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PORTRAIT | Ben Page, CEO d’Ipsos : « La réduction du temps et de la capacité d’attention aujourd’hui est telle que seuls les messages les plus engageants et créatifs seront retenus par le public »

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Ben Page

En 2021, Ipsos a nommé CEO Ben Page, l’un des plus grands spécialistes des études de marché et de l’opinion publique dans le monde. Rencontré à l’occasion du Cannes Lions Festival en juin, il a partagé pour Forbes France ses conseils aux marques pour mieux communiquer dans un monde incertain. Du changement climatique à l’inflation en passant par les tensions géopolitiques, Ipsos se donne pour mission de guider les entreprises dans leurs décisions.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours et comment il vous a mené à prendre la tête d’Ipsos ?

Ben Page : Je suis sorti diplômé de l’université d’Oxford en histoire en 1986 et j’ai commencé ma carrière au sein de l’institut de sondages britannique Mori. En arrivant chez Mori, je me suis découvert une vraie passion pour le marketing et la stratégie business. J’ai par ailleurs contribué à l’opération de rachat de Mori par Ipsos en 2005, convaincu de la nécessité de s’ouvrir à l’international. Dès 1992, j’ai travaillé en étroite collaboration avec des décideurs politiques au sein du gouvernement britannique, notamment pour les éclairer sur le comportement des citoyens et les nouvelles tendances de consommation. C’est cette volonté de mieux comprendre sa cible et ses audiences qui permet de devenir plus performant : les entreprises qui cherchent la satisfaction client avant le profit sont celles qui réussissent à se démarquer. En 2009, je suis devenu directeur général d’Ipsos au Royaume-Uni et en Irlande. Et douze ans plus tard, j’ai été choisi comme CEO du groupe, pour succéder à son fondateur Didier Truchot.

En prenant le poste de CEO, quel a été le principal défi que vous avez souhaité relever ?

B.P. : J’ai toujours été fasciné par ce qui motive et inspire les gens : consommateurs, citoyens, patients… Et je pense qu’il faut pour cela davantage comprendre le contexte dans lequel ils évoluent et la multiplication des données aujourd’hui permet d’être plus précis. Attention toutefois à ne pas s’en remettre uniquement aux chiffres : la data reste souvent incomplète et n’a, par exemple, pas permis d’anticiper l’irruption d’une pandémie mondiale. Chez Ipsos, nous sommes présents dans 90 pays et la technologie ne nous permet pas d’agir à l’échelle internationale sans l’aide d’individus sur le terrain. L’intelligence artificielle est très prometteuse mais nous avons résolument besoin de l’humain pour lui poser les bonnes questions et utiliser ses résultats. En tant que dirigeant de plus de 19 000 personnes, il est important de fixer un cap clair pour permettre aux collaborateurs de se projeter. Même constat du côté des entreprises que nous accompagnons : nous nous efforçons de leur délivrer l’information la plus précise, nécessaire à leurs prises de décision. Pour se préparer au mieux à l’incertitude, je crois beaucoup au concept de résilience qui devrait mener les entreprises et les organisations à imaginer différents scénarios. Personne ne peut prédire l’avenir sur le long terme, et adopter cette stratégie permet d’envisager plus sereinement l’avenir.

 

Le débat social et politique autour des questions environnementales est plutôt tendu… Quels conseils donneriez-vous aux marques dans leur manière de communiquer ?

B.P. : Ce sujet est effectivement délicat et toutes les marques sont aujourd’hui d’accord sur la nécessité d’agir face à l’urgence climatique. Elles doivent faire face à des consommateurs très exigeants en matière d’exemplarité et il est indispensable que les actes soient cohérents avec la communication adoptée. En même temps, faire valoir son exemplarité environnementale n’est pas une condition sine qua non du succès. Ce n’est pas le seul sujet dont les marques doivent s’emparer pour capter l’attention du consommateur. Citons par exemple la campagne du fabricant de vodka Belvedere avec Daniel Craig, qui a obtenu d’excellentes retombées, alors que la dimension environnementale en était complètement dépourvue. En réalité, le consommateur attend des marques un certain leadership, qu’elles se dotent d’objectifs toujours plus ambitieux et reconnaissent que des efforts sont mis en œuvre pour y parvenir, en particulier sur le volet environnemental. Il faut donc trouver un lien cohérent entre ces efforts et la manière de communiquer pour éviter tout décalage.

 

Comment voyez-vous le marketing évoluer face au contexte actuel ?

B.P. : Nous sommes entrés dans une période de « polycrises » depuis la crise financière de 2008, dans un contexte d’instabilité où l’on se rend compte que l’avenir ne sera pas celui qui nous était promis. En 2008, une personne sur dix pensait que ses enfants deviendraient pauvres dans le futur ; cela concerne désormais une personne sur quatre. La peur de l’incertitude, les pressions inflationnistes, les tensions géopolitiques, l’urgence climatique ou encore la croissance démographique ont marqué une nouvelle ère et les citoyens expriment le besoin d’être protégés par leur gouvernement. La période est inédite, puisque les élites n’ont jamais été aussi riches et paradoxalement le capitalisme montre des signes de faiblesse. Nous entrons dans un nouvel ordre mondial, une période propice au populisme qui me fait penser à cette phrase célèbre d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

 

Quel avenir envisager pour le storytelling des marques ?

B.P. : Le storytelling garde de l’importance. Il a toujours été déterminant dans l’Histoire de l’humanité. Yuval Noah Harari l’a très bien décrit dans son ouvrage Sapiens, expliquant que c’est cette faculté à créer des fictions et à y croire (les dieux, les nations, l’argent…) qui a permis à l’Homo sapiens de se distinguer de l’animal et de coopérer avec autrui. Mais encore une fois, il faut faire attention au contexte : la réduction du temps et de la capacité d’attention aujourd’hui est telle que seuls les messages les plus engageants et créatifs seront retenus par le public. Pour « surfer sur les polycrises », les leaders, en entreprise comme en politique, doivent exprimer clairement leur vision – en toute transparence – et l’ancrer dans le contexte. C’est ce manque d’ancrage qui donne lieu à des tollés publicitaires, comme celui de Pepsi, avec sa promesse de résoudre à l’aide d’un soda les tensions qui ont fait naître le mouvement Black Lives Matter. L’engagement émotionnel est aussi négligé à tort par de nombreux secteurs. Je pense notamment aux enseignes de grande distribution alimentaires, qui s’efforcent de plus en plus de prouver aux consommateurs qu’ils sont « de leur côté ». Le développement fulgurant de Lidl en est une preuve claire, quand bien même l’enseigne allemande n’avait pas de stratégie de communication lisible à ses débuts. J’ai aussi en tête cette publicité de Volvo de 2020 mettant en scène un couple assez débordé par sa vie de parents et la Volvo s’occupant elle-même de freiner pour éviter un accident. Voici le slogan : « La voiture qui veille sur vous comme vous veillez sur vos proches. » C’est pour moi typiquement vers ce type de messages que les marques doivent tendre.

 

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