Il est parvenu en quelques années à devenir une référence incontournable du design des boutiques de grandes marques de luxe. Portrait de ce patron dandy fantaisiste, lui-même designer, qui injecte dans ces créations couleurs, formes inédites et nouveaux concepts dans la distribution pour Dior, Cartier, Greenkiss ou la Samaritaine.
Au croisement de l’art et du commerce, de l’esthétique et du transactionnel, Malherbe Design est – dans le jargon – leader international du design commercial avec 400 000 mètres carré de projets par an. Des mots bien barbares pour définir une agence d’environ 140 personnes, une grande ruche composée pour la majorité de créatifs (architectes, designers, graphistes…) qui ne cesse d’étendre son champ d’action depuis ses trois bureaux à Paris, à Shanghai, à Hong Kong et prochainement à New York. Avec à sa tête Hubert de Malherbe, un jeune homme pétillant de 55 ans qui milite pour la fantaisie et l’audace dans un secteur qui s’évalue principalement en chiffres et en métrage du linéaire. Mais derrière le dandy espiègle qui a grandi dans une famille aristo-bohème, « fauchée » précise-t-il, et férue d’arts, qu’on ne s’y trompe pas… avant de dessiner pour Rihanna (les boutiques Fenty) ou La Samaritaine (ouverture prévue en avril), ce passionné et travailleur acharné a fait ses armes dans le « mass market », celui des grandes surfaces commerciales où la performance s’apprend au mètre carré. Le point commun ? Le goût de la forme et une forme – toujours – d’intuition à laquelle le créatif se fie depuis 20 ans, avec pour seul objectif : réussir. Rencontre dans ses bureaux parisiens, l’ancien atelier de l’architecte Charles Garnier.
Désirée de Lamarzelle : Quelle est votre définition du luxe ?
Hubert de Malherbe : Elle est culturelle, c’est une manière de penser que m’ont transmise les gens qui m’ont élevé. Une forme de fantaisie qui cohabite avec le goût des belles choses. Le luxe et Le design sont d’ailleurs pour moi indissociables car cela correspond à une manière de faire les choses… c’est la forme, l’intention, plutôt que la fonction.
Un magasin, c’est un chiffre d’affaires. N’est-ce pas complexe dans la conception ?
H. de M. : Oui, c’est très complexe la conception d’un magasin, car vous avez d’un côté les chiffres, c’est-à-dire que vous savez ce qui se vend, et de l’autre l’intuition, l’audace surtout. Il faut concilier les deux. Mais si on regarde bien tous les « drivers » du commerce aujourd’hui, ce sont souvent des entreprises qui ont fait preuve d’audace. Prenez Ikéa : le concept de faire déplacer les gens pour acheter des meubles qu’ils vont monter eux-mêmes était aussi audacieux que génial !
Quel est votre parcours de designer ?
H. de M. : Je viens d’une famille très « artiste » qui m’a sensibilisé à la peinture et à la musique, mais « fauchée ». Cela m’a poussé à réussir avec une forme de détermination… Après des études d’ingénieur, j’ai créé il y a 20 ans mon agence qui réunit aujourd’hui 140 salariés. De toute façon, travailler en indépendant n’était pas une option. Je déteste travailler seul.
140 salariés c’est aussi une grosse responsabilité ? Encore plus en période de crise sanitaire ?
H. de M. : Je ne le vois pas comme ça. C’est même plutôt rassurant d’être nombreux. Pendant le confinement, on a tous beaucoup travaillé, le week-end compris, et même s’il a fallu rassurer quelques clients, aucun contrat n’a été annulé ou écourté. Concernant la crise, il faut préciser que les projets sur lesquels nous travaillons sont très en amont et se font sur du « très long terme » donc l’impact d’une crise qu’on espère ponctuelle est faible.
Comment devient-on le roi du « mall » ?
H. de M. : On passe par plein d’étapes, d’abord vous êtes le baron du merchandising – pour reprendre votre champ lexical – puis le marquis du concept des magasins ! Cette expérience qui s’acquiert avec le temps permet de savoir ce qui marche ou pas. D’ailleurs à l’ouverture d’une boutique, je sais tout de suite si elle va marcher, les chiffres parlent immédiatement. Il n’y a pas de succès d’estime dans la conception des magasins ! J’ai juste envie que cela réussisse. Mes débuts dans la grande distribution m’ont beaucoup appris, notamment la performance au mètre carré.
Quelles sont les clés du succès dans le design d’un magasin ?
H. de M. : L’audace, comme on l’a évoqué, et les leçons des expériences précédentes bonnes ou mauvaises (les échecs peuvent être très instructifs) sont les clés de notre succès. Une très belle boutique qui en « met plein la vue » ne signifie pas qu’elle va vendre, même si tout le monde en parle. On sait qu’en fonction de la façade, de l’emplacement, de l’éclairage, de la circulation intérieure, ou même de son nom, dépendra le succès de la boutique. Certaines ont besoin de trafic, d’autres doivent être en retrait car ce sont des marques de destination, on doit avoir tout cela en tête. C’est notre métier.
Quel équilibre y a-t-il entre créativité et contraintes de vente ?
H. de M. : On ne fait pas de compromis, car la boutique est le premier vecteur de vente de la société qui nous la confie. Cela ne doit pas être l’occasion d’un exercice de style pour booster l’égo de l’agence, mais cela n’empêche pas l’intuition et l’audace dans nos projets. Il faut savoir se démarquer. Regardez dernièrement Louis Vuitton qui a fait le pari des « maisons culturelles » plutôt que du classique flagship. La marque a écouté son intuition.
Une agence de design doit faire preuve d’agilité comme toute entreprise ?
H. de M. : Chaque projet est différent, la force de l’agence, c’est le casting. Faire le bon choix des collaborateurs sur les projets et, en ce qui me concerne, savoir me mettre en retrait. Certains sont là depuis une quinzaine d’années ; non seulement on travaille ensemble en totale confiance mais on a gagné en conviction sur les projets. L’isolement et le narcissisme sont des travers récurrents chez les créatifs, on évite cela en agence.
Quels sont vos prochains développements ?
H. de M. : L’ouverture de notre bureau à New York prévue initialement en mars dernier mais annulée à cause de la crise du covid-19. Elle est très importante pour notre implantation aux USA parce qu’on est très présent à l’international : on travaille en Inde, en Chine, en Afrique et dans toute l’Europe.
Et la transformation numérique de l’agence ?
H. de M. : Tant que l’e-commerce était confidentiel et surtout très technique on n’avait pas de valeur ajoutée. Maintenant que le digital commence à avoir une place très importante dans la vente et surtout plus visuelle, on a un vrai rôle à jouer. Historiquement, les commerces physique et digital sont des mondes qui se tournent le dos avec des gens différents qui gèrent différemment leur métier alors qu’ils ont le même objectif : vendre. Nous avons une vision de réconciliation pour que ces deux mondes arrivent à travailler ensemble.
Comment concilier ces deux mondes ?
H. de M. : Je ne pensais pas que les réflexes du commerce physique s’appliqueraient aussi facilement au commerce en ligne. Depuis 20 ans, la technique en e-commerce a progressé, et a permis d’améliorer considérablement l’achat. Plateforme de livraison, catalogue connecté… Par exemple dans certaines enseignes de luxe, des vendeurs vous conseillent en ligne, faisant fi du décalage horaire ou de la géolocalisation ; c’est une avancée pour tout le monde.
C’est la fin du commerce physique ? On craint que la crise occasionne beaucoup de fermetures…
H. de M. : S’il y a des fermetures je pense que cela va se réajuster, d’autres gens vont venir… le commerce a horreur du vide. Quand New York a connu – il y a deux ans – une crise des commerces avec des rues entières qui ont baissé le rideau, les Américains n’ont pas eu d’état d’âme là où les Français essaient en général de tenir à bout de bras des « business models » qui marchent mal. C’est aussi pour cela que les crises arrivent plus vite et se résolvent beaucoup plus vite là-bas. Depuis des rues entières se sont reconverties en DNVB (Digitally Native Vertical Brands).
Qui sont ces DNVB ?
H. de M. : Des marques nées dans le digital comme par exemple le « Slip Français », qui ont démarré leur business en e-commerce autour d’une communauté. Ils dépassent le clivage entre les commerces physiques et en ligne, en construisant leur business de manière verticale : ils suppriment les intermédiaires et intègrent tout ! Pour ouvrir leur boutique rue des Abbesses à Paris, ils ont demandé à leur communauté de trouver leur nom ( « Abbesses ton slip »). Belle démonstration de marketing !
Vous avez des limites ?
H. de M. : Oui, la question est flatteuse, mais j’ai des millions de limites et à la fois je me dis que tout est possible.
L’expérience client est-elle un enjeu essentiel dans la conception des magasins ?
H. de M. : Tous les métiers sont en mutation et en particulier dans le luxe mais je trouve qu’on spécule un peu trop sur cette notion d’expérience. Je préfère trouver l’âme des lieux en laissant s’exprimer certains détails qui appartiennent à l’histoire de la marque. Le luxe est dans le détail. A côté de chez moi, il y a un minuscule fleuriste qui a toujours les bonnes fleurs et au bon prix. Sa boutique s’appelle « Préliminaire », c’est de la poésie !
Où puisez-vous votre inspiration ?
H. de M. : Je vais à des concerts, je prends des photos, des notes sur plein de trucs : un détail, une simple forme m’inspire… comme dirait La Fontaine « l’occasion, l’herbe tendre, et je pense, quelque diable me poussant… ».
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