Dans un pays où l’idéologie de la lutte des classes motive encore l’action de nombreux acteurs socioéconomiques, les représentations délétères du patron restent tenaces. Aujourd’hui, le mot « entrepreneur » a remplacé celui de « patron ». En France, on aime les entrepreneurs, mais on déteste les patrons. Etonnant, car c’est bien d’une même réalité sociale et professionnelle dont nous parlons.
« Il y a des patrons de gauche.
— Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre. »
Cette tirade célèbre tirée du film de Verneuil, Le Président (1961), écrite par Audiard et déclamée par Gabin, illustre parfaitement la façon dont sont considérés les chefs d’entreprise. Ceux-ci sont traditionnellement catalogués à droite de l’échiquier politique, attachés avant tout à leur liberté personnelle, c’est-à-dire plus prosaïquement à leurs intérêts. Le monopole du cœur, très peu pour eux ! Pour dépasser ces considérations politiciennes, reformulons la question et colorons-la de modernité : parlons d’entrepreneur citoyen. Citoyen, avec des valeurs qui lui sont associées : le civisme (observance des lois et des règles, conscience de ses devoirs envers la société), la civilité (respect dû aux autres citoyens) et la solidarité (aide aux plus démunis, soit directement, soit par la redistribution des richesses via l’impôt).
Alors, qu’en est-il de la relation de l’entrepreneur à tout cela ?
A la prégnance de la théorie de la lutte des classes se surajoute malheureusement la réalité des faits. Car bien des éléments nourrissent les stéréotypes négatifs vis-à-vis des patrons. Optimisation, évasion et même fraude fiscales, licenciements boursiers, corruption active… Des pratiques autorisées ou illégales, mais qui toutes interrogent, voire piétinent, les valeurs sus-citées. S’il est normal de chercher à maximiser ses intérêts (cette tendance se retrouve naturellement dans toutes les strates de notre société), les élites économiques ne doivent pas se détourner du destin de la nation. Nation qui – ne l’oublions jamais – fournit aux entreprises un cadre juridique et matériel (infrastructures) nécessaire à leur vie et leur développement. Les entreprises et leurs dirigeants devraient donc veiller à ne pas couper la branche de l’arbre sur laquelle ils sont assis. Mais cette considération de bon sens reste inaudible.
Car depuis les années Thatcher/Reagan, le capitalisme financier s’est émancipé du capitalisme industriel. Cette évolution crée ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle une « économie de l’incurie », à savoir une économie qui ne prend pas soin. « La destruction, autrefois créatrice, a permis de développer une prospérité d’abord américaine, puis européenne et planétaire, écrit Stiegler. Mais cette destruction ne se contente plus de condamner des secteurs d’activité économique : elle ruine les systèmes sociaux, les structures sociales, les environnements naturels, les environnements mentaux, etc. » Les fondements de l’Etat-Providence, garant de la régulation des systèmes économiques et sociaux, s’en trouvent ébranlés.
Prendre soin, il en est encore question, pourtant, si nous nous nous intéressons aux patrons de TPE et de PME. Ces derniers ont pour la plupart cette conscience de l’intérêt général ; ils n’ont pas pour projet d’échapper à leur devoir de citoyen. Eux ne se pensent pas au-dessus des lois. Ils n’appartiennent pas non plus à la classe des super-riches, à cette élite qualifiée souvent de « hors-sol ». Ils partagent cette « common decency » chère à George Orwell, « cette honnêteté ordinaire [qui] s’exprime sous la forme d’un penchant naturel au bien et sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent » selon la définition du philosophe Bruce Bégout. Pour le dire le plus simplement du monde, le dirigeant de PME et de TPE est un homme ordinaire, pas plus immoral que le commun des mortels. Ni plus cupide, ni plus égoïste. N’en déplaise à l’extrême gauche, pour laquelle toute forme de capitalisme est haïssable et l’entrepreneur, quel qu’il soit, la figure de l’exploitation.
Un exemple de la solidarité dont font preuve les dirigeants de PME et de TPE ? Vendredi 10 mars 2017, 400 entrepreneurs étaient réunis à Villejuif sous la bannière du Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprise (CJD) afin de participer à des actions citoyennes en partenariat avec des associations œuvrant dans l’humanitaire et le social. Un coup de pub, me direz-vous. Sans doute, si cette opération avait été largement médiatisée ou si elle n’était que ponctuelle. Cet événement était représentatif de l’ensemble des actions solidaires menées partout en France par les adhérents du CJD depuis 80 ans. Des entrepreneurs engagés dans la Cité et à l’origine d’innovations sociales dans leurs entreprises. Autre illustration : l’économie sociale et solidaire qui montre que le projet d’un entrepreneur peut rejoindre l’intérêt général. Et ainsi changer un peu la face du monde…
Entreprendre résulte d’une volonté de concrétiser un idéal personnel. Et cet idéal se résume rarement à vouloir amasser le plus d’argent en un minimum de temps. Sans nier l’importance de la motivation financière, cette dernière constitue rarement une finalité pour la majorité des patrons de PME et de TPE, soucieux avant tout de pérennité et d’inclusion sociale. L’économie réelle, les entreprises locales, les entrepreneurs de proximité (comme il existe des managers de proximité) témoignent encore de cette résistance à l’économie de l’incurie.
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