Voici cinq ans, Guillaume Poitrinal a quitté la tête d’Unibail-Rodamco où il avait passé presque vingt ans et qu’il a transformée en société phare du CAC40. Première leçons de sa plongée dans l’entrepreneuriat.
Vous êtes l’une des rares personnes à avoir la « double expérience », à la fois de la très grande structure avec Unibail-Rodamco, et de la start-up avec Woodeum…
(Il coupe). Cela va vous faire rire mais lorsque j’ai quitté Unibail, de nombreux patrons du CAC 40 m’ont téléphoné pour dire que ce que je faisais était formidable et qu’ils n’avaient qu’une envie, c’était de faire la même chose. Je leur rétorquais ‘très bien, mais tu vas le faire quand ?’. Et de m’entendre répondre : ‘Dans un an promis je le fais !’. Or, depuis que je suis parti d’Unibail, je n’ai vu aucun d’entre eux s’inscrire dans mon sillage. Nombre d’entre eux pourraient le faire mais je pense qu’il existe une sorte d’addiction au statut. C’est pour cela que j’ai pris cette décision à 45 ans plutôt qu’à 55 ans. Dix ans après, je n’aurais peut-être plus eu l’énergie nécessaire pour le faire.
Pensez-vous être en mesure de « réitérer l’exploit » et mener une deuxième société aux portes du « saint des saints » de la Bourse de Paris ?
(Rires) Les entreprises du CAC 40 sont la chance de la France. Essayez d’imaginer la France sans LVMH, Danone, Michelin ou Peugeot… Mais il ne faut pas oublier que la France a été, jusqu’à présent, tellement hostile à l’entreprise en matière de fiscalité ou de droit du travail. Unibail a opéré dans onze pays et j’ai pu constater les différences. La France est le champion du monde de la complexité administrative. Mais également des règlements de compte devant les tribunaux. Les gens qui ont réussi à créer des entreprises avec un chiffre d’affaire de 200 – 300millions d’euros peuvent en témoigner… Tandis qu’en Allemagne, par exemple, il y a un vrai respect pour l’entrepreneuriat local. Avec un patron apprécié et estimé par ses salariés, qui a aussi un véritable rôle social à jouer. C’est d’ailleurs de là que vient leur réseau plus étoffé d’entreprises familiales moyennes.
Certes, mais il s’agit-là du débat d’hier. Comment voyez-vous l’avenir ?
Plutôt que de disposer d’un grand monstre qui sait tout faire, nous aurons plusieurs entreprises de taille intermédiaire qui travailleront de concert. Je crois en des modèles multipolaires, et internet va faciliter cette osmose. On voit d’ailleurs la plupart des grands groupes du CAC 40 investir dans des start-up ou des petites boîtes pour assurer leurs innovations. Dans un groupe déjà constitué, avec une récurrence de business, les gens ont énormément de difficultés à innover. Je pense qu’en laissant plus de liberté aux entrepreneurs, en étant capable de réduire les délais d’autorisation de mise sur le marché, de permis de construire, bref, en leur faisant davantage confiance, nous allons tendre vers ce modèle.
Diriez-vous qu’il y a une accélération du temps économique ?
Tout à fait. Je dirai même qu’il y a une accélération de l’obsolescence des produits, de l’innovation et même des évolutions comportementales.Une marque de mode avait un certain prestige et une aura pendant une bonne dizaine d’années. Désormais, au bout d’un ou deux ans, elle est contrainte de se réinventer. Le monde tourne de plus en plus vite. Ce phénomène crée une nécessité d’adaptation des entreprises absolument considérable et permanente. Et c’est clairement plus simple de faire face à ces nouveaux défis quand vous êtes 30 plutôt que 100 000. Il faut désormais des entreprises manœuvrables. C’est le secret.
Quel est le lien entre le fonds d’investissement Icamap, que vous dirigez personnellement, et Woodeum, menée par Philippe Zivkovic ?
Nous cultivons la même exigence de qualité d’équipe, avec la même volonté chevillée au corps de sortir des sentiers battus. Je ne renie rien de ce que j’ai pu accomplir chez Unibail- Rodamco, mais nous avons des individualités vraiment époustouflantes. L’immobilier est en haut de cycle. Il existe encore des territoires « vierges » avec de la valeur à créer, mais il faut pour cela poser les vraies questions, et notamment celle de la valeur résiduelle. Or, beaucoup de très belles choses ont été écrites par les uns et par les autres, mais la page du bas carbone reste à écrire et c’est très clairement l’avenir de ce métier. Demain, inévitablement, les pouvoirs publics et les détenteurs de foncier, voire même les utilisateurs et les investisseurs, exigeront de la part des promoteurs d’être absolument en règle sur le plan environnemental. Chez Woodeum, nous remplaçons le béton par du bois lamellé croisé. Cinq fois plus léger, quinze fois plus isolant, beaucoup plus sympathique à habiter, ce matériau offre également une grande facilité d’exécution qui rend le gros œuvre deux fois plus rapide. Vous avez ici une véritable « disruption ». Les ingénieurs et les architectes ont complètement revu leur manière de travailler.
Quelle est la vision urbanistique globale dans laquelle veut s’inscrire Woodeum ? Comment voyez-vous évoluer la ville ?
Une nouvelle ville, hyper-connectée et multipolaire, se crée le long des transports en commun et des nœuds du réseau. Au Pont-de-Sèvres, par exemple, dans les Hauts-de-Seine, convergent le tram, le métro et la connexion à la N118. Dans le Grand Paris, une dizaine de hubs formeront ainsi des points d’ancrage, avec des commerces, des salles de spectacles… Ce phénomène, renforcé par l’émergence de la voiture autonome, accentuera le contraste déjà existant avec les zones rurales. Nous aurons un monde coupé en deux mais de manière plus franche et plus tranchée qu’aujourd’hui. Mais je crois à l’avenir de la Creuse ! Les gens voudront payer cher pour habiter « petit » sur les hubs de transports et bénéficier en parallèle d’espaces de liberté, avec de grands volumes.
Cette ville hyper-connectée remet en cause le modèle de votre précédente entreprise…
Absolument pas. Unibail-Rodamco possède 80 centres commerciaux dont cinquante parmi les plus beaux d’Europe. Citons pêle-mêle Vélizy 2, Parly 2 ou le Forum des Halles… Il est vrai que le digital va de pair avec la concentration : les centres commerciaux les moins rentables au mètre carré vont progressivement disparaître. Mais ceux qui restent verront leur chiffre d’affaires augmenter.
La désertification des centres-villes français est pourtant galopante…
C’est vrai. J’irais même jusqu’à dire que la France a été sous-administrée ou plutôt mal administrée. Beaucoup de maires n’ont pas vu ou n’ont pas su voir les évolutions du commerce et n’ont pas voulu prendre la main sur ces dossiers. Or, il n’y a rien de pire qu’une rue piétonne avec des magasins fermés. Les agglomérations ont vu le jour trop tard… mais rien n’est encore perdu ! Les élus qui veulent vraiment sauver leur centre-ville peuvent le faire. Les agglomérations peuvent recréer un passage : si le centre-ville redevient un lieu de promenade, de loisirs et de connexion entre les gens, alors l’inversion est possible. Car il convient de garder à l’esprit que le commerce physique n’est jamais qu’une promenade. Ce parcours doit justement être un parcours de sensualité, si j’ose dire. Avec des endroits pour s’aérer l’esprit, s’asseoir, prendre un verre, aller au cinéma. Avec des activités pour tous. Mais il faut communaliser, il faut préempter, il faut fusionner. Tout un travail qui ne peut être effectué que par des sociétés d’économie mixte (SEM). Et pour cela il faut des maires audacieux, comme le maire d’Orléans qui n’a pas hésité à prendre des risques pour sauver son centre-ville.
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