La notion de travail « hybride » est au cœur des transformations des espaces de travail. Mais la question clé demeure : comment accompagner la transition « vers » : vers de nouveaux modes de travail, de nouveaux modes de management, et, plus globalement, une nouvelle culture du travail. Or cette transition implique de lever quelques tabous…
Rappelons d’abord quelques constats. Les dépenses immobilières constituent le second poste de dépenses (20 à 25 %) des entreprises françaises après les salaires, et les entreprises qui ont fortement développé le télétravail ciblent des réductions de surface de 15 à 20 %. De fait, « entre les congés, les RTT, les départs en formation ou en déplacement professionnel, le taux d’occupation moyen des bureaux franciliens était compris entre 50 % et 70 %. Aujourd’hui [fin 2021], il ne dépasserait pas 30 % à 40 %. Est-il bien raisonnable de payer au prix fort des bureaux qui ne sont occupés que deux ou trois jours par semaine ? C’est de cette équation que sont nés les « flex offices », ces espaces de bureau sans poste de travail attitré » (Terra Nova, 2022).
A cet enjeu de rationalisation, il convient d’ajouter que la possibilité de télétravailler est devenue un élément déterminant de la marque employeur : dans une note diffusée le 29 décembre 2021, l’OCDE estimait déjà que le nombre d’annonces d’emplois proposées avec du télétravail depuis le début de la pandémie avait triplé dans les pays développés. Et selon Claire Blaizot, responsable relation entreprise de l’Apec, « un tiers des candidats n’intègrent pas une entreprise si son accord de télétravail n’est pas plus favorable que celui de l’entreprise dans laquelle ils sont ».
Et pour ceux qui pensent encore que cette possibilité est loin de pouvoir être largement étendue, la précision qui suit n’est pas anodine : « Alors que pour le ministère du Travail, 30 % seulement des métiers étaient identifiés comme télétravaillables [sic] en France lors du premier confinement, selon Boostrs, sur la base de la règle selon laquelle un métier devient partiellement télétravaillable dès que 20% au moins des compétences qu’il requiert le sont, cette proportion monte à 62 % ».
Conclusion (et je cite à nouveau ici le rapport de Terra Nova) : « L’organisation du travail et le management doivent désormais tenir compte d’une nouvelle réalité : le travail hybride est la forme normale de conception et d’exécution du travail. » Et il est intéressant d’observer, in fine, que les jeunes actifs y souscrivent pleinement, comme le souligne la dernière publication de la Chaire FIT² Mines Paris / PSL consacrée à la « génération zèbre ».
Si l’on partage ces constats, par où commencer, comment « s’y prendre » ? Questionnons ici quelques tabous.
MANAGER AUTREMENT : UN NOUVEAU RAPPORT A L’ESPACE ET AU TEMPS
Premier tabou, il est essentiel de redire que la plupart des managers n’ont pas, ou peu, été formés et accompagnés sur ces sujets. Eux-mêmes sont souvent dans une posture « générationnelle », posture qui tend à s’accentuer avec les niveaux hiérarchiques : peu de dirigeants sont en effet totalement ouverts au travail hybride et donc au télétravail – sur ce point encore les études disponibles convergent. Pouvoir parler du travail hybride, ouvrir pour le moins un débat sur ce sujet, implique donc de sortir d’une attitude parfois encore trop dogmatique, pour aborder de façon plus pragmatique le sujet.
Mais que peut-on en dire ? D’abord, que ce manque de préparation et d’entraînement sur le sujet implique des pré requis rarement évoqués : la question du temps, de sa gestion individuelle et collective, et, partant, de l’efficience individuelle et collective. Ainsi, travailler en mode hybride implique de partager nos agendas, de clarifier ce qu’il est opportun de produire à distance versus sur site, de préciser aussi ce que l’on délivre ensemble, collectivement, et qui peut donc nécessiter de « vrais » temps de coprésence. C’est toute la démarche de « l’Active Office » que MICHELIN s’efforce de mettre en pratique et qui concerne plusieurs milliers de personnes.
Pour un manager, c’est accepter aussi de faire un « travail sur soi » : des serpents de mer tels que la confiance et la responsabilisation sont en effet indispensables à favoriser pour réussir le travail en mode hybride. Comme le souligne la dernière publication de la Chaire FIT², « derrière la revendication de flexibilité [spatiale et temporelle], la mise en cause du modèle de prise de décision pyramidal et la quête de plus d’autonomie dans le travail trouvent matière à se nourrir ».
Accepter de ne pas avoir, constamment, son équipe à proximité, c’est déjà une forme de lâcher-prise, c’est souvent encore une vraie perte de repères. Comme peut l’être en réciprocité, pour une équipe, le fait de ne plus « disposer » de son manager à proximité afin de pouvoir le solliciter sur tout… et sur rien. A l’inverse, savoir que tel jour, je sais pouvoir compter sur la présence de mon manager (et réciproquement, de mon collaborateur), est important. Cela implique de s’être mis d’accord sur des journées de coprésence et/ou de partager des agendas qui sont à jour.
QUAND LE VRAI SUJET, C’EST NOTRE RAPPORT AU TEMPS PLUS QU’A L’ESPACE
Et si l’on glisse maintenant du temps vers l’espace, partager avec son équipe un espace de travail qui n’a plus rien de statutaire, pour vivre le collectif « de l’intérieur » quand il est rassemblé sur site, en étant assis côte à côte, peut nécessiter un peu de travail.
Source de malentendus, la coprésence n’est pas, pour finir, le marqueur le plus fiable de l’engagement des équipes : passer de longues heures au bureau, « sous les yeux » de son manager, n’est pas un indicateur de productivité ni d’implication. Il faut donc déconstruire ici une croyance encore fortement ancrée, quand télétravail rime davantage avec travail qu’avec télé…
Sur tous ces points, donc, les managers ont besoin d’être mis en réflexion. Il est urgent d’arrêter de « faire comme si » tout cela allait de soi, pour tout le monde. Deux tabous s’entremêlent donc ici : celui de l’impréparation du management, et celui d’un rapport à l’espace de travail qui est, d’abord, un rapport au temps.
LE PLAISIR DE TRAVAILLER
Troisième tabou, cela implique de traiter une question trop rarement évoquée dans le champ du management : le plaisir au travail, ou, comme le dit Maurice THEVENET, professeur au Cnam et à l’Essec, le « plaisir de travailler ». Au fond, l’une des vraies questions sous-jacentes, quand on aborde cet enjeu majeur du « retour au bureau », c’est : ai-je plaisir à m’y rendre, à retrouver mes collègues et mon manager ? De fait, inviter une équipe de managers, puis leurs collaborateurs, à se poser la question des facteurs qui favorisent le plaisir au travail est loin d’être anecdotique.
En identifiant plus concrètement les moteurs du plaisir au travail, en se donnant des objectifs concrets en matière de rituels, on est en capacité de redonner du sens au fait de se retrouver, physiquement, tous ensemble. Sans nier ce qui peut constituer un frein, pour mieux débattre collectivement des pistes de travail tangibles qui pourraient aider à les lever.
NOTRE RAPPORT AU DIGITAL
C’est interroger aussi notre rapport au digital, à son instantanéité, et donc à notre penchant immodéré pour l’hyperactivité digitale – qui constitue notre quatrième et dernier tabou : celui de notre relative paresse et de notre relative immodestie, quand répondre à un courriel nous exonère de tâches plus productives (plus exigeantes) et nous donne le sentiment de notre « importance ». Plus prosaïquement, les travaux de la Chaire FIT² (Futurs de l’industrie & du travail, Mines-Paristech / PSL) nous invitent ainsi à reconsidérer l’usage excessif et inapproprié que nous faisons, par exemple, des emails. Cet outil en effet a une vocation asynchrone, alors que nous le mobilisons principalement comme un outil de communication synchrone. Connaissez-vous le temps de réponse le plus fréquent ? Il est de deux minutes !
Réussir le travail hybride, c’est donc repenser aussi les usages que nous faisons des outils digitaux : ne pas traiter ses courriels (et autres messages plus ou moins instantanés) comme un flux continu qui interrompt dangereusement notre concentration. Si l’on part du principe selon lequel les tâches qui nécessitent le plus de concentration gagnent à être réalisées en télétravail (cette « concentration profonde offerte par le télétravail », pour citer S. CANIVENC), alors il convient de se donner des règles de vie en équipe : respecter les temps de concentration de chacun, ne pas attendre une réponse dans les deux minutes, ne consulter ses courriels qu’une à deux fois par demi-journée, et, surtout, privilégier d’autres modes de communication lorsqu’il y a (véritablement !) « urgence ». On voit que cela nous renvoie vers l’enjeu d’une meilleure gestion des temps individuels et collectifs, évoqué plus haut.
La déconcentration, avec le bruit, sont ainsi les deux objections les plus courantes lorsqu’il s’agit de basculer vers des espaces de travail ouverts et partagés. De fait, l’un des résultats les plus significatifs du « Rapport 2022 sur le travail hybride » publié par HubSpot, concerne l’observation selon laquelle 70% des répondants (plusieurs milliers, dans différents pays européens ainsi qu’aux USA, au Canada, en Australie et au Japon) « déclarent être déconcentrées par un trop grand nombre d’appels et de réunion ». Si l’on ajoute les courriels auxquels il est si essentiel de répondre dans les deux minutes, on comprend mieux encore ce qui est exprimé ici…
Le tabou lié au digital, c’est in fine notre rapport immature à cet ensemble d’outils, que nous pensons maîtriser, mais qui nous maîtrisent le plus souvent. C’est un peu comme une addiction. Mais ce tabou se dédouble et se triple même, car il révèle deux autres facettes : d’abord, animer un collectif de travail tantôt présent, tantôt distant, que l’on ne croise plus systématiquement tous les jours, implique d’être plus vigilant, de surveiller les signaux faibles. Le sentiment d’isolement que certains télétravailleurs peuvent éprouver, la moindre présence physique d’un manager au quotidien, implique d’être plus attentif à ce que ressentent, éprouvent, vivent nos équipes. Pour un manager, cela veut dire aussi pouvoir libérer du temps pour l’écoute, l’échange informel, lorsque l’on est présent sur site : remplir son agenda de visioconférences, enchaîner les réunions sans temps morts, sans créer donc de vrais moments de respiration pour (et avec) son équipe, est un non-sens. C’est tout à la fois une discipline et un message clair à communiquer à l’équipe : quand je viens au bureau, je me rends disponible aussi pour vous. C’est une façon de « prendre soin », d’incarner cette éthique du care dont j’ai régulièrement parlé dans cette publication.
Plus globalement, le besoin de socialisation et de formation des plus jeunes, pourtant indéniablement très favorables au travail hybride (ce que soulignent les publications de la Chaire FIT²), implique une hybridation réussie, et, donc, des temps collectifs formels et informels, porteurs d’une valeur de convivialité forte et de modes d’apprentissage « sur le tas ».
Enfin, le digital révèle un dernier tabou : celle de notre immaturité en matière de communication non verbale distancielle. Le travail hybride, c’est en effet tout un apprentissage des nouveaux codes de la communication non verbale, pour apprécier des manifestations proches et lointaines à la fois. Ici, évidemment, plus la qualité des outils est forte, plus il est aisé de collaborer de cette façon : un visage qui se crispe est plus difficile à saisir quand la connexion est mauvaise. Mais, indépendamment de cela, le percevoir sur la vignette d’un écran de portable sur lequel plusieurs visages s’affichent simultanément reste une gageure…
Lever, questionner a minima, ces différents tabous (l’impréparation du management, notre rapport au temps, le plaisir de travailler et notre rapport au digital), me semble alors être un pré requis pour « inventer une tierce manière de vivre et de travailler », qui va donc bien au-delà du travail hybride, comme le dit joliment S. CANIVENC.
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