?
D. G. : J’aimerais d’abord rappeler que la comptabilité dispose d’un pouvoir performatif non négligeable. La data est bien brute, mais il ne faut pas oublier que les biais humains de celui qui fait les calculs vont pousser à faire valoir des chiffres ou des résultats plutôt que d’autres. La comptabilité n’est donc pas neutre et elle peut devenir un objet politique ou bien la clé du pouvoir économique. Compter ne revient pas simplement à faire parler les chiffres, il s’agit aussi d’une mise en récit et il est important de rappeler que la science et les chercheurs sur le sujet ne sont pas hors-sol.
Nous avons trop longtemps perpétué le mythe d’une financiarisation possible de la biodiversité qui commodifie et objectifie les espèces vivantes. Et on revient progressivement aujourd’hui sur la place de la nature – et des femmes – qu’on pensait pouvoir « dompter ». Il est nécessaire de déconstruire cette idée que la science est froide et nous pouvons d’ailleurs citer de nombreux exemples de peuples autochtones qui ont développé des connaissances très pointues sur la nature et les écosystèmes, tout en faisant preuve d’empathie.
C’est pour cela que vous avez créé Vers de Gris ?
D. G. : En partie oui, et notre ambition est de transformer les 600 000 comptables à travers le monde et faire du passage à l’action leur KPI principal. Il y a un grand enjeu de sensibilisation car notre cerveau a souvent tendance à ne pas voir en face les dangers et à les sous-estimer. Les émissions et la responsabilité sont tellement dispersées que ce biais cognitif continue de paralyser la prise de décision. Mais il faut réagir dès maintenant si nous ne voulons pas tomber dans une situation de catastrophe climatique collective qui nécessite de recourir à du pouvoir autoritaire et subi.
Environ 30% de la planète va devenir inhabitable d’ici 2050 et les déplacements de population vont devenir de plus en plus chaotiques. Il est donc urgent de servir l’intérêt général plutôt qu’uniquement les intérêts des actionnaires. La France a tout de même été assez précurseure sur cet enjeu, notamment avec la loi Pacte de 2019 qui s’attache à trouver un équilibre entre rentabilité et responsabilité. Cela a aussi instauré la possibilité de se déclarer société à mission.
Comment contribuez-vous au passage à l’action ?
D. G. : Notre rôle est déjà de vulgariser la comptabilité durable car il est facile de s’y perdre dans tous ces chiffres. Nous aidons les entreprises à intégrer les différents capitaux (naturel, social) dans leur bilan et leur compte de résultat. Et la première chose à faire est d’appréhender le problème d’un point de vue des « science based targets » qui consistent notamment à appréhender les indicateurs durables en unités physiques plutôt qu’en euros. De manière générale, cela permet aussi de rééquilibrer la répartition des effets climatiques entre le Nord et le Sud.
Ma propre vision de la comptabilité cumule plusieurs critères : elle est écosystémique, participative, multi-niveaux, contextualisée et enfin éco-féministe. Le langage comptable traditionnel a tendance à séparer ces critères, quand bien même ils sont tous interdépendants. La solution proposée est donc d’adopter une comptabilité éco-centrée qui inclut la notion d’écosystème et chaîne de valeur. Une méthode de comptabilité multi-capitaux qui permet d’avoir une vision à 360° sur la destruction et la création de valeur des entreprises.
Nous pouvons citer l’entreprise spécialisée dans les matières premières agricoles Olam qui analyse sept capitaux, dont le capital financier mais aussi le capital social, humain, naturel, intangible ou encore intellectuel. Danone travaille davantage pour sa part sur le capital santé et Vivendi se penche de son côté depuis 2013 sur le capital culturel. À ce jour, plus de 1500 entreprises ont adopté le modèle du reporting intégré du framework de l’International Integrated Reporting Council.
J’aimerais aussi citer le projet Seabos par lequel la World Benchmarking Alliance a créé une analyse comparative du secteur poissons et fruits de mer, piloté selon un partenariat industrie-scientifiques, notamment avec le Stockholm Resilience Centre. Au total, 7 indicateurs ont été définis pour mieux anticiper l’avenir durable de l’organisation.
Quel est le niveau de maturité des organisations sur ces enjeux ?
D. G. : Les dirigeants d’entreprise se sont emparés du sujet, et pas forcément par conviction, car le fait de ne pas faire d’efforts en matière de transition durable génère déjà des pertes financières. Pour le secteur de l’aviation par exemple, l’intégration progressive du Scope 3 leur permet de se rendre compte que même s’ils ne sont pas responsables de l’augmentation de la demande, ces derniers sont obligés de s’y intéresser s’ils espèrent survivre.
La machine est lancée mais nous avons encore un retard au démarrage car les fonds à impact sont encore trop peu nombreux et les fonds publics sur le sujet ne sont pas assez significatifs. Tout le monde semble avoir compris l’enjeu mais il reste encore des efforts pour passer à l’action. Je n’ai par exemple pas compris pourquoi beaucoup de grands groupes et de lobbies se sont opposés à la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui vise à encadrer le reporting extra-financier au niveau européen. C’est le même constat pour la nouvelle taxonomie européenne ou bien le Plan biodiversité en France, mais si les lobbies s’en mêlent, j’en conclus aussi que ces textes sont cruciaux.
Il faut aussi préciser que tous les secteurs et tous les profils sont concernés. Un consultant qui travaille pour une multinationale polluante est aussi complice. Pour les empires de la fast-fashion, même si leurs usines ne leur appartiennent pas, elles restent responsables.
Selon vous, certaines organisations ne jouent pas le jeu ?
D. G. : Il existe encore certains décalages entre le discours et les moyens financiers engagés dans l’impact. Des gens déraisonnables continuent de fragiliser la planète avec comme unique cap la croissance. Ce sont ces comportements qui ont d’ailleurs contribué à l’explosion de bulles financières. En revanche, la prise de conscience de l’urgence climatique est quand même là et ce sont les nouveaux business model qui cherchent à concilier croissance et durabilité qui vont capter les fonds.
Il faut en finir avec cette manie de se contenter de compter et ensuite faire de la compensation carbone. Le bilan carbone ne suffit pas, il faut aussi inclure les émissions indirectes qu’il est possible d’éviter et le plus dur reste de passer à l’action. Évidemment, les choix de transition restent difficiles et il ne faut pas oublier l’humain. Il faut s’assurer de former et d’accompagner tous les salariés car le fait de redéfinir en profondeur le budget d’une organisation peut générer du stress. Cette transition peut aussi être perçue par les dirigeants comme un désavantage concurrentiel.
Notre rôle chez Vert de Gris est justement de remettre du cœur et de l’humain dans ce travail de comptabilité. Et encore une fois, il ne faut pas négliger le social et cultiver un narratif consistant à présenter le sujet climatique comme un moyen de permettre aux humains de mieux vivre sur Terre.
Lors de son intervention à l’USI, Cyril Dion a défendu l’importance d’un nouveau récit qui ne prône la croissance comme « un aboutissement heureux de notre civilisation ». Partagez-vous cette analyse ?
D. G. : Oui, il faut trouver comment rendre la sobriété désirable et que cela devienne une lame de fond. Cela passe par exemple par le fait de considérer comme chic les vêtements de qualité et qui durent plutôt que ceux valorisés par la fast-fashion. Il s’agit là d’une affaire d’une convention collective qui impose une norme différente.
Il existe d’autres formes de croissance qui consomment moins de matière ; je pense notamment au réemploi qui gagnerait à devenir plus populaire. Ce nouveau narratif doit modifier notre comportement pour donner l’avantage aux produits éco-compatibles. Personne n’a trouvé encore de modèle d’affaires qui serait compatible avec les limites planétaires mais il faut tendre vers ces efforts collectifs pour y parvenir et surtout limiter l’éco-anxiété ambiante.
Quels autres leviers d’action possibles pour déployer cette comptabilité durable à grande échelle ?
D. G. : Il faudrait encourager la création de « Chief Value Officers » comme garants de la mesure de la création de valeur multiple d’une entreprise et de son impact. L’association Accounting for Sustainability a créé à ce titre des réseaux de directions financières qui s’entraident pour devenir des « Chief Value Officers » au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis. Ils permettent de guider leur organisation vers des modèles plus durables, donc plus résilients.
Les PME et ETI sont aussi un moteur de la transition. Elles se basent davantage sur le bon sens car une majorité d’entre elles n’ont pas les fonds nécessaires pour tout chiffrer. Mais elles savent aussi que leurs efforts sont un grand avantage pour décrocher de nouveaux appels d’offres. L’ADEME et le Carbon Disclosure Project (CDP) ont par exemple développé la méthode Assessing low-Carbon Transition (ACT), permettant d’accompagner ces entreprises dans leur transition bas-carbone. C’est aussi notre rôle en tant que comptables experts de l’analyse multi-capitaux de les aider à passer le cap.
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