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Relever Les Défis D’une Stratégie De Plateforme

Jusqu’à l’explosion d’Internet dans les années 2000, l’immense majorité des nouveaux produits ou services était portée par l’idée sous-jacente qu’il fallait augmenter la quantité de choix disponibles pour le consommateur. Le paroxysme est atteint avec la révolution digitale : celle-ci accroît de façon exponentielle les informations auxquelles nous avons accès, le nombre de produits que nous pouvons acheter, ou de personnes avec qui nous pouvons être en contact.

Cependant, le cerveau humain n’est pas adapté pour faire face à cette multitude de choix potentiels, et les psychologues étudient depuis de nombreuses années les « heuristiques de jugement », c’est-à-dire cette multitude de raccourcis cognitifs que notre cerveau utilise (in)consciemment pour simplifier les décisions et filtrer les choix possibles.

Les stratégies de plateforme, qui sont une des cinq caractéristiques des Organisations Ouvertes, ne sont finalement que la traduction organisationnelle de ces mécanismes cognitifs. Elles permettent de filtrer les possibilités et de simplifier nos choix, sur Internet ou ailleurs. Elles offrent la possibilité d’allier l’exhaustivité et la pertinence des choix, la quantité et la qualité.

Des cinq caractéristiques des Organisations Ouvertes que nous avons dégagées, la stratégie de plateforme est probablement celle qui a le plus attiré l’attention – voir notamment les excellents ouvrages Platform Revolution de Paul Choudary et coauteurs, et Platform Strategy de Laure et Benoît Reillier. Dans cet article, nous rappelons les grands points à retenir sur les plateformes (inspirés notamment des deux sources ci-dessus), tout en montrant comment tout se rattache à la matrice quantité/qualité et en expliquant comment cela se rattache aux Organisations Ouvertes.

 

Typologie des plateformes : place de marché, biface, et infrastructure de développement

 De nombreuses typologies ont été proposées pour classifier les différents types de plateforme. Chez Presans, nous distinguons trois types de plateformes.

  • Les plateformes « places de marché », dont les plus connues sont probablement Amazon Market Place, Ebay, AirBnb ou Uber. Il s’agit tout simplement de mettre en relation un acheteur et un vendeur. Cette offre et cette demande auraient eu du mal à se trouver sans l’intervention de la plateforme, qui facture ce service.
  • Les plateformes à business model double face sont celles qui proposent des services différents à des types de clientèles différentes, mais qui restent dépendantes l’une de l’autre. Par exemple, Google fournit un moteur de recherche gratuit et fournit de l’espace publicitaire aux annonceurs, qui dépend de l’activité du moteur de recherche. Plus généralement, la plupart des réseaux sociaux et des communautés Internet sont aussi des plateformes à business model double face : Facebook ou Youtube proposent un service gratuit à forte valeur ajoutée à ses utilisateurs et valorisent dans un second temps dans les données récoltées auprès d’annonceurs publicitaires.
  • Les plateformes « infrastructure de développement », dont les plus connues sont l’AppStore d’Apple, l’OS Android de Google, et Amazon Web Services. Apple met à disposition des développeurs un environnement standardisé de développement, qui leur permet d’innover à la place d’Apple et d’avoir un accès direct à des millions de potentiels utilisateurs. En dehors du secteur numérique, on peut aussi citer la plateforme Predix de GE, le premier AppStore à vocation industrielle.

 

Source de valeur des plateformes : les effets de réseaux.

Les plateformes construisent toutes leur proposition de valeur sur un même principe fondamental, qui diffère des entreprises traditionnelles. Les plateformes mettent à profits les effets de réseaux, qui sont décrits dans le livre « Plateform Revolution » comme l’impact qu’a le nombre d’utilisateur d’une plateforme sur la valeur créée pour chaque utilisateur.

A l’inverse d’une entreprise traditionnelle, qui vend son produit à un client A ou B de manière presque indépendante (abstraction faite des effets de congestion), la valeur offerte par Twitter à Donald Trump dépend directement du nombre d’utilisateurs qu’il peut atteindre. Ces effets de réseaux peuvent apparaître au sein d’un même type d’utilisateur (j’apprécie d’autant plus Facebook que je peux y retrouver tous mes amis), ou entre différents types d’utilisateurs : les chauffeurs Uber ont d’autant plus tendance à utiliser cette plateforme que les clients y sont nombreux, et vice versa.

 

Comment relever les défis spécifiques aux plateformes ?

Universalité et scalabilité sont les deux avantages des plateformes par rapport aux entreprises traditionnelles

Cette source de valeur, radicalement différente de celle proposée par les entreprises traditionnelles, est à l’origine des deux forces des plateformes.

 

Universalité

Premièrement, cette source de valeur est incroyablement générale, ce qui explique pourquoi tous les secteurs de l’économie peuvent être potentiellement disruptés par des nouvelles plateformes. N’importe quel secteur où la friction entre l’offre et la demande est importante devient la proie d’une plateforme « place de marché » : logement / hôtellerie (Airbnb, Booking), transport (Uber, mais aussi les agrégateurs Edreams, Opodo, et autres, Blablacar, etc.), rencontres amoureuses (Tinder et autres), rendez-vous médicaux (Doctolib), bientôt probablement les professions juridiques (avocats, notaires).

De la même manière, toutes les grandes entreprises technologiques, qui ont déjà un écosystème de fournisseurs et de clients, vont ou sont en train de construire des plateformes « infrastructures de développement », de manière à ouvrir l’innovation tout en la standardisant et s’en garantissant le quasi-monopole : GE avec Predix, Airbus, bientôt les constructeurs automobiles, etc.

 

Scalabilité

Ensuite, cette source de valeur implique une structure de coût totalement différente de celle des entreprises traditionnelles. Une fois l’infrastructure de départ créée (la plateforme), le coût du service rendu à un utilisateur de plus est extrêmement faible, ce qui rend le service beaucoup plus « scalable », et donc dangereux pour les entreprises traditionnelles. Une fois le site lancé, les centres d’appels mis en place, le coût pour Airbnb de 1000 utilisateurs supplémentaires est relativement faible. Pour accroître les revenus des plateformes, l’enjeu est donc avant tout d’attirer des utilisateurs, et non pas le coût unitaire qu’ils représentent.

 

Comment relever les défis spécifiques aux plateformes ?

Dépendre des effets de réseau pour la proposition de valeur des plateformes est aussi la source de deux faiblesses, dont il faut prendre conscience.

 

La difficulté d’atteindre une masse critique

Tout d’abord, les plateformes ont besoin d’une masse minimum critique d’utilisateurs, ce qui rend les débuts particulièrement difficiles. A titre de comparaison, Laure et Benoît Reillier consacrent deux fois plus de temps à expliquer comment atteindre cette masse critique que comment parer aux difficultés que peuvent rencontrer les plateformes après avoir passé cette étape. Cette difficulté d’atteindre une masse critique est un problème « de l’œuf et de la poule ». Pour attirer des utilisateurs, Doctolib a besoin de leur offrir une base de docteurs la plus exhaustive possible, de manière à ce qu’ils puissent prendre rendez-vous près de chez eux, ou chez leur médecin habituel. Cependant, il faut qu’il y ait beaucoup d’usagers actifs pour que les praticiens acceptent de s’inscrire et payer l’abonnement à Doctolib, et rentrer ainsi dans leurs frais.

Pour dépasser ce problème, on peut s’inspirer des succès des plateformes historiques, qui ont toutes déployé des trésors d’ingéniosité :

  • Marché de niche : Facebook s’est d’abord concentré sur un marché de niche (les étudiants des universités de l’Ivy League), avant de s’étendre progressivement
  • Audience captive : Twitter a profité d’une audience captive (les participants du festival South by Southwest) pour acquérir d’un coup ses premiers milliers d’utilisateurs 
  • Key Opinion Leader : Instagram paye des key opinion leader pour attirer toute leur audience sur le réseau social
  • Utiliser l’autre face du marché : AirBnb recrute des loueurs parmi les locataires satisfaits 
  • Résoudre un problème : OpenTable (l’équivalent anglo-saxon de la Fourchette) se focalise sur le type d’utilisateur le plus difficile à attirer – les restaurateurs – et leur propose une solution innovante pour résoudre leurs problèmes
  • Offres de parrainage : toutes les plateformes incitent très fortement leurs utilisateurs à parrainer leurs connaissances (soit en rendant le procédé très facile, ou offrant des avantages financiers).

Retour d’expérience Presans : la plateforme de Presans, quant à elle, est d’un côté constitué d’entreprises industrielles ayant besoin de talents et d’experts pour de l’aide à la décision ou de la résolution de problème technique complexe, et de l’autre côté, d’experts de haut niveau. Pour attirer les entreprises clientes, il faut des experts et pour attirer des experts, il faut des entreprises demandeuses. Comment amorcer la pompe ? En partant du constat qu’il existe environ 15 millions d’experts dans le monde et que la majorité de ces experts laissent des traces numériques sur le web (publications scientifiques etc.), nous avons décidé de développer un logiciel détectant et analysant l’ensemble de ces traces afin de générer une cartographie automatique de ces experts.

Le rôle absolument fondamental de la confiance et son impact sur le contrôle de la qualité

Les cas très médiatisés de logement Airbnb saccagés par des utilisateurs venus y faire la fête est un cas extrême d’expérience négative suite à des interactions sur les plateformes, mais on peut en ajouter bien d’autres : logements inexistants en réalité, rencontres indésirables sur les applications de rencontres, produits ne correspondant pas à la description sur eBay…

Les plateformes sont très conscientes que la confiance est absolument fondamentale pour la pérennité de leur business model pour trois raisons. Premièrement, parce que les interactions économiques – la source de revenu des plateformes – dépendent directement de la confiance qu’ont les agents l’un envers l’autre. Ensuite, parce que l’économie comportementale et la psychologie nous enseigne que nous avons tendance à surestimer la probabilité qu’un évènement négatif (comme un produit non conforme à la description) nous arrive personnellement. Enfin, parce que les conséquences du cercle vicieux engendré par un cas négatif médiatisé peuvent être catastrophiques.

Cette confiance à construire est d’autant plus problématique pour les plateformes que celles-ci ont du mal à contrôler la qualité tout au long de leur chaîne de valeur. Ainsi, les places de marché comme Amazon ou eBay ne peuvent contrôler que de manière indirecte la qualité des produits transitant sur leur plateforme. Néanmoins, un utilisateur se sentant lésé leur en tient rigueur, ce qui peut avoir un effet dévastateur. Dans la même veine, les plateformes ont souvent du mal à anticiper la magnitude de certains effets de réseaux. Tout porte à croire que si WhatsApp était devenu payant, un certain nombre d’utilisateurs aurait arrêté de l’utiliser.

Un des plus grands défis des plateformes déjà établies est donc de minimiser ces expériences négatives, et d’améliorer la qualité des interactions. Pour cela, la boîte à outil est large :

  • Systèmes de recommandation par les utilisateurs
  • Systèmes de modération de contenu très stricts
  • Service client irréprochable, et réparations généreuses si nécessaire
  • Augmentation du prix de la plateforme, de manière à ce que seuls restent les utilisateurs très motivés ou les fournisseurs à haute valeur ajoutée

Une prochaine étape consistera probablement à utiliser la technologie émergente des « smart contracts », fondée sur la blockchain, pour sécuriser encore davantage les expériences utilisateurs.

Retour d’expérience Presans : la plateforme de Presans permet aux entreprises d’accéder aux meilleurs talents et meilleurs experts pour réduire le risque lié à certains choix (par exemples technologiques) et accélérer la résolution de problèmes complexes. La notion de confiance est donc primordiale. Nous avons théorisé la notion de « trust on demand ». C’est-à-dire que nous avons tenté de théoriser la manière qui permet de créer des liens de confiance entre les entreprises et les experts que nous mobilisons à la demande. Sans rentrer les détails, nous avons notamment ajouté à la plateforme numérique un maillon humain, que nous appelons les Fellows. Le Fellow est une personne senior qui connaît à la fois le monde industriel de nos clients et le monde de l’expertise. Ces Fellows jouent le rôle de courroie de transmission entre les entreprises et les experts et contribuent significativement aux relations de confiance.

Quelles conséquences pour les Organisations Ouvertes ?

De cette caractérisation plus précise des entreprises de plateformes, quels enseignements peut-on en tirer pour les Organisations Ouvertes, amenées à peupler l’économie du XXIe siècle ? Nous en voyons deux.

 

Intégrer stratégies de plateformes et stratégies traditionnelles

D’abord, toutes les Organisations Ouvertes ne sont (ou ne seront) pas des plateformes, en revanche chaque Organisation Ouverte fait partie d’une ou plusieurs plateformes ; et c’est pour cela qu’il est important d’en connaître les principes. Certaines organisations s’ouvrent au multi-homing, c’est-à-dire au fait de commercialiser ses services sur plusieurs plateformes à la fois. Les Organisations Ouvertes les plus prospères sont celles dont les stratégies de plateformes forment une part importante, mais pas totale de leur activité. Par exemple, Amazon est probablement l’entreprise actuelle dont l’interaction entre plateforme (Amazon Market Place, Amazon Web Services) et entreprise traditionnelle (logistique et distribution) est la plus avancée (même si cette partie logistique « traditionnelle » n’est pas si traditionnelle que cela).

 

Une gouvernance d’entreprises rénovée

Ensuite, l’importance croissante des plateformes annonce la centralité des écosystèmes d’entreprises. Ces écosystèmes sont des petites économies à part entières, où les différents types d’utilisateurs des plateformes, et les autres parties prenantes moins traditionnelles (communautés géographiques, pouvoirs publics etc.), sont de plus en plus pris en compte ont un pouvoir croissant. Cela présage donc une gouvernance d’entreprise rénovée, à mi-chemin entre manager traditionnel et homme ou femme politique, où la mission inspirante et la fonctionnalité sont des caractéristiques clés.

 

Tribune co-écrite avec Nicolas Chanut

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