C’est un des plasticiens les plus connus au monde qui expose dans l’un des plus célèbres palais italiens. Après Versailles et le Grand Palais, voilà deux géants nouvellement réunis : Anish Kapoor et le Palais Strozzi. Retour pour Forbes France avec une interview croisée avec Anish Kapoor et le directeur général Arturo Galansino de la fondation Palazzo Strozzi à l’occasion de l’exposition Untrue Unreal à Florence.
Pour commencer, comment définiriez-vous votre style ?
Anish Kapoor : Je n’ai ni style ni rien à dire. J’apprécie cette citation du poète français Paul Valéry : « Un mauvais poème est celui qui s’évapore dans le sens. » Selon moi, le grand art se développe dans l’espace entre le sens et le non-sens. Je suis intéressé par la non-objectivité, le non-matériel, l’entre-deux, l’irréel ou encore l’expérience de l’ambiguïté. Je n’ai d’ailleurs qu’un intérêt partiel pour le sens ; la vraie qualité d’une œuvre d’art réside selon moi dans son énigme.
Anish Kapoor, Gathering Clouds, 2014 ©Anish Kapoor. All rights reserved DACS/ADAGP, 2023
Pouvez-vous nous en parler davantage de votre « noir absolu » ?
Anish Kapoor : Ce noir absorbe 99,8% de la lumière – il est le matériel le plus noir de l’univers ce qui le rend plus noir qu’un trou noir ; je l’utilise depuis plus de 10 ans dans de nombreuses œuvres. À la Renaissance, il y a eu deux inventions importantes : la perspective et le pli. Le tissu est le pli du corps, c’est un signe d’être. Si ce matériau noir est placé sur un pli, le pli devient invisible, il ne peut pas être vu. Je propose donc que ce matériau emmène l’objet au-delà de l’être. Cela pousse l’objet au-delà des trois dimensions que nous connaissons vers la quatrième dimension.
Comment abordez-vous la notion de miroir dans votre œuvre ?
Anish Kapoor : Le miroir concave bouscule notre perception de l’espace et la renverse. L’espace traditionnel de la peinture est l’espace qui se situe profondément au-delà de la surface du tableau. Les miroirs concaves font avancer l’espace de l’objet devant l’objet. Ils agissent en concentrant le son et la lumière. Le miroir concave crée une sorte de perspective inversée. La glace renverse la perception, la bouleverse : ces objets interrogent constamment la relation du spectateur avec eux-mêmes : comment nous nous y positionnons, comment notre corps s’y reflète, se distord. Chaque oeuvre invite le spectateur à être projeté, même temporairement, dans un monde d’illusion qui défie les lois de la physique, un monde où l’ordre et le chaos se mêlent, où l’intérieur et l’extérieur s’interpénètrent.
Anish Kapoor Angel, 1990 ©Anish Kapoor. All rights reserved DACS/ADAGP, 2023
Quelle est la signification derrière la couleur bleu de Prusse dans votre œuvre Angel (1990) ?
Anish Kapoor : La surface d’un objet le définit. Ma démarche en recouvrant ces roches de ce pigment était de les soustraire à leur pesanteur inhérente, de leur donner une légèreté visuelle, malgré leur poids réel de plusieurs tonnes. C’est comme s’elles étaient assises doucement sur le sol comme des anges. Leur peau redéfinit leur condition physique et cognitive. La couleur est ainsi une grande illusionniste.
Pouvez-vous nous décrire votre processus créatif
Anish Kapoor : je vais au studio tous les jours. J’essaie de faire une œuvre chaque jour. Au cours de sa vie, Picasso a créé plus de 50 000 œuvres et ce travail régulier est essentiel pour tout succès. Ma démarche est à la fois rigoureuse et introspective. Chaque œuvre passe par une période d’évaluation pendant six mois après sa réalisation et avant que je décide de la partager avec le monde. Cette période est essentielle pour jauger la pertinence du travail. Plus que le résultat final, c’est le processus créatif lui-même qui m’est cher. L’art n’est pas seulement une manière de représenter l’objet, mais une manière de représenter l’existence : cette quête perpétuelle de donner forme à l’immatériel est ce qui m’anime le plus profondément.
4 questions maintenant pour mieux comprendre la gestion du Palais Strozzi avec Arturo Galansino, le curateur de l’exposition Untrue Unreal
Le directeur du palais Strozzi Arturo Galansino devant Vertigo, 2006 © Anish Kapoor. All rights reserved DACS/ADAGP, 2023
Monsieur le Directeur, comment avez-vous eu l’idée d’une exposition d’Anish Kapoor ?
Arturo Galansino : Le Palais Strozzi, reconnu pour accueillir les expositions d’artistes contemporains de renommée internationale comme Ai Wei Wei ou Marina Abramovic, se devait de présenter l’œuvre d’Anish Kapoor. Ce choix est né de la volonté de mettre en scène une rencontre exceptionnelle entre les pièces immersives de Kapoor et la majestueuse architecture renaissante du Palais Strozzi. C’est plus qu’une simple exposition. Les œuvres de Kapoor sont conçues pour engager le spectateur, le poussant à s’impliquer, que ce soit physiquement ou émotionnellement. Organiser une telle exposition demande du temps : entre 2 à 3 ans pour une exposition contemporaine et jusqu’à 5 ans pour celles axées sur des périodes plus anciennes. Les efforts pour obtenir les prêts d’œuvres nécessitent parfois un véritable tour du monde et nous planifions d’ailleurs déjà notre agenda jusqu’en 2027. Notre objectif principal est toujours de sublimer le bâtiment, et avec Anish Kapoor, nous avons une nouvelle fois réussi à réinterroger sous un jour nouveau un chef œuvre de l’architecture classique florentine.
Quel est le budget d’une telle exposition ?
Arturo Galansino : Le budget d’une exposition une question complexe et multifactorielle. Le coût total s’élève à plusieurs millions d’euros. Deux des principales dépenses ont significativement augmenté ces dernières années : les coûts d’assurance et de transport des œuvres. Par ailleurs, bien que l’artiste ne soit pas directement rémunéré, le financement des productions spécifiques à l’exposition, telles que le « Void Pavillion VII« , nécessite une allocation budgétaire conséquente. Cette pièce installée spécifiquement pour l’exposition, non seulement évoque un vertige face à l’inconnu et une sensation d’aspiration, mais elle sert également de point d’ancrage à l’exposition, marquant son commencement et sa fin.
Comment le fondation Strozzi est-elle financée ?
Arturo Galansino : Le modèle financier de la Fondazione Strozzi a connu diverses évolutions au fil des années. Les recettes de la billetterie et diverses aides couvrent 45% de notre budget. Les entreprises représentent plus de 35% de nos financements. Actuellement, 10% de notre soutien provient de l’Etat, une proportion qui a malheureusement considérablement diminué : les aides publiques représentaient 30-40% du budget en 2014 !
Pourquoi la gestion de la fondation du palais Strozzi est unique et quel est le rôle des mécènes ?
Arturo Galansino : La Fondation Strozzi se distingue en Italie par sa démarche unique et démocratique, ce qui la différencie de grandes institutions entièrement privées. Nos président Giuseppe Morbidelli est notre garant, avec notre président honoraire, Leonardo Feragamo, qui a été un des visionnaires derrière ce projet de le début en 2006. À partir du 2016, quand j’ai commencé à Palazzo, nous avons eu l’audace de mener à bien d’ambitieux projets qui paraissaient impossible. Nos partenaires et mécènes incluent la Fondation Cassa di Risparmio di Firenze, Banca Intesa Sanpaolo ainsi qu’un consortium d’entrepreneurs philanthropes, comme Andy Bianchedi, président de la Fondazione Hillary Merkus Recordati, et d’éminentes entreprise telles que Ferragamo or Rocco Forte Hotels, représenté à Florence à l’Hotel Savoy par Giancarlo Rizzi. De plus, des mécènes internationaux tels que Maria Manetti Shrem, basée à San Francisco, ou l’anglais Christian Levett nous apportent également leur précieux soutien.
Le palais Strozzi à Florence qui reçoit l’exposition Untrue Unreal ©PALAZZO STOZZI
Pourriez-vous résumer une gestion muséale efficace en une phrase ?
Arturo Galansino : La qualité est notre amie. Celle-ci garantit la pertinence de nos expositions, créant une expérience mémorable pour les visiteurs tout en renforçant notre réputation.
Pour finir, votre maîtrise du français est remarquable pour chacun d’entre vous. Comment avez-vous acquis une telle compétence linguistique?
Anish Kapoor : C’est un héritage familial en quelque sorte. Mes parents ont passé une dizaine d’années en France. J’ai donc été immergé dans la culture et la langue dès mon plus jeune âge, ce qui a sans doute facilité mon apprentissage.
Arturo Galansino : Mon immersion dans la langue française s’est principalement faite durant ma formation académique. J’ai effectué un post-doctorat à Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) puis j’ai eu la chance de passer quatre ans au Louvre. Cet environnement m’a permis de m’imprégner profondément du français, tout en étant au cœur de l’une des plus grandes institutions culturelles du monde.s
« Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi ». Cette citation de Nietzsche trouve une résonance particulière dans l’exposition actuellement présentée au palais Strozzi. Une introspection, un dialogue avec soi-même, où le palais ne se contente pas d’être un simple lieu d’exposition, mais participe à la conversation. Cette double immersion, celle du visiteur avec les œuvres d’Anish Kapoor et celle à l’intérieur du palais Strozzi, constitue une expérience unique. Une exposition présentée jusqu’au 4 février 2024 à Florence et qui n’invite pas seulement à voir de nouvelles choses, mais aussi à voir avec nouveauté.
La conversation a été modifiée et condensée pour plus de clarté.
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