Mathilde Ramadier dresse un portrait grinçant de la nouvelle économie dans son dernier ouvrage, Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des startups (Premier Parallèle). L’auteure sait de quoi elle parle, pour avoir travaillé dans douze start-up à Berlin. Mais sa petite entreprise a fait naître quelques ennemis.
Des tâches vides de sens, des titres ronflants, une ambiance décontractée pour mieux faire passer les mauvaises nouvelles (heures supplémentaires non rémunérées et salaires faibles), une ultra flexibilité tant sur les contrats de travail que sur les horaires et les délais de rémunération… Bienvenue dans le monde des start-up raconté par Mathilde Ramadier. La jeune femme au parcours atypique – BTS de communication visuelle en alternance, arts appliqués, fac de philo avec un Master 2 effectué à l’ENS – en a vu d’autres : stagiaire dans la pub à vingt ans, elle avait « l’impression d’être stimulée et de servir à quelque chose ». Cela n’a pas du tout été le cas dans les nombreuses start-up avec lesquelles elle a collaboré durant quatre ans. Au seuil du bore out, cette saturation psychologique due à l’ennui au travail, elle décide de raconter son expérience d’employée précaire, polyglotte et multitâche.
Votre livre est le récit d’une désillusion. Dans les différentes start-up pour lesquelles vous avez travaillé, vous semblez avoir ressenti un écart entre les promesses et la réalité. C’est ce qui a motivé l’écriture de ce livre ?
Je dénonce cette hypocrisie des start-up car elle est plus dangereuse qu’ailleurs : tout est bâti sur une promesse. On fait croire qu’avec une bonne idée et une stratégie adéquate, on peut devenir le prochain Marc Zuckerberg sans costard ni diplôme. Tout part de là. Donc ça génère des croyants. Mais pour un qui réussit, quatre-vingt-dix échouent. Le monde des start-up, c’est un projet politique total qui provoque des désillusions.
Vous critiquez « la novlangue destinée à dissimuler la loi de la jungle dans une brume de cool », le « ton à la fois impératif, positif et familier ». Dénoncez-vous une sorte de dictature du cool ?
Le cool et la dictature du cool participent de cette croyance. C’est un modèle rêvé. Beaucoup d’entrepreneurs y croient vraiment eux-mêmes, je ne dis pas qu’ils sont tous manipulateurs. Mais il s’avère que beaucoup de startuppers jouent au cool car il est plus facile de faire passer auprès des employés des choses désagréables, comme des heures supplémentaires non rémunérées, quand on fait semblant d’être l’ami. Les chefs distribuent les titres comme des bonbons ce qui prouve bien que les start-up ne sont pas du tout régies par la hiérarchie horizontale. Ça, c’est l’appât : on nous promet des perspectives d’évolution rapides, une hiérarchie horizontale, voire l’absence de hiérarchie, tout ça pour nous faire croire à un nouveau monde du travail débarrassé de tout cela. Certains managers y croient vraiment et impliquent leurs salariés, donnent la parole à chacun en réunion… Mais les CEO que j’ai eu l’occasion de rencontrer sont très arrogants, méprisants, ils ne connaissent pas les prénoms de leurs employés et ne s’adressent à eux que pour donner des ordres.
Malgré de très mauvaises expériences, dont une qui vous a conduit aux portes du bore out (syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui), vous avez travaillé pour douze start-up. Pourquoi avoir réitéré ces expériences ?
J’ai signé mon premier contrat avec une maison d’édition en 2012 (Dargaud, « Sartre »). J’avais besoin d’un job car je ne vivais pas de mon activité d’auteure. Et puis, habitant à Berlin, je ressentais le besoin de travailler sur place pour m’intégrer, parler allemand, même si j’ai surtout parlé anglais dans les start-up ! Je ne voulais pas vivre une vie d’auteur isolé. Mais finalement, travailler dans des start-up n’a pas été une façon de partager une vie « locale » berlinoise puisque c’était au contraire un entre-soi américanisé, je dirais même « néo-colonial », d’une certaine façon, puisque profitant de la précarité à Berlin et du faible coût de la main d’œuvre qualifiée, comparé à San Francisco, entre autres.
Par ailleurs, c’était plus simple de trouver du travail dans une start-up que dans une entreprise classique. Berlin est une ville pauvre. Beaucoup de monde se bouscule sur le même secteur, avec les mêmes armes, surtout depuis que c’est une ville « sexy » pour de nombreux jeunes prêts à tout pour y rester. Il y a une part de servitude volontaire chez beaucoup de jeunes qui se lancent dans l’aventure start-up. Comme s’ils se disaient : « je chéris la liberté, bien que la précarité me fasse peur. » Pour ma part, je suis responsable de beaucoup de mes choix et je les assume, j’ai choisi d’écrire à 23 ans et donc d’avoir des boulots d’appoint dans un premier temps, tout en me donnant le temps nécessaire pour y parvenir. J’ai bien conscience que, pour les gens qui se lancent dans une carrière start-up et croient dans ce modèle, ça peut être destructeur.
Ce qui ressort à la lecture de votre livre, c’est une sensation de vide. Selon vous, les jeunes qui entament une carrière dans les start-up sont sous employés ?
Les jeunes qui sont recrutés dans les start-up sont recrutés pour certaines compétences, mais sont sous-exploités. C’est confortable au début car ça met à l’abri du stress. Pour l’un de mes postes, je me suis dit que j’aurais pu le faire à 18 ans, avant mes études. A l’époque, je rentrais le soir abattue et disais à mon compagnon : « mon cerveau est en train de moisir ». Pourtant, j’avais été recrutée pour mon CV, qui répondait point par point aux exigences du poste. Sur le papier.
Ce qui me met le plus en colère, ce qui me peine le plus, c’est ce gâchis de talents, de compétences et d’espoirs. On parle de plus en plus de l’explosion de la bulle des start-up, mais elle n’est pas qu’économique : il y a une bulle de capital humain qui est en train de craquer, celle de la génération des 22-35 ans.
Quels sont les retours depuis la parution de votre livre ?
Je reçois chaque jour des messages de gens touchés par ma démarche car ils ont vécu des choses similaires. En ce moment, c’est bien dix messages par jour. Cela prouve que le livre met le doigt sur un problème.
Il y a autre chose, et cela je ne m’y attendais pas : des hommes, souvent des entrepreneurs, m’envoient des messages sexistes par courriel ou sur les réseaux. C’est navrant mais cela dénote bien quelque chose : ça reste un monde très masculin. Comme si ça les ébranlait plus que ce soit une jeune femme qui s’attaque à leur modèle de réussite, peut-être jusque dans leur virilité.
De façon très sporadique, je reçois aussi des messages de startuppers qui m’invitent à venir voir chez eux, où « tout le monde est heureux ». Ce dont je ne doute pas, même s’ils m’écrivent sans avoir lu le livre et donc sans savoir de quoi je parle vraiment. Néanmoins, il y a une infime minorité de femmes parmi eux.
Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des startups (Premier Parallèle).
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