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Alors que l’Europe se désindustrialise, peut-on éviter le suicide économique ?

Europe
Tours de refroidissement, centrale électrique LEAG de Janschwalde, Brandebourg, Allemagne, Kuhlturme, LEAG-Kraftwerk Janschwalde, Allemagne. | Source : Getty Images

« Le sens commun n’est pas si commun », disait Voltaire. Cet adage s’applique à la perfection aux politiques énergétiques de l’Europe. C’est en Allemagne, la puissance industrielle de l’Europe, que ces politiques sont le plus vigoureusement mises en œuvre depuis l’adoption de la législation « Energiewende » en 2010. Les réglementations et directives « vertes » adoptées sont à la fois hostiles aux combustibles fossiles et à l’énergie nucléaire. Energiewende (en allemand, « tournant énergétique ») désigne la transition énergétique en cours vers un futur fait d’approvisionnement en énergie à faible émission de carbone, respectueux de l’environnement, fiable et abordable.

Article de Tilak Doshi pour Forbes US – traduit par Flora Lucas

 

Vendredi 3 mai, Pierre L. Gosselin a publié un article dont la question centrale est la suivante : « Plus l’Allemagne devient verte, plus son économie est exsangue. Jusqu’à quand une économie peut-elle saigner avant de mourir ? » Dans toute la morosité économique qui afflige le pays depuis un an, certains signes indiquent que des voix de la raison pourraient émerger et insuffler du bon sens dans la politique énergétique de l’Allemagne et de l’Europe en général.

Joseph C. Sternberg, du Wall Street Journal, suggère que les gouvernements européens pourraient bien tirer, avant leurs homologues américains, les leçons de bon sens d’une mauvaise politique énergétique et de la misère économique qui en découle inévitablement : « Vous savez que vous êtes passé de l’autre côté du miroir lorsque les politiciens européens commencent à paraître plus sains d’esprit que les Américains en matière de politique climatique. Nous y voilà, Alice : les Européens admettent la folie de l’objectif zéro émission nette plus rapidement que leurs homologues américains. »

Anatomie de la désindustrialisation

La production industrielle de l’Allemagne a atteint un sommet en novembre 2017 et, à la fin de l’année dernière, elle était tombée à un niveau observé pour la dernière fois en 2006, en dehors de la récession financière mondiale et des années covid-19. Le secteur industriel du pays a reculé de près de 14 % au cours des six dernières années (jusqu’en décembre 2023). Il n’est pas surprenant que l’annonce de la récession officielle de l’Allemagne l’année dernière ait fait couler beaucoup d’encre :

  • The Economist (août 2023), « L’Allemagne est-elle à nouveau l’homme malade de l’Europe ? » ;
  • Forbes (octobre 2023) : « L’Allemagne est l’homme malade de l’Europe : quelles sont les conséquences pour l’Euro ? » ;
  • Bloomberg (janvier 2024) : « L’Allemagne était littéralement un homme malade l’année dernière »

Depuis le début de l’année dernière, l’économie allemande a reculé durant cinq trimestres consécutifs sur une base annuelle. Les politiques énergétiques de l’Allemagne ont fait exploser les prix des carburants et de l’électricité. L’Office fédéral allemand des statistiques a indiqué en novembre que le nombre de demandes d’insolvabilité d’une année sur l’autre continuait d’augmenter depuis juin. Le nombre de faillites a augmenté de plus d’un tiers depuis le mois d’août.

Les industries à forte intensité énergétique orientées vers le commerce, impliquant aussi bien des petites et moyennes entreprises que des mastodontes comme BASF, ont été les plus touchées, car les prix élevés de l’énergie rendent de vastes pans du secteur manufacturier allemand non compétitifs. L’effondrement économique auto-infligé dans le cadre de la poursuite des objectifs politiques « zéro émission nette » ne se limite pas à l’Allemagne. La capacité industrielle est décimée dans toute l’Europe.

De plus en plus d’entreprises manufacturières européennes ferment leurs portes ou se délocalisent vers des pays où l’énergie est moins chère, comme la Chine et les États-Unis. La crise énergétique de l’Europe a été aggravée par le coup de grâce résultant de la perte du gaz naturel bon marché après l’imposition des sanctions occidentales contre la Russie à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine. La croissance économique robuste de l’Allemagne, et par extension de l’Europe, depuis les années 1960 reposait sur l’approvisionnement en gaz naturel russe bon marché.

Le retour de bâton vert en Europe

Le coût élevé de la suppression de l’utilisation des combustibles fossiles et de la promotion des technologies d’énergies renouvelables intermittentes et dépendantes des conditions météorologiques au cours de la dernière décennie a été dissimulé et diffusé par des coûts cachés et des transferts fiscaux en faveur de groupes puissants. Cependant, au fil du temps, les politiques climatiques « zéro émission nette » sont devenues de plus en plus insupportables pour les foyers, car elles dépassent le secteur de l’électricité pour s’étendre à l’agriculture, aux transports, aux habitations et aux bâtiments.

Depuis l’été 2023, le Pacte vert pour l’Europe est en pause réglementaire, les gouvernements de l’UE étant confrontés à un « greenlash » contre les politiques environnementales. Face aux crises de l’énergie et du coût de la vie, les agriculteurs, les consommateurs et les associations professionnelles commencent à s’indigner des coûts élevés des réglementations environnementales qui s’étendent sur tout le continent. Ce sentiment d’insatisfaction est apparu très clairement lors de la grande révolte des agriculteurs européens, dont les manifestations se sont intensifiées sur tout le continent depuis leur début aux Pays-Bas en octobre 2019.

Le dernier exemple en date du contrecoup vert vient d’Écosse. Le Premier ministre Humza Yousaf s’est senti contraint de démissionner la semaine dernière lorsque le parti écologiste a menacé de procéder à un vote de défiance à l’égard du gouvernement de coalition de Humza Yousaf. Patrick Harvie, codirigeant du parti écologiste écossais, a déclaré que les choses en étaient arrivées à un point critique après que le gouvernement écossais a abandonné son objectif de réduire les gaz à effet de serre de 75 % d’ici 2030. Le mois dernier, le Premier ministre a admis que son gouvernement abandonnait la promesse politique de réduire les émissions de carbone de l’Écosse de 75 % d’ici 2030, après que des experts ont signalé que cet objectif était irréalisable.

Selon les prévisions électorales de l’European Council on Foreign Relation’s publiées en janvier, les élections de juin 2024 pourraient être marquées par un important virage à droite dans de nombreux pays, les partis populistes gagnant des voix et des sièges dans l’ensemble de l’UE, tandis que les partis de centre gauche et les partis écologistes seraient perdants. Selon les prévisions, « les populistes anti-européens sont susceptibles de remporter le plus grand nombre de voix dans neuf États membres (Autriche, Belgique, République tchèque, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne et Slovaquie) et d’arriver en deuxième ou troisième position dans neuf autres pays (Bulgarie, Estonie, Finlande, Allemagne, Lettonie, Portugal, Roumanie, Espagne et Suède) ».

À l’approche des élections européennes de juin, le co-président du groupe des Verts au Parlement européen, Philippe Lamberts, a récemment averti que le Pacte vert européen « risque fort d’être mis à mort ». Des partis tels que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), les Démocrates suédois, le Parti pour la liberté (PVV) aux Pays-Bas et le Rassemblement national en France, qui partagent tous peu d’enthousiasme pour les politiques onéreuses de lutte contre le changement climatique, devraient constituer une force redoutable, bien que pas nécessairement cohésive ou unie, dans l’ordre politique émergent en Europe.

Le monde réel contre-attaque : les États-Unis des entreprises

Il est désormais évident que les gouvernements européens ont mis en pause ou réduit les nombreuses règles et réglementations environnementales en réponse à la réaction populiste contre les politiques climatiques radicales adoptées au cours des deux dernières décennies.

Cependant, de l’autre côté de l’Atlantique, le gouvernement américain ne relâche pas ses efforts pour mettre en place des politiques agressives de réduction nette de la consommation d’énergie, alors que la Maison-Blanche relance les « discussions sur la possibilité de déclarer une urgence climatique nationale ». Dans sa dernière annonce, le 25 avril, l’Agence de protection de l’environnement a proposé des règles qui « obligeront effectivement les centrales au charbon à fermer tout en interdisant les nouvelles centrales au gaz naturel d’ici 2032 ».

En revanche, les entreprises américaines semblent avoir changé d’avis sur les politiques climatiques du gouvernement Biden. Dans sa lettre annuelle aux actionnaires du mois dernier, le PDG de JPMorgan, Jamie Dimon, a déclaré à propos de l’annulation récente de permis d’exportation pour des projets de GNL : « Les projets ont été retardés principalement pour des raisons politiques, pour apaiser ceux qui pensent que le gaz est mauvais et que les projets pétroliers et gaziers devraient simplement être arrêtés. Ce n’est pas seulement une erreur, c’est aussi une grande naïveté. »

Il s’agit d’un revirement pour Jamie Dimon qui, dans sa précédente lettre annuelle aux actionnaires, avait suggéré que le gouvernement américain et les entreprises soucieuses du climat pourraient être amenés à saisir les biens privés des citoyens pour mettre en œuvre des initiatives en faveur du climat. Il avait déclaré que « les gouvernements, les entreprises et les organisations non gouvernementales » pourraient avoir besoin d’invoquer « le domaine public » afin d’obtenir « les investissements adéquats assez rapidement pour les initiatives en matière de réseaux, d’énergie solaire, d’énergie éolienne et d’oléoducs ».

Jamie Dimon n’est pas le seul à s’être détourné de l’approche climatique dans ses stratégies d’investissement. Larry Fink, PDG de BlackRock, le plus grand gestionnaire de fonds au monde avec plus de 10 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, a appelé au « pragmatisme énergétique » dans sa dernière lettre annuelle aux investisseurs. La rhétorique de Larry Fink a marqué une rupture significative avec ses années de plaidoyer acharné en faveur des critères ESG, qui a donné la priorité au changement climatique et à la politique de justice sociale. À titre d’exemple, alors que Larry Fink a mentionné le « climat » 29 fois au total dans sa fameuse lettre aux investisseurs de 2020, axée sur les critères ESG, il ne l’a mentionné que quatre fois dans sa missive du mois dernier. Au cours des deux dernières années, BlackRock a été critiqué pour son soutien au « capitalisme éveillé » et pour avoir manqué à ses obligations fiduciaires envers les investisseurs.

La perspective d’une politique énergétique de bon sens en Europe et aux États-Unis dépend maintenant des résultats des élections qui se tiendront respectivement en juin et en novembre. Pour une Europe en voie de désindustrialisation, cela pourrait être un peu tard, mais pour l’économie américaine, bien plus robuste, cela pourrait arriver juste à temps avant que des dommages réels ne soient causés.

 


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