Lorsque je dis que je suis entrepreneur et instituteur, j’observe souvent une certaine surprise chez mes interlocuteurs. C’est qu’à force d’être mal employés, les mots prennent un autre sens et cette torsion, ce décalage entre les mots et leur sens, n’est pas pour rien dans nos problèmes. Camus l’a écrit : « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. » Le paradoxe de cette phrase fameuse est que, citée sans cesse, elle semble complètement essorée. Le diagnostic était parfait. Le mal s’aggrave.
Qu’on nous présente à l’envi tel ou tel « entrepreneur » à succès, qui n’a jamais rien entrepris, mais dirige un gros machin, entreprise, conglomérat, administration ou ministère, qu’importe, on crée et on renforce cette idée fausse : entrepreneur = patron = chef. Et un jour, un George W. Bush va jusqu’à dire que le problème, avec les Français, c’est qu’ils n’ont pas de mot pour entrepreneur…
Entrepreneur = patron ?
Non.
Pas seulement. Et pas si souvent.
Dans mon métier d’instituteur, Célestin Freinet m’a souvent inspiré (notamment par le rôle moteur qu’il donne à l’écriture enfantine, ou par sa préférence pour le travail-jeu plutôt que le jeu travail). Ce fut, à mes yeux, un extraordinaire entrepreneur, même s’il n’a jamais été ni patron, ni chef. Confronté à un problème, et dépourvu de moyens, il imagina une solution, des outils, et créa les structures économiques (coopératives) permettant le financement du matériel (de petites imprimeries dans les classes) et la diffusion de cette solution à travers la France, établissant d’abord un pont avec la Bretagne, lui, le natif des Alpes-Maritimes. Alors, enseignant et entrepreneur, c’est possible ? Oui. Evidemment.
L’entrepreneur, c’est d’abord, nous rappelle le dictionnaire, celui qui met à exécution un projet nécessitant de longs efforts, la réunion de moyens, une coordination. Celui qui entreprend, qui organise. Il a une intuition. Une idée. On en croise tous les jours. Entreprenants, mais souvent empêchés. A l’Education Nationale, j’en rencontre bien moins chez les « décideurs » que parmi les élèves, où ils sont très nombreux, et tellement enthousiastes !
Mais un « grand patron », qui enchaîne, en un parfait tempo, prime d’arrivée, plan social et prime de départ, restant juste assez longtemps pour changer quelques têtes et renvoyer quelques ascenseurs, mais pas assez pour que l’on mesure les résultats de son action, est-il vraiment un entrepreneur ?
Mon élève James, neuf ans, que j’ai dissuadé d’effectuer le calcul presque impossible du nombre de grains de blé obtenu en posant un grain sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur le suivante, en doublant ainsi jusqu’à la soixante-quatrième case, et qui l’entreprend néanmoins, s’organisant pendant une semaine, sur son temps libre, et guère encouragé, je l’admets, pour parvenir, seul, au résultat exact, est-il un jeune entrepreneur, au sens premier ?
Ma grand-mère maternelle, directrice d’école publique en Bretagne, après la guerre, et qui décide, de son propre chef, d’organiser une cantine pour que ses élèves puissent au moins avoir un repas par jour, obligée alors de résoudre d’inextricables et fastidieux problèmes matériels, était-elle une entrepreneuse ?
J’ai plaisir à écrire cela, ici, et à deviner qu’au fil de la lecture, certains se demanderont : ce n’est pas écrit en langue de bois, mais qu’est-ce qu’il raconte ? Pour qui roule-t-il ? Ami, ou ennemi ? Et seront en peine de répondre. A force de fréquenter différents mondes qui se croisent si peu, j’ai pris l’habitude de surprendre, du moins dans un premier temps. Mais que l’on en revienne au sens des mots, que l’on parte avec sincérité des problèmes honnêtement constatés, sans œillères ni a priori, et tombent d’accord ceux qui, ensemble, parviendront peut-être à faire quelque chose, si nous dépassons le stade du préjugé, du soupçon, de la routine.
Et croyez-moi – ou non – ça vaudrait mieux. Car les problèmes qui nous étouffent ne pourront être réglés par des préjugés ou des réflexes conditionnés – ils en sont issus. Seul notre néocortex peut encore nous aider.
Entreprendre est un état d’esprit. Il est navrant qu’il soit confondu avec la direction. Si l’entrepreneur est parfois conduit à diriger, ne serait-ce que le cours de ses propres entreprises, ce n’est pas cela qui importe à ses yeux. Ce qui compte d’abord, c’est le problème à résoudre, l’objectif, le projet. On trouve peu d’entrepreneurs parmi les patrons. Les hommes politiques. Les chefs – que les ingénieurs de mon équipe de R&D appelaient toujours les chefs à plumes, non sans une saine dérision.
Un entrepreneur n’est pas un héros, mais du moins son but et son engagement l’obligent-il à un minimum de cohérence. Je soupçonne que beaucoup d’entre nous sont des entrepreneurs empêchés. Cela irait-il mieux si j’écrivais : des citoyens empêchés ? Ou même : des humains empêchés ? Dans mon esprit, c’est presque la même chose. On voit bien, par les temps qui courent, que la démocratie n’est pas une machine qui marche tout seule, et qu’un minimum d’initiative, d’implication et de cohérence sont requis pour continuer à jouir de ses fragiles bienfaits. Pierre Mendès-France l’a écrit : « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement son bulletin dans l’urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus, puis se désintéresser, s’abstenir, se taire, pendant cinq ou sept ans. (…) Il n’y a pas de démocratie si le peuple n’est pas composé de véritables citoyens, agissant constamment en tant que tels. »
Dans mon dernier livre, je raconte les multiples aventures de ma start-up, SLP InfoWare, depuis sa naissance, de nuit, dans la résidence des élèves de Télécom Paris Tech, jusqu’à son succès, son apogée, son rachat par le groupe Gemplus, devenu Gemalto et… sa mort brutale. Dans l’épisode cuisant décrit par l’extrait suivant, qui sont les entrepreneurs ? Ceux qui, par le travail et l’astuce, ont créé et développé SLP, pendant quinze ans, à travers monts et marées, et ont bien failli la sauver une fois encore ? Où ceux qui ont acheté, sans savoir pourquoi, cette entreprise, autant dire cette entité, à la fois concrète et abstraite, mais vivante, puis, ne sachant qu’en faire, et utilisant le pouvoir routinier qu’ils avaient acquis pour 60 millions d’euros, l’ont anéantie ?
IL ETAIT UNE FOIS UNE START-UP – EXTRAIT
Comment poursuivre une histoire qu’au fond je ne comprends plus ?
Je sentais la menace d’un mat en cinq ou six coups, mais on devait forcément pouvoir trouver une
parade : je décidai de rester.
D’autres partirent et leurs départs ne furent pas compensés. Le marketing et les alliances disparurent, les ventes continuèrent à s’affaiblir. Bientôt, il ne nous resta qu’un seul commercial, Kim, en Grande-Bretagne. Dans le même temps, au sein du groupe Gemplus, personne ne prenait le relais, ne commercialisait nos produits.
Nous n’avions plus aucun canal commercial.
Dans ce paysage dévasté, la R&D, en apesanteur, continuait à faire figure d’exception. Elle avait atteint son meilleur niveau d’organisation, la plus aboutie, la plus académique aussi avec ses équipes, ses méthodes, ses réunions, et son éternelle bonne humeur. Fragile montre suisse dans un univers déréglé.
À Gémenos, la crise se poursuivait. Après des mois d’opposition ouverte entre Antonio Perez et
Marc Lassus, TPG réagissait violemment en se débarrassant des deux à la fois. Un nouveau CEO intérimaire était nommé, puis remplacé par un autre. Nos interlocuteurs changeaient sans cesse.
Perdus dans ce maelström, nous ne savions plus que faire pour sauver notre coquille de noix et, apparemment, l’état-major non plus. Un jour il décidait de nous laisser opérer comme entité indépendante ; quelques mois plus tard, un communiqué annonçait notre intégration complète et fixait la date du déménagement. Le mail suivant annulait tout.
Privés de débouchés commerciaux, nous étions sous respiration artificielle mais certains organes fonctionnaient encore. La R&D édita une nouvelle version, notre dernier commercial la vendit à l’opérateur suédois Telia, T&C l’installa et le client l’utilisa avec succès. Notre descente aux enfers avait été si rapide que nous ne savions plus quoi penser de cette réussite aux allures de miracle. Signe d’espoir, ou chant du cygne ?
*
En décembre 2002, je fus convoqué à La Ciotat pour m’y faire signifier une décision déjà entérinée.
Gemplus voulait revendre SLP.
À qui ? Nul n’en savait rien. Mais dans les trois mois.
Facile à dire.
Charlot est prêteur sur gages. Un homme lui apporte un réveil dont il voudrait deux dollars. Avec des gestes de médecin, Charlot ausculte l’objet, le porte à son oreille, le tapote gentiment. Puis cherche à l’ouvrir et n’y parvient pas. Alors il change de registre, découpant le réveil à la vrille et au burin, comme une boîte de conserve. Il observe les rouages, en retire d’abord deux ou trois avec une tenaille, puis les arrache tous, découpe le ressort dont il jette la plus grande partie, remettant la plus petite dans le boîtier. Il actionne alors le remontoir. Surprise, ce sont les pièces retirées et gisant sur l’établi qui s’agitent et cherchent à s’engrener, comme pour fonctionner encore. Charlot arrête leur absurde mouvement en les écrasant à coups de marteau, ramasse le tout dans le chapeau de son client, qu’il repousse avec regret, en hochant la tête : non, on ne peut prêter deux dollars pour un objet en pareil état.
Et le revendre ?
*
Hewlett-Packard était intéressé par la seule pièce de notre mécanisme encore en état, la technologie. Mais le constructeur se montrait d’autant moins pressé d’acheter que Gemplus était pressé de vendre.
Trois mois, c’est court, surtout sans stratégie et sans équipe. Le calendrier s’était encore accéléré.
Notre client Telia relança les dés. Il était en train de fusionner avec Sonera, l’opérateur historique finlandais. Le groupe TeliaSonera, nouveau géant du Nord, lançait un appel d’offres pour l’ensemble de ses filiales : Suède, Finlande, Norvège, Danemark et États baltes. Un contrat de trois millions d’euros pour lequel, nos interlocuteurs nous l’avaient discrètement fait savoir, nous étions favoris. C’était inespéré.
Quelques jours plus tard, au plus mauvais moment, un grave problème technique se déclara chez
Telia. Consciente du péril, la R&D fit preuve d’une réactivité exceptionnelle. Yves s’envola pour Göteborg avec notre serveur HP en bagage à main, revint avec la conviction que nos produits n’étaient pas en cause, travailla jour et nuit, analysa 240 correctifs du système Unix d’HP, trouva le problème, le résolut. Chapeau l’artiste.
Cette action d’éclat améliora encore notre cote chez Telia. Le Gartner Group rédigea une étude de
cas en forme d’éloge à notre solution, le genre de document pour lequel un responsable marketing vendrait père et mère. Le vent du Nord soufflait encore dans nos voiles déchirées.
Fin mars, Telia accepta notre proposition. L’impossible sauvetage avait presque abouti. L’opérateur demandait seulement des garanties sur la pérennité de SLP.
Le 25 mars 2003, Gemplus refusa, bloquant la vente.
Le 4 avril, HP stoppa le processus d’acquisition.
Le 7 avril, Gemplus annonça la cessation d’activité de SLP.
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