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Gilles Henry, de la Yoyo au Bastille : l’invention sans faire un pli

Gilles Henry, dans les locaux de Bastille à Paris, le 29 janvier 2024. Crédits : Maurice Midena

Portrait | L’ingénieur français avait déjà fait un buzz d’enfer en inventant la Yoyo, la poussette que tous les parents cools et urbains s’arrachent – et se font voler. Avec Bastille, il lance le premier grand vélo qui se plie entièrement : un objet d’une ingéniosité ébouriffante qui va devoir prouver qu’il peut trouver son marché. 

 

Il y a au moins une chose que Gilles Henry a saisi de l’air du temps : la quête de satisfactions simples. Sur les réseaux sociaux, aux antipodes des agitations et des polémiques à outrance, des vidéos « odly satisfaying » accumulent des milliards de vues : des objets qui se font compresser, du sable cinétique découpé au couteau, des vitres nettoyées en trois coups de raclette, bref des choses pleines de géométrie, d’harmonie, tout en tensions résolues en un instant. Quand Gilles Henry plie devant vous son vélo Bastille, ça fait le même effet : trois petits claquements métalliques, et on comprend ce qu’il va se passer. Et voilà que cet objet qui ressemble à un vrai et honnête biclou voit son cadre se dérober sur lui-même et la roue avant se caler contre la roue arrière pour en faire un objet compact, que l’on peut glisser dans un placard ou dans le coffre d’une voiture. Le tout dans un mouvement qui rappelle la révolution des horloges. La satisfaction faite bicyclette – on vous laisse voir par vous-même. « Je crois beaucoup en la puissance du pliage, nous explique Gilles Henry et que Forbes France a pu rencontrer dans les locaux de sa marque à Paris. Cela donne quelque chose de magique, d’hyper spectaculaire. »

Bien sûr, des vélos pliables, ça fait belle lurette que ça existe. Avec sa marque Bastille, Gilles Henry, 64 ans, revendique la paternité du premier vélo à grandes roues pliable. Il y a loin entre son élégant cycle et les vélos compacts que l’on voit partout, aux géométries balbutiantes, avec leurs petites roues et leurs longs guidons, qui font plus penser aux deux-roues des clowns sur les pistes de cirque qu’à un moyen de transport citadin. Et le problème des petites roues, c’est que le gain en praticité occasionne des pertes de performance (ie. il faut pédaler plus). Le nouveau vélo de Gilles Henry veut ne rien sacrifier, ni dans un sens, ni dans l’autre : « Je voulais mettre le pliage au service du produit, et pas le produit au service du pliage. » En somme un vélo qui se plie, et pas un truc qui se plie et qui se trouve ressembler à un vélo. Le Bastille est depuis octobre en pré-commande. Les premiers modèles seront livrés vers juillet prochain, et certains seront disponibles en exposition dans un certain nombre de revendeurs. 

 

Gangs et Kardashian

Le développement du Bastille n’a pas été une mince affaire. « Faire un vélo pliable c’est difficile. Faire ce vélo-là, l’était encore plus », nous glisse l’ingénieur (il est diplômé des Ponts et chaussées). La magie du Bastille repose sur plusieurs brevets, et sur trois innovations majeures : le pliage du cadre, le débrayage de la potence, et la tige de selle rétractable. Henry a commencé à travailler sur le projet en 2015, à grand renfort de croquis et de maquettes en cartons, de tableurs Excel et de dessins 3D. Lui n’y connaissait pas grand chose en vélo, mais il s’est pris de passion pour l’objet, avec pour mission de vouloir « rendre l’usage de la ville plus intelligent, plus durable ». Pour concevoir son Bastille, Henry s’est entouré de personnes qui connaissaient le métier. D’abord Julien Leyreloup, fondateur des cycles Victoire, fabriquant de vélos sur-mesure en Auvergne – « de l’artisanat d’art à la française », dixit Henry. Pour le style, direction le studio de design Fritsch-Durisotti, qui avait déjà travaillé sur des vélos aux lignes hors du commun, avant d’internaliser le reste du travail. Aujourd’hui, Bastille compte 13 personnes et a levé 10 millions d’euros auprès des fonds Eutopia (Oh my cream !) et Ankaa Venture (Klara).

 

Gilles Henry, dans les locaux de Bastille à Paris, le 29 janvier 2024. Crédits : Maurice Midena

 

Gilles Henry s’est déjà fait un nom avec sa science du pliage. Il avait déjà un peu changé le monde en 2012 quand il a lancé la Yoyo, une poussette aux roues blanches, plus pratiques que tout ce qui s’était jamais fait. Un objet robuste, personnalisable, qui passe entre les portiques du métro, qui peut se glisser comme un bagage cabine dans un avion, qu’on pouvait pousser à une main, et y accrocher un sac de course sans que le siège à roulette ne bascule dans le caniveau. Surtout, l’objet se pliait en deux coups de cuiller à pot. La poussette était devenu un objet cool, qui facilitait la vie des parents – et qui se sentaient d’autant plus cools de posséder cette poussette. Le succès est fou : près de deux millions de ventes, trois millions d’utilisateurs – Henry annonce même 70% du marché à Paris – et des stars qui poussent leur progéniture dedans, comme Kim Kardashian paparazzée avec son mari Kanye West avec la poussette hexagonale.

Henry bossait depuis 2006 sur le prototype, avait déposé un brevet, cherché des partenaires. Mais personne n’en voulait. Jusqu’au jour où dans un salon professionnel, il rencontre, en 2009, Jean-Michel Chaudeurge, inventeur du Babycook. Chaudeurge voulait lui aussi révolutionner le business des bébés en inventant une poussette pliable comme aucune autre. Quand il tombe sur le concept d’Henry, il flaire d’emblée le bon coup. La famille Chaudeurge s’associe avec l’ingénieur, ils fondent Babyzen en 2009, commercialisent un premier modèle, la Zen, conçue par Jean-Michel Chaudeurge. Mais le grand succès arrive en 2012, quand la Yoyo est enfin lancée. En décembre 2021, la société est rachetée par un géant norvégien, Stokke ; l’ingénieur vent ses parts et quitte définitivement le navire.

 

Cher et low tech

Comble du succès : les poussettes Yoyo, prix de départ 400 euros, ont été la cible de gangs, qui faisaient des descentes dans les garages de crèches pour rafler le gros lot. Le vol, justement, c’est un des points centraux de la réflexion de Gilles Henry dans l’élaboration de son Bastille – d’autant plus quand on sait que près de 30 vélos se font dérober tous les jours à Paris. Le pari de Bastille : on ne vole pas un vélo que l’on peut emmener partout avec soi. L’objet peut se glisser presque n’importe où, dans un coin d’un restaurant, dans l’entrée d’un appartement, à côté de son bureau. On peut même le trainer derrière soi dans une boulangerie ou une pharmacie. Mais à un prix de vente à 2 500 euros, on se dit que les larcineurs vont vite se donner le mot. 

A un tel prix, le Bastille est sur un positionnement haut de gamme. Et… low tech : pas d’application pour démarrer, pas de puce GPS, et aucune assistance électrique… On pourrait presque dire que c’est juste un beau vélo qui se plie, un bébé de 15 kg avec un cadre en aluminium et une fourche en carbone. « C’est un vélo cher, mais qui est cher à fabriquer et qui est Made in France, justifie Gilles Henry. En France, on a été habitué à avoir des vélos bon marché. Alors que 2 500 euros en Allemagne, c’est un vélo de milieu gamme. » Selon une étude de Deloitte en 2022, le prix moyen d’un vélo en Allemagne est de 2 800 euros, soit près de 1 000 euros de plus qu’en France. Le cadre du Bastille est fabriqué à Angers, et le vélo est assemblé à Romilly-sur-Seine dans l’Aube, chez Cycleurope.

 

Voie royale

L’écosystème entrepreneurial donne cette impression étrange qui, si on n’a pas lancé sa boîte avant ses trente ans, on a raté le coche. Gilles Henry s’est lancé à 40 ans passés. « Je ne me suis jamais rien interdit. Je ne me suis jamais dit : j’ai 50  ans, c’est fini, c’est trop tard. » Henry avait un père militaire, a bougé aux quatre coins du monde, Allemagne et Etats-Unis entre autres. Bon en maths, il rentre en prépa au prestigieux lycée Louis le Grand sans avoir l’impression d’avoir vraiment choisi – comme tant d’étudiants qui prennent cette voie. Il en garde un souvenir de « souffrance », et il s’évadait du rythme de travail effréné grâce aux cours de dessins industriels. « Depuis petit, j’adorais dessiner. Je pouvais passer une semaine à dessiner une étagère. » Il intègre les Ponts et chaussées en 1979, dont il sort diplômé en urbanisme trois ans plus tard. Il commence sa carrière dans l’aménagement urbain, part réhabiliter des bidonvilles à Djibouti ou au Sénégal. Puis rentre dans les télécom, où il travaillera 15 ans comme commercial grand compte : il vendait des solutions de télécom à d’autres grands groupes. A 40 ans, il se dit qu’il a assez pédalé : « J’étais malheureux, pas à ma place. Je voulais faire quelque chose de créatif, j’en étais loin. » Il profite d’un plan de départ pour partir selon ses mots « dans des conditions royales ».

Il était papa à l’époque, avait envie de créer – c’est tombé sur la poussette. « La poussette, on ne s’y intéresse pas, jusqu’au jour où on a des enfants. Et après on arrête d’y penser. » Lui, y pense beaucoup, commence à dessiner, à prototyper, dépose un brevet d’une poussette qui se plie d’une seule main en un petit carré. Il lâche selon son estimation, plusieurs centaines de milliers d’euros, « mais surtout beaucoup de temps », avant de croiser le chemin des Chaudeurge.

Avec son Bastille, Gilles Henry ne vise pas un succès pas le nombre : « Comme avec la Yoyo, on veut devenir une marque que les gens reconnaissent. Et surtout une référence, derrière laquelle tous les autres veulent se caler. » Pour Bastille, il voulait créer une marque forte, avec un nom qui existait déjà, et qui évoquait des choses aux gens – avec la Yoyo, c’était le jeu pour enfants, facile à utiliser. Pour son vélo, il a regardé le plan du métro : Bastille, c’est Paris, un quartier plein de jeunes parents cools, citadins et dynamiques ; la Révolution aussi : « On n’a pas besoin de raconter pour comprendre ce qu’il y a derrière. »

 

Gilles Henry, dans les locaux de Bastille à Paris, le 29 janvier 2024. Crédits : Maurice Midena

 

 


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