Fondateur du Montreux Comedy Festival, Grégoire Furrer a fait de l’événement un rendez-vous incontournable pour le public et les artistes. De Laurent Gerra à Anne Roumanov en passant par Eric et Ramzy, beaucoup sont « nés » au Montreux Comedy Festival qui leur a servi de tremplin. En trois décennies, le Suisse a constitué un écosystème sans frontières autour du rire et n’a pas d’équivalent à l’échelon de la francophonie. A l’occasion de sa dernière création, le festival LILLARIOUS qui vient de se clôturer à Lille, l’entrepreneur engagé rapproche artistes, décideurs publics, chefs d’entreprises, scientifiques… pour des états généraux de l’humour. Retour sur l’incroyable parcours d’un visionnaire.
Ça commence comme une histoire de potes. Dans sa Suisse natale, le brillant élève de HEC Lausanne s’investit autant dans les études que dans la vie du BDE. Evénements, soirées, sorties sportives, Grégoire Furrer est souvent à l’initiative. Un jour, il se met en tête d’aider des copains maniant l’art de l’humour et qui n’ont pour tout public qu’un cercle de proches. « Mes amis arrivaient tout au plus à se produire dans des cafés-théâtres de Lausanne. Leur rêve était de pouvoir performer à Paris, le Graal pour tout artiste. La capitale restait inaccessible, ils n’étaient qu’une énième bande de comiques en quête du même objectif. Dans ma tête, je voulais faire venir Paris à eux, ici, à Montreux. Une ville de festivals notoirement connue. », rembobine Grégoire Furrer. Le Festival de la Rose d’Or, le Montreux Jazz Festival, l’ombre de Freddy Mercury jadis résident de la commune romande…
Montreux vibre plusieurs fois par an au rythme de sa riche programmation culturelle et sait entretenir la flamme autour de la légende de Queen. De quoi inspirer le jeune étudiant touche à tout. Bien décidé à convaincre des producteurs français, l’enfant du pays « monte à Paris » car il n’est pas du genre à procrastiner. Là-bas, il entend vendre la carte postale suisse ainsi que son vivier de talents humoristiques. « J’ai fait la tournée des salles parisiennes, avec mon bagou, je suis allé parler aux gens au culot. J’ai approché Olivier Lejeune devenu incontournable grâce à l’émission à succès La Classe. J’intriguais ce puissant producteur qui se demandait pourquoi ce petit Suisse audacieux ne voulait pas désarmer. Il a accepté de venir à Montreux. », confie Grégoire Furrer.
L’invitation est séduisante, après tout une escapade à Montreux pour couper avec la frénésie parisienne le tente bien. Surtout, Olivier Lejeune a envie d’aider « ce gamin » si sûr de lui, passant sur sa démarche maladroite. Sur place, l’un de ses copains tape dans l’œil du producteur français, il gagne son billet pour Paris. Le train est lancé.
L’instigateur comprend qu’il a une carte à jouer, qu’il doit aller plus loin en créant un véritable rendez-vous annuel du rire à Montreux. Ce trublion veut bien faire les choses et ne pas confondre vitesse avec précipitation. Il se rend ainsi Outre-Atlantique à Montréal pour assister au festival Juste pour Rire dont il a eu vent. Ce sera le choc. L’Européen découvre une grosse machine à l’américaine, une programmation très riche avec l’implication des médias audiovisuels comme partenaires. On est loin des cafés-théâtres et du bouche à oreille. Nous sommes au début des années 90, il voit aussi la télé des Inconnus cartonner en France sur TF1. Le trio de comiques fait les beaux jours de la chaîne.
L’homme a du flair mais également la fibre entrepreneuriale, il sent qu’il a une carte à jouer. Maintenant.
« Content is king » (le contenu est roi !), Grégoire Furrer veut vendre cette alchimie médiamétrique à la RTS, l’emblématique chaîne de Suisse romande. Il propose aux responsables de venir filmer son festival humoristique en herbe afin de le diffuser à la TV. Tous les arguments y passent : c’est une question de « soft power » helvétique à l’instar des Canadiens qui brillent à l’étranger grâce à cet événement ; en cas de signature, la RTS dynamisera et internationalisera ses audiences portée par un puits inépuisable d’artistes talentueux venus du monde entier, de plus, la manifestation ne leur coûtera rien d’autres que les frais techniques.
Aucune rémunération n’est demandée… A force d’insistance, l’entrepreneur obtient le blanc-seing du grand manitou du média, Gilles Marchand. Dans ce dispositif, il ne sollicitera qu’une chose : garder les droits de diffusion.
Précurseur, il invite le rire à la TV en lançant des ponts dans toute la francophonie
« J’ai eu cette intuition, celle de garder au moins la main sur ces droits. Il me revenait de transformer cela en mine d’or. Ma chance, aussi, c’était d’habiter dans un pays multiculturel dont la population est à 51% d’origine étrangère, de fait, il n’y avait pas d’exigence à faire de l’humour orienté qu’à destination des Suisses romands. Cela ne posait donc pas de problème d’aller chercher des artistes français – les plus nombreux – et de les mettre en lumière sur une chaîne suisse. A l’époque, j’ai eu la chance inouïe d’avoir cette liberté éditoriale car, aujourd’hui, l’équilibre culturel à respecter est plus important. ». Inconcevable vu de France !
Difficile, en effet, d’imaginer France Télévisions ou TF1 diffuser une émission humoristique en prime time mettant en scène majoritairement des Belges, des Suisses ou des Ivoiriens pour faire rire l’Hexagone. Question de subtilités humoristiques, d’audimat et aussi de politique.
Grégoire Furrer a bien conscience de cet alignement des planètes… A charge pour lui de hisser au plus haut niveau son projet de Montreux Comedy Festival. Ambitieux et visionnaire, il vise le rang de premier Festival humoristique francophone du monde. Un créneau que personne n’a encore pris. Curieux de tout, il sillonne les salles à l’affût de personnalités en devenir. Ses équipes ont aussi pour mot d’ordre de consommer sans modération les spectacles, d’aller prendre le pouls des scènes artistiques « secondaires ». On n’est jamais à l’abri d’une pépite. La stratégie sera payante.
Le Suisse repère, avant tout le monde, des profils qui comptent aujourd’hui parmi les plus célèbres. De Laurent Gerra à Anne Roumanov en passant par Anthony Kavanagh, Eric et Ramzy, Blanche Gardin… Ils sont tous « nés » au Montreux Comedy Festival. Sacré panel ! L’homme, modeste et humble, se refuse de s’arroger un quelconque succès. Pour lui, ces stars du rire étaient juste « prêtes à exploser ». Dans les faits, le milieu comprend qu’il est doué pour repérer les bons clients, que son concept de vouloir faire rire toute la francophonie – sans calcul politique – fonctionnait à merveille.
Grégoire Furrer : « En 2004, avec l’émergence de YouTube et Dailymotion, On me disait que c’était un mauvais calcul de donner accès gratuitement à mes contenus, mais je pressentais qu’il fallait y aller. Nous avons non seulement rajeuni notre audience mais aussi décupler la notoriété de nos artistes et attiré plus de monde à nos spectacles ! »
Montreux Comedy Festival est arrivé sans prévenir à devenir LE rendez-vous des fans de la communauté de stand-up, l’endroit où les producteurs – Français notamment – devaient à présent venir faire leur marché. Un comble. La scène du Stravinsky, le lieu qu’il fallait fouler, conquérir, pour tout artiste…Un humour mordant, un humour féministe, un humour plein d’esprit, un humour noir…tous les genres s’épanouissent à Montreux pour le plus grand bonheur des spectateurs et téléspectateurs. Chaque mois de novembre, depuis 33 ans, la ville suisse devient l’épicentre du rire sans frontières. La force de frappe de son festival repose sur sa capacité à avoir anticipé deux changements de paradigme, Grégoire Furrer a compris avant tout le monde l’enjeu de prolonger l’expérience sur les plateformes digitales.
A peine naissantes, les chaînes YouTube et Dailymotion l’intéressent fortement : « En 2004-2005, je réfléchissais à rajeunir mon public. On me disait que c’était une fausse bonne idée car les gens allaient gratuitement avoir accès à mes contenus, qu’il n’y aurait plus d’utilité pour eux d’acheter des billets pour venir aux spectacles. J’ai quand même foncé. Très vite, je me suis aperçu du phénomène contraire, les artistes programmés ont vu leur notoriété décupler, les gens découvraient leurs sketchs et avaient envie d’aller voir l’intégralité de leur prestation scénique. Sans faire de promotion, on vendait encore plus de billets ! », témoigne-t-il.
Sa conduite du changement fait le bonheur de tous puisque même les chaînes de télévision partenaires de la première heure, comme la RTS et France Télévision, observe un accroissement de leurs audiences avec l’arrivée d’un jeune public. Le Montreux Comedy Festival qui se tient sur dix jours permet à sa société d’emmagasiner des heures de contenus pour alimenter les réseaux sociaux à l’année. Casser les codes, toujours. Il se pose aussi comme précurseur dans sa manière de rendre le rire inclusif. Grégoire Furrer s’enracine notamment en Afrique en créant l’Académie du Dycoco qui consiste à accompagner des talents par de la formation.
Structurer, professionnaliser la filière de l’humour à l’aune des nouvelles tendances technologiques
Faire rire, est une qualité innée chez certains, mais faire exploser de rire, est une discipline qui s’acquiert : techniques d’improvisation et de transition, art de la chute et de la réparti, interaction avec le public…Son académie transforme des anonymes en bêtes de scène. Du Congo à la Côte d’Ivoire en passant par l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Montreux Comedy Club tisse sa toile, permet à des artistes de vivre de leur talent. Les plus doués gagnent leur billet pour la grand-messe annuelle à Montreux. « Mon message, c’est de dire que ce n’est pas parce que l’on vit dans un petit village de Kinshasa au Congo qu’on ne peut pas toucher les autres continents. », éclaire le Suisse.
Sa précieuse expertise l’amène également à collaborer au côté d’institutionnels comme lors du dernier sommet de la Francophonie à Djerba sous l’égide du président Emmanuel Macron. Grégoire Furrer et ses équipes y ont réalisé des animations humoristiques, discuter des enjeux autour du Métaverse pour la filière…Dans ce même esprit, l’entrepreneur engagé a lancé un nouveau festival baptisé LILLARIOUS pour se saisir de toutes les questions qui agitent cette discipline à part entière. Soutenu par la Région Hauts-de-France, la Métropole Européenne de Lille et la Ville nordiste, le ‘petit frère’ de Montreux Comedy est un festival unique en son genre en abordant l’humour à 360° une fois par an début février.
LILLARIOUS invite à réfléchir sur le pouvoir de l’humour et son impact sur nos sociétés, à découvrir les innovations qui transforment le spectacle vivant, à explorer les frontières de l’humour, à révéler et former les talents de demain…Ce format se veut hybride en réunissant humoristes, entrepreneurs, scientifiques, écrivains, talents de la tech, pouvoirs publics…
Quand on lui répète qu’il est temps de raconter son histoire dans un livre, Grégoire Furrer vous rétorque que « L’aventure ne fait que commencer ! ». Sacré personnage !
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