La French Tech a redonné confiance à des milliers de jeunes entrepreneurs de croissance, convaincus depuis le lancement de cette initiative en 2013 que la France pourrait enfin devenir une terre entrepreneuriale et innovante. Au prix d’un oubli de taille : quatre ans plus tard, le fétichisme numérique ne s’est guère propagé à l’ensemble du tissu productif, dramatiquement en retard dans l’appropriation des nouvelles technologies. La « scale-up nation » n’est pas pour demain.
Résolument entrepreneurial et toujours plus innovant. C’est l’image qui colle désormais à la peau de notre pays, qui crée plus de 550 000 entreprises par an et dont les citoyens se montrent désormais intéressés, pour plus de la moitié d’entre eux, à la possibilité de travailler dans une start-up[1].
Considérée il n’y a pas si longtemps encore comme l’incarnation de la « vieille Europe » de l’autre côté de l’Atlantique, la France a su faire taire en à peine cinq années jusqu’aux plus zélés de ses contempteurs, entretenant jusqu’alors à son encontre un réflexe caricatural de « French-bashing ».
Cinq années marquées par l’éclosion d’une ambition nationale, d’abord susurrée au temps d’une présidence qui se défiait de la « finance », puis clairement assumée, après que les « pigeons » eurent sorti leurs griffes à l’automne 2012 : apparaître comme un phare mondial de l’innovation, capable de briller haut et loin, quitte à faire de l’ombre autour de lui, y compris aux économies les plus en pointe en la matière, à l’instar des Etats-Unis et d’Israël. En un mot, devenir une « start-up nation ».
Soleil trompeur…
Le travail accompli ces dernières années pour redonner de la confiance aux entrepreneurs et créer un écosystème susceptible de faire grandir un plus grand nombre de start-up est spectaculaire. C’est un acquis précieux et incontestable, indissociable de l’intuition géniale et de la volonté politique de Fleur Pellerin, alors ministre en charge des PME, de l’Innovation et de l’Economie numérique.
La French Tech s’est imposée comme une démarche inédite, incroyablement mobilisatrice, dans laquelle initiative privée et publique ont pu se renforcer mutuellement, à l’instar des moyens déployés par BPI France (pas moins de 601 millions d’euros injectés directement dans les jeunes pousses entre 2013 et 2016) en complément des investissements consentis par le capital-risque.
Les chiffres donnent le tournis : rien que l’an passé, 9 levées de fonds d’au moins 30 millions d’euros ont été réalisées, avec parfois des niveaux record (comme OVH pour 251 millions de dollars ou Sigfox pour 156 millions), là où quatre ans auparavant la France éprouvait encore le plus grand mal à organiser des tours de table supérieurs à 10 millions.
Le miracle de la French Tech, ce n’est pas seulement que Paris soit devenue la seconde ville européenne (derrière Londres) pour les capitaux investis dans les start-up, largement devant Berlin. C’est aussi que tout a été pensé pour offrir aux jeunes entreprises innovantes un écosystème hautement favorable : accompagnement dès l’amont de la création et jusqu’à l’accomplissement du projet, soutien à la recherche de financement, hébergement dans plusieurs dizaines de structures d’incubation, d’accélération ou encore dans l’un des 200 Fab Lab, ces ateliers partagés de fabrication numérique.
La politique de communication n’a pas été en reste pour soutenir les pépites hexagonales, grâce à une enveloppe de 15 millions pour assurer la promotion de la French Tech à l’international, avec le soutien de Business France qui a encore accompagné 28 start-up au CES de Las Vegas en janvier dernier.
Parfois négligé par l’Etat jacobin, le déploiement territorial n’a pas été oublié non plus, via la mission French Tech, à l’origine du déploiement de la marque dans 22 capitales à travers des hubs et la labellisation de 13 métropoles, du Nord (Lille’s French Tech) au Sud (French Tech Montpellier) et d’Ouest (Brest Tech+) en Est (LORnTech).
Les résultats de cette politique volontariste, ayant réuni des personnalités aussi différentes que celles de Xavier Niel (Free) ou de Nicolas Dufourcq (BPI France) et bousculé jusqu’aux habitudes des grands groupes français (AXA, Engie, Air Liquide, PSA…) qui ont renforcé leur participation dans les start-up de l’hexagone, sont à première vue très spectaculaires.
De nombreuses réussites ont commencé à fleurir dans de nombreux domaines, tels que l’internet des objets, l’open data, les fintech, l’énergie, les transports ou encore la santé et les biotech.
A l’étranger, malgré les incompréhensions ayant accompagné par ailleurs l’adoption d’une Loi « Travail » tronquée en juillet 2016 à force de blocages sociaux dignes d’un autre temps, c’est désormais l’image d’un pays riche en talents et aux formes de créativité multiples, qui s’impose à la faveur du triomphe de BlaBlaCar, Deezer, Criteo et de quelques autres start-up françaises sur la scène mondiale.
Cela suffit-il pour autant à situer la France au rang de « start-up nation » et à prétendre que cette nouvelle distinction ferait basculer notre économie de la convalescence à la guérison totale ?
Rien n’est moins sûr.
Il n’est aujourd’hui ni avéré que devenir une « start-up nation » serait le Graal annoncé par ses défenseurs pour notre économie, ni même qu’atteindre cet objectif et faire ainsi de Paris la capitale européenne des start-up, constituerait en soi la martingale pour aider le futur Président de la République à replacer la France dans la compétition internationale.
Dans le « match » qui l’oppose à Israël, regardé comme le pays par excellence de l’innovation, la France affichait encore des performances bien inférieures en 2015, bien que comblant depuis lors une partie de son retard : 3 licornes[2] (contre 7 en Israël), 1 start-up pour 6 600 habitants (contre 1 pour 1 600), 2 milliards de dollars investis dans les start-up (contre 4,4 milliards) et surtout une part de la R&D dans le PIB n’excédant pas 2,24% (contre 4,11%).
Surtout, malgré tous les records enregistrés l’année dernière, que ce soit en termes de financement des start-up ou même de leur visibilité économique et politique, la France échoue toujours à fabriquer des champions capables de briller durablement pour notre compte sur la scène internationale.
Engloutir des dizaines de millions dans nos pépites les plus prometteuses, comme nous le faisons aujourd’hui, n’a de sens à terme que si elles font prospérer notre propre économie ! Or, on constate trop souvent que nombre d’entre elles « cèdent parfois un peu vite aux sirènes d’acquéreurs internationaux, en vendant leur entreprise plutôt que de continuer à la développer »[3] comme le regrettait récemment le co-président de France Digitale, Jean-David Chamboredon.
Rien qu’en 2016, des start-up aussi performantes que Stupeflix (passé sous le contrôle de l’américain GoPro), Withings, pionnier français des objets connectés, racheté par le finlandais Nokia pour 170 millions d’euros ou encore Medtech, spécialisée dans le robot chirurgical, sont passées sous pavillon étranger !
Est-ce un bon calcul d’investir plusieurs milliards dans les start-up si celles-ci finissent par nous échapper ? Comment éviter d’ailleurs que la plupart d’entre elles nous tournent le dos si ces sociétés ne trouvent pas d’autres solutions pour financer leur croissance que de s’en remettre à des investisseurs étrangers, tout particulièrement pour les très grosses levées (plus de 100 millions) à défaut de réponse nationale ou européenne à la hauteur ?
L’intervention accrue de nouveaux acteurs tels que les assureurs-vie ou les caisses de retraite, qui ne représentent aujourd’hui guère plus de 3% du capital-risque, là où les fonds de pension pèsent pour plus de la moitié aux Etats-Unis, irait – avec d’autres solutions transnationales (création d’un fonds paneuropéen par exemple) – dans le bon sens.
Les PME françaises, ces oubliées de la révolution numérique…
Mais cela ne résoudrait pas tout. Pour sortir de l’épais brouillard d’une croissance qui n’en finit pas de se dérober, nous devons surtout, selon la belle formule de Françoise Benhamou, être capable de « bâtir l’hybridation de cette économie ultra-dynamique et chouchoutée par tous avec la grande masse des PME »[4].
Aujourd’hui, le comportement très nombriliste induit par la French Tech ne favorise pas ce processus de contagion positive. Au contraire, car ses artisans contemplent « leurs » 9 400 start-up, comme Harpagon regardait ses pièces d’or. La French Tech ne souffre pas d’un manque d’ambition, mais d’un déficit de générosité et d’ouverture sur le reste de l’écosystème productif.
Alors que l’esprit start-up devrait irriguer tout notre tissu économique, il sert aujourd’hui uniquement sa propre cause, alors que c’est toutes nos entreprises qui doivent se transformer et se moderniser.
Jean-Louis Beffa, par exemple, l’a bien compris s’agissant des grands groupes. L’ancien président de Saint-Gobain n’hésite pas à clamer que la révolution numérique place les entreprises leaders au pied du mur, et que leur « réponse au défi des start-up et plus largement de l’économie numérique déterminera pour une bonne part l’adaptation de l’économie française à cette nouvelle donne »[5].
Mais si certaines grandes entreprises « tâtonnent » encore, la plupart d’entre elles ont déjà réagi et se sont donné les moyens de rebondir. Le véritable enjeu, c’est d’aider les TPE et les PME à prendre le virage digital et à bâtir une véritable « scale-up nation »[6] pour reprendre l’ambition affichée par Pierre Gattaz.
Que chacun le mesure sans tarder : Il ne saurait y avoir de victoire à long terme des start-up au détriment des PME ! La « fracture numérique » ne pourra pas durer plus longtemps.
Le risque induit par une orientation politique privilégiant les premières au détriment des secondes est d’entretenir au moins « inconsciemment » une économie à deux vitesses, frein sérieux à notre rebond dans les années à venir[7].
La dépendance actuelle de nos performances, qu’il s’agisse de l’innovation ou de l’export, à un petit nombre d’entreprises (on sait par exemple que 98% des start-up créées il y a moins de trois ans réalisent déjà du chiffre d’affaires à l’international, ce qui est une performance considérable, alors que dans le même temps, seul un tout petit nombre d’entreprises françaises – un peu moins de 125 000- parvient à exporter) est très problématique.
Le train de l’innovation et du digital est parti. Plus rien ne l’arrêtera. Et les PME françaises n’ont pas d’autre issue que de monter à son bord.
A la veille de l’élection présidentielle, cela doit emporter une conviction essentielle : se contenter de remuer les peurs autour du numérique ne mènera nulle part !
Il faut certes entendre les mises en garde de ceux, à l’instar du philosophe Eric Sadin, qui veulent nous mettre en garde contre « la siliconisation du monde »[8], mais les dirigeants d’entreprises quelle que soit leur taille doivent aussi prendre conscience du caractère irrésistible de la révolution numérique.
Alors qu’une entreprise sur cinq dispose aujourd’hui d’une véritable stratégie numérique et que 16% seulement des PME vendait des produits en ligne en 2015, la mobilisation en faveur de la digitalisation des sociétés de petite et moyenne taille est une priorité absolue des toutes prochaines années.
Partager cette vision du futur immédiat, alors que le défi complémentaire de maîtrise de l’intelligence artificielle (IA) pointe déjà, c’est se mettre à l’abri de réveils douloureux en cas d’inaction prolongée.
Or, lorsque les candidats à l’élection présidentielle se présentent comme ils l’ont fait devant la CPME le 6 mars dernier pour décliner leur programme en faveur des PME, ils mettent surtout en avant la baisse des charges et la simplification administrative au rang de leurs priorités absolues.
Le numérique peine à s’imposer dans la campagne présidentielle de 2017.
Aucune voix forte ne semble vouloir rappeler que le regain de compétitivité et d’innovation des sociétés françaises passe d’abord par une transition digitale réussie. Que sans refondation du business model des PME autour d’une nouvelle logique de « plate-forme », elles ne sauraient s’adapter à la nouvelle demande mondiale des consommateurs.
Curieusement, la transition digitale des PME, pourtant au cœur des propositions que le Conseil National du Numérique (CNNum) a adressées au gouvernement à l’automne 2016[9], ne bénéficie d’aucun écho médiatique et politique particulier, si ce n’est des encouragements de façade.
Ce silence assourdissant nous rappelle que si les entreprises de moins de 250 salariés rassemblent près de 7,2 millions d’emplois, elles n’apparaissent pas encore comme un enjeu politique de premier plan à l’occasion des principales échéances démocratiques.
C’est bien dommage.
Lorsqu’on prend le temps de décrypter la pensée économique sous-jacente des postulants à l’Elysée, on s’aperçoit que la très grande majorité d’entre eux (9 sur 11) n’inscrit pas la modernisation des entreprises au cœur du quinquennat à venir.
Deux d’entre eux (Nathalie Arthaud et Philippe Poutou), ancrés dans une tradition anticapitaliste, pensent encore pouvoir redresser le pays en distribuant du pouvoir d’achat supplémentaire sans compter, et en privilégiant un discours simpliste (« faire payer les riches »), au mépris des réalités économiques de la mondialisation et de la révolution technologique.
D’autres, à commencer par François Asselineau et, de manière plus insidieuse, Jean-Luc Mélanchon, prétendent régler tous les problèmes économiques de la France en faisant sortir celle-ci de l’Europe, évitant soigneusement de dire qu’un petit pays de 65 millions d’habitants serait désarmé en agissant seul dans le commerce international et que l’appartenance à la zone euro nous met, pour l’heure, au moins partiellement à l’abri des secousses économiques et financières.
Une troisième école de pensée, incarnée par Benoit Hamon, privilégie une analyse moins utopique sur le plan économique mais tout aussi illusoire car s’inspirant des vieilles recettes keynésiennes, consistant à faire le pari d’une « relance par la demande » pour soutenir le tissu productif national. Idée généreuse, mais peu lumineuse, quand on sait que les dépenses supplémentaires induites bénéficieront dans une large proportion aux entreprises étrangères et dégraderont davantage encore notre commerce extérieur, déjà déficitaire depuis 2003.
Dans cette campagne, seuls deux candidats mettent en définitive l’entreprise au cœur de leur programme : Emmanuel Macron et François Fillon. Le leader d’En Marche plaide pour un projet global de « transformation de la société et de l’économie française », tandis que l’ancien Premier ministre vise, pour sa part, à « créer les conditions favorables à l’investissement, en particulier pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ».
Si cette dernière voie – qu’on range classiquement sous l’appellation de « politique de l’offre » – devait ne pas parvenir à s’imposer le soir du 7 mai 2017, l’économie française sortirait des rails. Il faut même s’attendre à ce que sa dynamique, déjà incertaine, se rompe brutalement, laissant s’échapper notre dernier espoir de voir les wagons de queue – nos TPE et PME encore fragiles- rejoindre notre avant-garde entrepreneuriale conquérante (start-up et licornes), condition indispensable pour corriger le décrochage français en matière de productivité et d’innovation et devenir une « scale-up nation ».
La France a besoin de beaucoup plus d’ETI pour reprendre sa place dans la compétition internationale.
C’est au moins autant à partir de ses grosses PME actuelles, à condition de les aider à accomplir leur transition digitale, que dans ses start-up, qu’elle fera émerger ses nouveaux champions.
[1] Un sondage IFOP-Fiducial réalisé pour France Digitale les 20 et 21 mars 2017 révèle que 52% des Français se déclarent intéressés à l’idée de rejoindre une start-up s’ils en avaient la possibilité
[2] Entreprises valorisées à plus d’1 milliard de dollars
[3] Jean-David Chamboredon, interview in Les Echos, 29 décembre 2016
[4] Françoise Benhamou, Pour que la France devienne une vraie « start-up nation », in Les Echos, 6 avril 2016
[5] Jean-Louis Beffa, Se transformer ou mourir. Les grands groupes face aux start-up, Seuil, mars 2017
[6] Pierre Gattaz, Devenir une « scale-up nation », interview in Les Echos, 13 janvier 2017
[7] Ce risque est exposé et expliqué de manière détaillée dans l’ouvrage de François Perret « Pour en finir avec la stagnation économique », L’Harmattan, février 2017
[8] Eric Sadin, La siliconisation du monde. L’irrésistible ascension du libéralisme économique, édition L’échappée, 2016
[9] Conseil national du numérique (CNNum), rapport Croissance connectée, octobre 2016
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