Le château de Vacquié est un exportateur majeur d’armagnac aux États-Unis et en Chine. Ses vignobles remontent au XIe siècle et ont servi les rois de France. Pouvez-vous nous raconter une anecdote croustillante d’une scène qui s’est passée au château ?
Morgan Compagnon : La Gascogne est connue depuis l’Antiquité pour produire des vins de qualité. A 40km de Lectoure se trouve la célèbre villa gallo-romaine de Séviac, dont certaines splendides mosaïques représentent des ceps de vignes et des raisins. Aux abords de Lectoure, des fouilles archéologiques ont permis la découverte de foudres qui remontent à cette même époque, attestant donc de la production de vin dès le IIIe siècle de notre ère. Notre propriété appartient ainsi à une tradition ancestrale, qui, à partir du Moyen-Âge, a fourni les rois de France notamment pendant la guerre de Cent Ans. En effet, la Maison d’Armagnac soutenait le futur Charles VII et finançait les armées menées par Jeanne d’Arc contre le prétendant anglais au trône de France. La Gascogne étant parmi les plus grandes régions viticoles de France, et le château de Vacquié faisant partie des plus illustres domaines de la région, quantités de vins étaient acheminées jusqu’à la cour de Charles VII puis celle de Louis XI.
Les plus importants producteurs privés de pétrole aux Etats-Unis et proches de la famille Bush, décident d’offrir une barrique à la Maison Blanche pour symboliser l’amitié franco-américaine
Plus proche de nous, je voudrais vous conter une scène qui s’ouvre au château et se dénoue à la Maison Blanche. La tradition la plus importante en Armagnac, avec les vendanges bien sûr, est la distillation. En effet, tous les ans, en hiver et ce jusqu’au 31 mars au plus tard selon la coutume, le vin est distillé à la propriété avec un alambic continu dit armagnacais, breveté en 1818. Ce type d’appareil en cuivre est toujours utilisé aujourd’hui, ce qui participe véritablement de la singularité de l’armagnac donnant à la sortie des degrés alcooliques variant de 55% à 70%. Ainsi, ma famille respecte cette tradition de convivialité en ouvrant sa table à des amateurs d’armagnac et des notables de la région pour partager un repas gascon mettant à l’honneur le canard, nos vins et nos armagnacs. En 2000, un couple d’amis américains francophiles, Patrick et Phyllis Taylor de la Nouvelle-Orléans, arrivent à l’aéroport d’Agen, le plus proche du vignoble, où nous avons fait hisser le drapeau américain pour les accueillir. Enchantés par l’armagnac et cette expérience unique, ils décident d’acquérir une des barriques issues de la distillation du millésime 1999. Nous conseillons de l’élever au moins 5 ans pour qu’il développe tout son potentiel. Entre temps, Patrick et Phyllis Taylor, les plus importants producteurs privés de pétrole aux Etats-Unis et proches de la famille Bush, décident d’offrir une barrique à la Maison Blanche pour symboliser l’amitié franco-américaine. De plus, ils en profitent pour faire un don de 1 million de dollars au département de français de l’université de Louisiane à Baton Rouge (LSU) lors de la visite de ma famille en Louisiane – j’ai eu l’honneur de contribuer à définir les projets que servirait cette somme considérable avec le doyen de l’université et le chef du département de français -. Aujourd’hui encore, nous considérons le millésime 1999 comme notre millésime le plus abouti.
Votre vignoble incarne une réussite toute particulière : celle de l’entreprise familiale ancrée dans son terroir mais ouverte sur le monde. Comment parvenez-vous à rester si proche de vos racines, condition sine qua non à la qualité de votre produit, mais également de votre clientèle d’hommes d’affaires au mode de vie international ?
M.C. : Ma famille s’est répartie les tâches. Mon père s’occupe de la gestion quotidienne du vignoble, de l’élevage et du vieillissement de l’armagnac tandis que je m’occupe du marketing et de la commercialisation à l’international.
J’ai pris le parti de renouveler les modes de communication et de diffusion du discours autour de l’armagnac en mettant l’accent sur le partage et l’ouverture sur le monde sans pour autant omettre le fond historique et traditionnel de celui-ci. Par exemple, nous utilisons les nouvelles technologies pour développer notre visibilité. Avec l’aide de la start-up Xcellerate et son algorithme sur-mesure, nous avons accès à des données analytiques uniques afin de suivre et capitaliser sur les interactions avec des acheteurs potentiels sur les réseaux sociaux.
Étant diplômé de Sciences Po Paris et de UCLA en production de films, et grâce à une expérience acquise en produisant du contenu pour des marques de luxe, j’ai acquis l’expérience nécessaire pour développer ce qu’on appelle aujourd’hui un « storytelling », une ligne narrative pour promouvoir la région et l’armagnac. Je suis en pré-production d’un documentaire sur la Gascogne et d’une série, qui s’appelle Cuisine américaine, sur la cuisine, la restauration du patrimoine et l’art de vivre à la française mettant en scène le vignoble et ses vieilles pierres – mon épouse Daniella est américaine et passionnée par la cuisine d’où le choix de ce nom -.
Dans ce même élan, nous sommes en train de créer un studio de tournage unique en son genre, ouvert sur la nature, pour donner une plateforme à des chefs, des œnologues, des décorateurs, des créateurs afin de faire connaître l’art de vivre à la française. Relier l’armagnac, la gastronomie, et l’Histoire du terroir de la Gascogne à travers des outils de communication modernes s’inscrit dans cette volonté de rendre l’armagnac accessible à tous, une dialectique qui a pour ambition de faire converser les Anciens et les Modernes. J’ai également créé une nouvelle marque, Armagnac Compagnon, distincte de la marque Château de Vacquié, afin de l’implanter sur de nouveaux marchés notamment en Asie.
Le fait de travailler à l’étranger depuis 14 ans m’a fait redécouvrir la joie d’être français. Nombre de Français vivant en France ont tendance à critiquer leur pays, parfois trop injustement. Vivre à l’étranger m’a conduit à mieux apprécier mon terroir, mes racines. Cependant, ces racines ne doivent pas rester exclusives à ceux qui les ont reçues de leurs pères, mais doivent être partagées. Ma famille n’est d’ailleurs pas originaire de Gascogne mais s’y est implantée dans les années 80. Mon projet s’inscrit ainsi dans le partage en Amérique et en Chine de ce que nous avons appris de la Gascogne.
L’organisation d’événements exclusifs, de dîners et de tables rondes privés pour expliquer notre histoire et celle de l’Armagnac sont une des recettes de notre succès
L’armagnac a une élasticité-revenu de la demande qui est forte, cependant la classe sociale n’est pas la seule variable qui influe sur le comportement des consommateurs. Quelles sont les différences culturelles entre les consommateurs américains et chinois ? (Par exemple, l’heure à laquelle ils consomment, la fréquence, l’occasion, etc.)
M.C. : Les consommateurs américains sont des connaisseurs, consommateurs occasionnels qui privilégient la qualité à la quantité. Leur comportement se rapproche de celui des Français : ils consomment l’armagnac à la fin des repas, en digestif, comme le veut la tradition. Ils ont souvent plus de 50 ans. Ils sont europhiles, et sont des amateurs d’alcools en général. C’est un marché spécifique, mais ces consommateurs sont très fidèles.
La Chine présente un tableau différent. Nous pouvons distinguer trois clientèles. La première se compose de jeunes consommateurs CSP+ qui ont entre 25 et 35 ans. Consommateurs réguliers lors de célébrations privées ou professionnelles, ils ne considèrent donc pas l’armagnac seulement comme un digestif. Une seconde clientèle est moins jeune : ce sont des chefs d’entreprise et des cadres supérieurs qui consomment pendant les repas au même titre que le vin. Enfin, il y a une troisième clientèle, qui offre des bouteilles d’armagnac en cadeau lors de la signature d’un contrat par exemple. Ces trois clientèles sont à la recherche de l’exception et de l’exclusivité, c’est pourquoi nous sommes parmi les seuls en Armagnac à proposer des armagnacs ultra-personnalisés comme des millésimes bruts de fûts issus d’une seule barrique à l’instar de la tradition anglo-saxonne « Single Cask Whisky».
En Chine comme aux Etats-Unis, il s’agit d’une consommation de niche, néanmoins celle-ci se développe extrêmement rapidement en Chine. En 2018, 130 000 bouteilles d’Armagnac ont été vendues dans l’Empire du Milieu ; en 2019, la consommation s’élevait à plus de 200 000, soit une croissance de plus de 50% en un an. La Chine a ainsi surpassé les États Unis pour devenir le premier marché international ; la France reste leader avec autour de 50% de parts de marché.
L’armagnac est un marché de niche. Le Château de Vacquié ne va pas devenir une multinationale. Nous désirons préserver nos traditions
La société américaine est fortement influencée par les phénomènes de mode, toujours plus rapides avec les réseaux sociaux. L’armagnac est un produit de luxe certes, mais traditionnel, plus figé dans le temps. Comment un produit économique transcende-t-il la mode pour devenir éternel ?
M.C. : La consommation d’armagnac a ralenti depuis le milieu des années 1980 avec le rachat de plusieurs distilleries dans le cognac par de grands groupes internationaux ayant affaibli les petits producteurs artisanaux d’armagnac. L’enclavement géographique de la Gascogne est également l’un des coupables : nous sommes loin de tous les pôles économiques. Le morcellement de la production en exploitations familiales, l’absence de grandes entreprises avec des capitaux importants ont empêché le développement d’un marketing international. En revanche, qualité et rareté ont, à tous les âges, été méticuleusement entretenues. La plupart des viticulteurs produisent de l’armagnac pour leur propre consommation et celle de leur entourage. Seulement une quarantaine de maisons sont vraiment connues pour produire et vendre de l’armagnac. L’image un peu poussiéreuse, trop traditionnelle de l’armagnac nuit hélas au produit. Il faut éduquer la jeune génération à apprécier les alcools ambrés, vieillis en fût de chêne comme la plupart des whiskies et rhums par exemple. Les consommateurs recherchent de plus en plus la nouveauté, le nouveau phénomène qui va rebattre les cartes sur le marché de l’alcool aujourd’hui plus concurrentiel que jamais. L’armagnac a le potentiel de devenir cette nouvelle référence sur le marché, cette pépite que les Français gardent bien cachée.
L’armagnac a cependant la précédence historique, l’ascendance que tous les autres ont copiée. L’armagnac, appelée « Eau Ardente » à ses débuts, est en effet la plus vieille eau-de-vie au monde encore distillée aujourd’hui. Elle a 700 ans. En 1310, le cardinal franciscain Vital Du Four en louent les “quarante vertus” concernant le corps et l’esprit dans son ouvrage de médecine: « Pour garder la Santé et rester en bonne forme ». Selon lui : «elle aiguise l’esprit si on en prend avec modération, rappelle la mémoire du passé, rend l’homme joyeux au-dessus de tout, conserve la jeunesse et retarde la sénilité. »
Ainsi l’armagnac a-t-il l’attrait de la nouveauté tout en gardant un caractère traditionnel : l’armagnac transcende l’espace et le temps, les cultures et les modes. A l’heure à laquelle beaucoup d’alcools se font concurrence, les millésimes sont un facteur important de différenciation pour l’armagnac. On peut trouver des millésimes qui remontent à 100 ans ou plus. L’armagnac reste le digestif par excellence, un des indispensables de votre armoire à alcool ou du restaurant-bar. D’ailleurs tous les restaurants étoilés de France et d’ailleurs proposent un Armagnac millésimé à la fin du repas ce qui témoigne de la préséance de l’armagnac sur les autres eaux-de-vie.
L’armagnac est aussi à la croisée de trois peuples. Les Romains ont implanté la vigne, les Celtes ont créé le foudre et la barrique pour faire vieillir le vin, et les Maures ont apporté l’alambic qui permet de distiller des jus de fruits fermentés. C’est la rencontre de ces trois civilisations qui a permis la naissance de l’armagnac. En buvant de l’armagnac, on ne boit pas seulement une eau-de-vie, mais également un terroir, une histoire, une rencontre entre cultures.
La société chinoise est très marquée par le développement extrêmement rapide de sa grande bourgeoisie, très friande de produits de luxe occidentaux, et un gouvernement communiste, qui taxe ces mêmes produits. Quelle stratégie de relations publiques avez-vous mise en place pour convaincre le Parti-Etat de votre contribution à la société chinoise ?
M.C. : L’armagnac est un marché de niche. Le Château de Vacquié ne va pas devenir une multinationale. Nous désirons préserver nos traditions, notre savoir-faire artisanal ; développer un produit standardisé à grande échelle n’est pas dans notre ADN. Notre stratégie de niche rendent les régulateurs chinois très confiants à notre égard. Ils ont même plutôt tendance à promouvoir notre démarche car le château apporte un savoir-faire authentiquement français. La France garde en effet une image de qualité et de luxe. La longue Histoire de l’Armagnac les impressionne aussi beaucoup, car les Chinois sont passionnés d’Histoire. Notre souci de l’environnement est aussi grandement apprécié du pouvoir chinois. Nous produisons en bio et avons créé une ferme photovoltaïque en 2011. La Chine est devenue extrêmement attentive à la protection de l’environnement, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Elle promeut les produits éthiques, le bio, le développement durable et les énergies renouvelables.
Pour ce qui est du lien avec notre clientèle, les contacts humains sont très importants pour transmettre notre enthousiasme. L’organisation d’événements exclusifs, de dîners et de tables rondes privés pour expliquer notre histoire et celle de l’armagnac sont une des recettes de notre succès permettant ainsi à notre clientèle de créer une communauté fidèle qui se reporte en ligne ; le e-commerce se développant de manière fulgurante. Nous proposons à nos clients une expérience sur mesure dédiée à la découverte d’un art de vivre, une intronisation à un club de passionnés ouverts sur le monde.
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