Visionnaire, agitateur, charismatique, ultra-connecté, engageant, Michel-Édouard Leclerc ne laisse pas insensible. Le président du groupement E.Leclerc n’est pas qu’un as de la communication, il supervise aussi la stratégie du leader de la distribution française. Sacré personnalité la plus influente du réseau social LinkedIn, devant le président Emmanuel Macron, ‘MEL’ murmure autant à l’oreille des millennials que de la ménagère de plus de 50 ans. Qu’est-ce qui fait courir Michel-Édouard Leclerc ? Forbes vous embarque dans le quotidien survitaminé d’un chef d’entreprise de son temps.
7h00: Aujourd’hui, Michel-Édouard Leclerc n’a pas de réunion particulièrement matinale, il prend le temps d’éplucher la presse devant un café, de surfer rapidement sur quelques réseaux sociaux et de jeter un premier coup d’œil à ses SMS et mails. Le taxi est là. L’éminent chef d’entreprise prend la direction d’Ivry-sur-Seine, siège du groupement E.Leclerc, pour une longue journée de travail. Je lui fais remarquer que ses pairs se déplacent volontiers avec un chauffeur privé… Il répond à cette question déguisée en affirmant privilégier ce mode de transport : « Je profite du trajet pour passer mes premiers coups de fil tout en poursuivant la lecture des journaux. »
8h20: Arrivée à Ivry-sur-Seine, ville communiste du Val-de-Marne, où le groupe a élu domicile « à une époque où le foncier était encore accessible », confie l’homme d’affaires breton. En bordure de périphérique, la machine Leclerc se déploie sur 63 000 m2 dessinés par le célèbre architecte Jean-Michel Wilmotte, un nom qui rayonne aux quatre coins du monde. « Nous sommes les seuls distributeurs français à avoir nos locaux aussi près de Paris », fait remarquer Michel-Édouard Leclerc. Dans ce labyrinthe d’acier, un tapis minéral de grandes dalles de pierre conduit le visiteur jusqu’au hall d’accueil de l’immeuble, bordé de chaque côté d’une bande végétale. Les locaux, très fonctionnels, abritent des bureaux, de nombreuses salles de réunion permettant de tenir simultanément plusieurs dizaines de réunions avec les fournisseurs lors des négociations commerciales. Tandis que l’immense hall d’exposition sur deux niveaux sert à organiser une dizaine de salons professionnels internes chaque année pour autant de thématiques (textile, Noël, plein air, etc.). L’occasion de rencontres transactionnelles fécondes entre exposants (fournisseurs du groupe) et représentants de magasins Leclerc venus passer commande.
Le président du groupe E.Leclerc salue chaleureusement les équipes avant de prendre ses quartiers au dernier étage. Son bureau, très lumineux, fait face à la Seine. « D’une de mes fenêtres, on voit le ministère de l’Économie… qui nous surveille ! », glisse-t-il non sans une pointe d’ironie. L’espace est divisé en deux, d’un côté le bureau et la table de travail, de l’autre, un coin salon avec deux banquettes pour faciliter les échanges avec les visiteurs. « Pas de quoi projeter des slides, je ne supporte pas les Powerpoints ! », avertit ce dernier.
9h00: Après le tour du propriétaire, premier échange de fond : « Pour comprendre mes journées, il faut comprendre l’organisation du Mouvement E.Leclerc. Notre structure est particulière puisque nous sommes organisés sous forme de coopérative. L’enseigne E.Leclerc est composée de plus de 700 magasins indépendants. Ces points de vente sont gérés par 542 chefs d’entreprise (on les appelle les « adhérents ») qui sont maîtres chez eux. Ils se sont rassemblés sous l’enseigne E.Leclerc au niveau national pour mutualiser des moyens (logistique, marketing, communication, approvisionnement, sécurité alimentaire…) mais chez eux, ils font ce qu’ils veulent : ils peuvent ou pas s’approvisionner auprès de la centrale d’achat, ils décident seuls de leurs investissements en magasin, de leurs politiques de recrutement et de formation, etc. Donc ils sont liés entre eux par un destin collectif, mais où chaque individualité peut pleinement s’exprimer. Je ne peux donc jamais les contraindre à faire quelque chose, je ne peux les emmener vers un objectif qu’en parvenant à les convaincre », introduit Michel- Édouard Leclerc.
Qui sont ces adhérents E.Leclerc ayant collectivement engrangé quelque 48,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, tous produits confondus, en 2019 ? Une performance qui propulse le groupe en tête du secteur de la distribution hexagonale.
« Pour devenir adhérent E.Leclerc (donc chef d’entreprise), il faut avoir été salarié pendant plusieurs années dans l’enseigne – avoir de l’argent ne sert à rien chez nous pour devenir adhérent – et avoir occupé plusieurs postes : on peut commencer employé libre-service en mettant des boîtes en rayon, puis on passe manager de rayon et on finit directeur du magasin. Et si on est un peu malin et travailleur, à un moment, quand on a été directeur quelques années, on se voit proposer de franchir le cap et de passer du statut de salarié à celui de chef d’entreprise. Il faut alors trouver un magasin à reprendre (tout le monde se mobilise pour ça) et, une fois le magasin trouvé, on l’inaugure. C’est un moment fort pour le nouveau chef d’entreprise. Je viens faire un discours, rencontrer le personnel, les élus locaux, c’est l’occasion d’une belle fête, et c’est le début d’une belle aventure pour le nouvel adhérent », développe Michel-Édouard Leclerc. Ce parcours, exempt d’élitisme et de favoritisme, se fonde donc sur le principal critère de méritocratie.
542 belles histoires s’inscrivant dans la lignée de la saga Leclerc écrite sept décennies plus tôt à Landerneau, commune bretonne du Finistère à jamais rattachée à l’éclatante réussite familiale. Édouard Leclerc a fait vivre sa première « ubérisation » au secteur du commerce en 1949, lorsqu’il ouvrit une épicerie d’un nouveau genre avec des produits achetés directement aux producteurs. Affranchi de tout intermédiaire, l’entrepreneur visionnaire affichait des prix 30 % moins chers que les autres commerçants. Un seul slogan : défendre le pouvoir d’achat de la ménagère. Pendant que sa femme Hélène sert au magasin, Édouard Leclerc multiplie les porte-à- porte au volant d’une vieille camionnette pour prêcher la bonne parole. Avec son audace et sa verve, le Finistérien se constitue un solide réseau de fournisseurs. Au fil des ans, le désormais médiatique « Épicier de Landerneau » élargit ses activités dans le prêt-à-porter, la vente de carburants, la beauté, les bijoux, la culture…créant des marques propres pour contrer les fabricants récalcitrants à vendre leurs produits.
Et puis, un visage et une voix commencent à s’imposer au côté du patriarche, Michel-Édouard Leclerc, fils, est de tous les déplacements et combats pour faire tomber les monopoles. Son éloquence médiatique crève l’écran.
10h00: « Ils sont arrivés. » Interrompu par sa secrétaire, Michel-Édouard Leclerc prend la direction de l’accueil à la rencontre d’une trentaine d’élèves issus de collèges du réseau d’éducation prioritaire. Ces adolescents participent au programme d’immersion en entreprise initié par l’enseigne. Durant une semaine, ils découvriront les coulisses de l’état- major d’un grand groupe, encadrés par les équipes du marketing, du sourcing, des services généraux… Pleins d’entrain, les stagiaires veulent tous leurs selfies avec « MEL », d’autres tentent de contenir leur émotion. « Je vais montrer cette photo à toutes mes connaissances ! », lance l’un d’eux, encouragé de sourire par ses camarades. Une véritable Leclerc-mania !
11h00: Échanges avec la vice-présidente des centres E.Leclerc en charge du développement durable et le directeur de la communication.
12h30: Michel-Édouard Leclerc a une nouvelle à partager. Comme à l’accoutumée, le plus connecté des grands patrons se tourne vers les réseaux sociaux, LinkedIn plus particulièrement, pour diffuser un post sur les bons chiffres de l’emploi dans le commerce. MEL adore ce canal de communication qui d’ailleurs le lui rend bien : en 2019, encore, il a été sacré Top Influenceur par le réseau professionnel devant un certain Emmanuel Macron. Suivi activement par des centaines de milliers d’internautes, le charismatique président des centres E.Leclerc se met à la portée des gens dans toute leur pluralité : consommateurs, salariés, étudiants, militants, institutionnel… « Auparavant, dans “l’ancien monde”, il me suffisait de faire deux ou trois grandes émissions de télévision pour toucher 10 à 15 millions de Français. Désormais, avec le net, il y a morcellement de l’auditoire, chacun compose son information comme il l’entend. Les réseaux sociaux sont devenus le seul moyen qui me permet de renouer avec ces publics, et mieux qu’avant même, puisque je peux cibler très précisément à qui je veux m’adresser, et je peux même avoir des échanges avec eux. Ce que ne permet pas la TV », estime ce passionné de la toile.
Autant Michel-Édouard Leclerc salue les bienfaits du dialogue en direct avec ses interlocuteurs, sans tenir compte des positions sociales des uns et des autres, autant il se montre précautionneux quand il s’agit d’aborder certains sujets. « J’ai compris qu’on ne pouvait pas parler de tout sur les réseaux sociaux, car il y a des trolls, des gens qui ne sont que dans la critique, voire dans l’insulte. Il y a des sujets inflammables qu’il faut éviter. Avec la pratique, on apprend à les repérer. Pour autant, je ne me censure pas, il m’arrive parfois de tester des arguments, de poser des questions pour observer les réactions… cela nourrit ensuite ma stratégie de communication. »
12h45: Déjeuner sur le pouce avec des collaborateurs pour faire le point sur l’agenda, les courriers et les déplacements. La garde rapprochée du CEO se compose du secrétaire général du Mouvement E.Leclerc, du directeur de la communication, de la directrice juridique et du directeur des affaires publiques. « On a une belle complicité qui dépasse le boulot », confie le Breton. Dans ce cercle, il y a aussi les adhérents E.Leclerc, soit une quarantaine de « figures » avec lesquelles il échange régulièrement. D’autres hauts cadres tiennent aussi un rôle essentiel, experts dans leur domaine, MEL les consulte souvent sans toutefois s’interdire de transgresser les organigrammes quand il s’agit de cerner une problématique ou d’avoir un avis précis.
Aux déjeuners sans fin aux grandes tables parisiennes, l’homme préfère la convivialité d’un repas avec ses collaborateurs. « Des moments privilégiés où nous apprécions de parler de nos coups de cœur au cinéma, de lectures inspirantes. Nous discutons aussi de sujets de société qui font l’actualité : cela me permet de confronter les points de vue, de voir quelle est l’approche générationnelle sur certains sujets… », expose cet éternel observateur. Finalement, le meilleur créneau pour un rendez-vous business reste le matin, autour d’un café, dans un bar sympa.
13h30: Départ pour Romainville (en Seine-Saint-Denis) pour visiter un projet expérimental de ferme urbaine. Un comité d’accueil attend Michel-Édouard Leclerc. Il se compose de la maire, Corinne Valls, et de membres de son cabinet. Le dirigeant d’une start-up spécialisée dans l’agriculture urbaine est aussi du rendez-vous.
17h45: Avant de retourner au siège, à Ivry, nous faisons une halte au sein de la société d’édition d’art du Breton. L’occasion d’un échange avec un collaborateur mobilisé sur un projet d’exposition de BD au musée des Arts déco de Paris. « Nous commençons à établir une sélection d’œuvres à prêter. » La culture et les arts, l’autre grand amour de l’entrepreneur.
18h00: Point du jour avec le secrétaire général et le directeur des affaires publiques au sujet de la crise du coronavirus et l’impact sur l’organisation des magasins. Le mot d’ordre est de rassurer : les distributeurs E.Leclerc ont suffisamment de stocks, il n’y a aucune raison de craindre une pénurie. L’information est relayée sur les réseaux sociaux, en ébullition depuis le début de la crise sanitaire.
18h30: Bilan des négociations commerciales 2020 avec les acheteurs, et du salon de l’agriculture. À l’issue de cet entretien stratégique, le timing est parfait pour interroger le leader de la distribution française sur l’un des plus grands défis auquel il est confronté : la déferlante de l’e-commerce et l’appétit gargantuesque des GAFA, incarné par le rouleau compresseur Amazon.
« C’est un grand défi pour le commerce physique. Bien entendu, nous investissons beaucoup en logistique, en marketing, pour tenir la dragée haute à nos concurrents d’aujourd’hui (Carrefour, Lidl…) et de demain (Amazon, Alibaba, JD…). Nous avons ainsi investi 1 milliard d’euros en trois ans pour mettre à niveau notre logistique. Nous sommes en train de conquérir le marché parisien (où nous n’avons pas de magasins) à la façon d’Amazon (livraison depuis des entrepôts localisés en bordure de Paris). Enfin, n’oublions pas que sur le drive, nous sommes leader avec plus de 45 % de parts de marché. Aujourd’hui, le e-commerce c’est 7 à 8 % de notre chiffre d’affaires et on en a encore sous le pied ! J’observe avec beaucoup d’attention ce que fait Walmart aux États- Unis, sa transition numérique est passionnante et source d’inspiration. Parallèlement, nous continuons de croire dans l’hypermarché, qui continue d’ailleurs à représenter une part importante de notre croissance. Mais nous disons qu’il faut l’adapter aux nouveaux besoins de l’époque. Nous investissons, aussi, beaucoup dans les nouvelles tendances de consommation (bio, végan, vrac…) », appuie-t-il.
19h45: La journée touche à sa fin. Le chef d’entreprise doit retrouver les siens pour un dîner familial. Il rentre à pied en longeant la Seine. Ses soirées sont variées. Parfois, il rejoint des équipes, se rend à un gala de charité ou à un vernissage. Mais ce qu’il préfère par dessus tout, ce sont les soirées en amoureux avec Natalia, son épouse, devant les séries TV qu’ils affectionnent. Celles-ci ont souvent des accents politiques, à l’instar de House of Cards, The Young Pope, When they see us, Baron noir…
Les mercredis et jeudis sont généralement consacrés à des rendez-vous extérieurs, mais aussi à des déplacements, des inaugurations. « J’ai besoin d’aller sur le terrain, à la rencontre de nos partenaires, visiter des fermes, des usines, c’est impératif de garder le contact avec notre tissu économique », souligne-t-il. Son activité principale est dédiée au groupement E.Leclerc mais, depuis plusieurs années, il s’investit dans l’éducation (en présidant l’école de commerce Neoma Business School), dans la culture (FHEL), dans la santé (Ligue contre le cancer et Fondation Alzheimer) et la géopolitique (IRIS). Dès le jeudi soir (à partir du printemps), il répond à l’appel du large, vers sa Bretagne natale. « J’ai transformé ma maison en lieu de séminaire, mon épouse et moi préparons donc l’accueil des congressistes. » Ce boulimique de travail sait aussi souffler. Ainsi, il se régale de grandes balades le long des plages, sur les anciens sentiers douaniers. Le spectacle des couleurs saisi entre deux averses, il le partage cette fois avec sa communauté d’Instagrammeurs. Michel-Édouard Leclerc, homme de son temps, murmure autant à l’oreille des millennials que de la ménagère de plus de 50 ans.
Et justement, quid de la désirabilité des métiers de la grande distribution ? À ces millennials, consommateurs-acteurs qui le suivent par milliers sur les plateformes sociales, quelles opportunités dans le domaine ? « Travailler dans la distribution, c’est travailler sur la désirabilité des produits, les enjeux sanitaires, l’urbanisme, la culture, la production agricole, la formation professionnelle, l’empreinte carbone de ses approvisionnements… Vous connaissez beaucoup de secteurs professionnels où l’on dispose d’une telle palette de sujets ? La grande distribution offre ça, en plus d’offrir une mobilité professionnelle réelle : vous pouvez changer de métier plusieurs fois dans votre vie, tout en restant chez le même employeur ! N’est-ce pas formidable ? », conclut Michel-Édouard Leclerc avec un enthousiasme communicatif. Certains des collégiens qu’il a salués ce matin auront peut-être eu l’étincelle.
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