Elles ne sont pas sur les tracteurs, ni dans les cuveries, mais à la tête de domaines viticoles prestigieux où il a fallu parfois combattre les idées reçues pour s’imposer dans un secteur encore majoritairement masculin. Margareth Henriquez, Stéphanie de Boüard-Rivoal et Alexandra Petit-Mentzelopoulos, rencontre avec trois générations d’héritières qui font le vin.
“Le vin est une affaire d’homme”… Avec des formations réservées aux garçons jusqu’en 1970, le secteur viticole a toujours été l’apanage des hommes où les femmes, cantonnées à la vendange et autres tâches subalternes, restaient dans l’ombre des vignes. Plus rares encore étaient celles à la tête des grandes exploitations comme Alexandrine Pommery et Barbe Nicoles Clicquot qui, se retrouvant veuves prématurément, avaient dû pérenniser leur domaine. Ces dernières, visionnaires, ont bousculé les mentalités et forgé la légende de femmes d’exception, ouvrant la voie aux ambitions féminines de demain. A l’instar de Margareth Henriquez présidente de la maison Krug, 65 ans ; Stéphanie de Boüard Rivoal présidente directrice générale d’Angélus, 40 ans; et Alexandra Petit-Mentzelopoulos, directrice générale adjointe de Château Margaux, 34 ans, qui dirigent les domaines viticoles parmi les plus prestigieux. Trois générations qui forment l’avant-garde des femmes d’influence dans le marché du vin de luxe, où elles rebattent les cartes de la parité. Pour Forbes, elles évoquent leur parcours, leur vision et leur relation passionnée, voire viscérale, avec le fruit de la terre qui les a vues – pour deux d’entre elles – grandir.
Margareth Henriquez porte haut l’effervescence champenoise
Chaleureuse et directe, Margareth Henriquez tranche avec le style feutré des prestigieuses familles champenoises. A la tête de la Maison de Champagne Krug depuis 2012 pour apporter son esprit visionnaire, cette ancienne diplômée de Harvard, née au Vénézuéla, va à l’essentiel. Certainement grâce à ses quarante-sept ans de carrière dans le commerce des vins et spiritueux à l’international (Venezuela, Mexique, Argentine), mais aussi par sa capacité à insuffler confiance. Rencontre avec celle que tout le monde surnomme « Maggie ».
Désirée de Lamarzelle : Tout au long de votre carrière à la tête d’entreprises, vous avez traversé avec succès différentes crises. Comment définiriez-vous celle que nous vivons ?
Margareth Henriquez : J’ai vécu des crises toute ma vie à la tête d’entreprises : au Mexique (1990) en Argentine (2001) et enfin lorsque je suis arrivée chez Krug (2009). Si la crise sanitaire est unique, elle n’est pas le fruit du hasard : elle annonce la fin d’un cycle et le début d’un autre. J’ai retenu de mes précédentes expériences que les crises nous poussent à nous réinventer et qu’il ne faut pas en avoir peur. Cette pandémie nous confronte à un nouveau défi : l’isolement. Or, la clé de chaque décision que j’ai prise dans ma carrière réside dans la proximité avec mon équipe professionnelle pour y puiser l’énergie nécessaire. Dans cette pandémie qui nous sépare, il faut arriver à créer des passerelles pour conserver l’unité dans l’entreprise, sinon l’énergie retombe.
Comment avez-vous relevé le défi chez Krug ?
En mettant tout en œuvre pour garder le lien, souder les équipes à travers de nombreuses activités (sur zoom). D’ailleurs j’ai tiré des enseignements du premier confinement en me rendant compte à quel point les gens peuvent vivre différemment la crise. J’ai toujours à cœur de préserver la santé physique et mentale de mes équipes et j’ai décidé par exemple de laisser nos bureaux ouverts pour que mes équipes soient libres de s’y rendre, que ce soit une journée ou quelques heures. Nous avons assez d’espace pour offrir cela.
Quelle part laissez-vous à l’intuition dans le management ?
Une part énorme. Pourtant, je suis ingénieure donc je reste rationnelle et très structurée, mais l’intuition est pour moi cruciale, elle s’enrichit des expériences et de l’écoute.
A votre niveau de responsabilité dans un secteur très masculin, avez-vous conscience d’être un rôle-modèle pour les femmes ?
J’ai toujours baigné dans un univers très masculin où j’ai souvent fait figure de pionnière, notamment au Mexique où j’étais la première femme à diriger ce type d’industrie. Consciente de mon rôle à jouer comme modèle, j’ai créé à l’époque un groupe de femmes pour soutenir la féminisation du métier, en lien avec l’Université panaméricaine où j’ai animé beaucoup de conférences qui traitaient du leadership des femmes. En France, j’ai créé le groupe «La Transmission » qui rassemble des jeunes ou des plus âgées comme moi (rires), dont l’objectif est d’aider les femmes dans le développement de la région de Champagne et de l’industrie du vin. D’ailleurs les acheteurs de champagne sont à 50 % des femmes et les autres 50 % sont des hommes qui achètent pour des femmes. Donc le champagne est très lié aux femmes, et chez Krug elles sont même majoritaires ! Mais l’idéal reste l’équilibre femmes-hommes au sein d’une entreprise.
Avez-vous néanmoins rencontré des difficultés en tant que femme ?
Honnêtement, je n’ai pas rencontré de difficultés à être une femme sinon celles que l’on peut tous vivre au long de sa carrière. D’ailleurs, contre toute attente, cela a été plus difficile en France qu’en Amérique latine pourtant réputée pour son machisme. En Argentine, j’occupais un poste important dans l’industrie du vin, où j’ai largement participé à la transformation du business en exportant le vin argentin à l’international. Ma condition de femme n’a jamais été un problème.
En quoi était-ce plus difficile en France ?
En France, il y a cette perception que je trouve regrettable d’accorder plus de crédit à la raison dans les modes de gouvernance et peu à l’émotion. Une tendance qui explique que les femmes soient catégorisées, voire cantonnées, dans certaines professions. Je me souviens d’un article du Figaro qui incitait les managers « à faire sortir la femme cachée en eux ». Bien sûr cela a évolué et les femmes sont à présent libres de faire ce qu’elles veulent, mais il ne faut pas voir les émotions comme un défaut.
A la tête d’une grande maison de vin, comment forge-t-on sa vision ?
La vision est essentielle car c’est elle qui nourrit l’organisation d’ensemble. Elle doit être simple et communiquée en direct à l’ensemble des équipes. Elle est rarement immédiate et doit tenir compte d’éventuelles remises en question. Mon travail au cours des différentes crises que j’ai « pratiquées » a été d’arriver à analyser les forces et de les transformer en point de différenciation, mais aussi les faiblesses de la société. Sans oublier de mobiliser le collectif en rencontrant en direct toutes les équipes pour leur partager notre vision.
Et comment définissez la vision de la maison Krug ?
C’est d’être la maison la plus luxueuse et contemporaine productrice de champagne. Néanmoins j’aimerais changer le mot « luxe » qui a une connotation négative de nos jours par celui de « lumière ». Le Luxe, c’est la lumière qui éclaire le chemin pour les autres.
La maison Krug a pour spécificité de créer uniquement des cuvées prestige depuis 1843, que comprend cette appellation ?
C’est une très bonne question, car le prestige ça n’existe pas. C’est une expression utilisée en France pour caractériser les grands champagnes qui peuvent – à l’instar des bons vins – traverser le temps en beauté. Chaque nouvelle édition de Krug Grande Cuvée réunit l’expression la plus complète qu’un champagne puisse offrir dans sa région, tant dans sa diversité que dans sa qualité. L’obsession de son fondateur Joseph Krug pour la qualité a permis de devenir cette marque incontestée en matière d’excellence.
Comment être moderne quand la tradition est l’identité des maisons séculaires comme Krug ?
La modernité passe par plusieurs sujets. A commencer par une communication simple et ouverte, et par le respect profond du savoir-faire et de sa transmission. Sans oublier une connexion profonde et durable avec la planète et ses ressources, car c’est fondamental de protéger ce qui est la base de ce que nous sommes chez Krug. Pour aller de l’avant, la maison investit dans la recherche avec l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) et l’université de Oxford pour mieux comprendre les interactions entre l’ouïe, l’odorat et le goût et avec des projets artistiques de dégustation en musique. Avec notre fondation nous pallions au manque d’investissement pour ce type d’expérimentations mais également dans la culture, l’éducation et la solidarité.
Comment définiriez-vous votre stratégie RSE chez Krug ?
Par une vigilance accrue en interne de nos responsabilités sociales vis à vis des équipes, notamment sur la question de la santé et du bien-être mais aussi à l’extérieur avec la question du développement durable. Par exemple nous invitons nos vignerons à travailler avec nous dans une coopérative pour les aider à se certifier. On a également des responsabilités sociales envers notre ville : on a restauré une partie du patrimoine en Champagne ( ex ?). Durant le confinement on a également essayé d’accompagner des étudiants en leur offrant des déjeuners, ce qui était une expérience merveilleuse.
Vous venez de recevoir la Légion d’honneur. Que représente pour vous cette distinction ?
Je ne m’attendais pas à cela ! je suis encore très émue et je partage entièrement cette distinction avec mes équipes. Je suis reconnaissante, en particulier auprès de toutes celles et ceux qui ont contribué à faire de moi la femme que je suis aujourd’hui.
Quel est votre livre de chevet ?
Je change énormément mais pour en choisir un qui m’a marquée : « Cent ans de solitude « (Gabriel Garcia Marquez) qui incarne cette écriture circulaire et qui a influencé ma façon de structurer ma vie, mes projets.
Quel est le meilleur conseil que vos parents vous ont donné ?
Mais parents m’ont donné tellement de conseils, mais il y avait une règle de vie qui prédominait et sur laquelle ne transigeait pas ma mère : l’humilité. J’applique ces valeurs de respect et de gratitude dans tout ce que je fais.
Marguerite Yourcenar a dit « Le conformisme est une très mauvaise maladie. »
Le conformisme est terrible car il nous amène à faire de mauvais compromis. Je dis toujours à mon entourage de continuer à chercher la solution à leur problème tant qu’elle n’est pas exactement celle qui leur semble idéale. Mais il ne faut pas confondre l’anticonformisme avec la contestation systématique. En ce qui me concerne, je préfère toujours être dans la construction et le dialogue. Mon anticonformisme consiste surtout à me remettre en question régulièrement.
Stéphanie de Boüard-Rivoal, la transmission en héritage
Pour berceau, elle a eu les vignes… Huitième génération depuis 2012 à la tête de l’emblématique Château Angélus, domaine viticole bordelais premier grand cru classé A, Stéphanie de Boüard-Rivoal nourrit un lien viscéral à la terre qui l’a vue grandir. Travailleuse acharnée, la jeune femme entend apporter sa pièce à l’édifice familial. Après un recentrage plus premium de la distribution d’Angélus, elle s’attaque à la diversification de l’entreprise. Quatre ans après avoir ouvert Le Logis de la Cadène à Saint-Emilion, déjà auréolé d’une étoile, elle inaugure – entre deux confinements – l’ouverture du Gabriel à Bordeaux avec le même chef Alexandre Baumard, et décroche une nouvelle étoile. L’heure du renouveau sonne au carillon d’Angélus.
Désirée de Lamarzelle : Est-ce que la voie était toute tracée pour diriger Angélus ?
Stéphanie de Boüard-Rivoal : J’ai passé toute mon enfance dans ce domaine et j’ai su très tôt – à mes huit ans – que je voulais diriger l’entreprise familiale, ou plutôt œuvrer pour Angélus. Mais la voie n’était pas toute tracée : quand je suis arrivée à la direction d’Angélus, j’étais jeune, et de surcroît une femme, donc je pense que c’était quelque chose de nouveau pour l’entourage. Il fallait en plus arriver à être à la hauteur de mon père qui incarnait avec le talent qu’on lui connait Angélus.
Comment expliquez-vous cette précocité ?
Cette envie m’a été transmise par mon grand-père. Ce n’était pas encore le goût du vin, même si dans notre famille, on nous faisait goûter le vin tous les dimanches pour éduquer le palais, mais déjà un ancrage dans nos racines et cet attachement presque charnel à nos vignes et à nos terres. Je n’ai commencé à n’aimer réellement le vin que vers 16 ans. La passion pour ma famille était antérieure. D’ailleurs la 9ème génération est en route, j’ai deux petits garçons de 3 et 4 ans qui sont déjà excités quand il manient le sécateur – on leur tient pour l’instant- au vendanges. A mon tour, j’ai très à cœur de leur transmettre tout ce que j’ai pu vivre ressentir dans mon enfance dans la maison de la propriété où ils vont très régulièrement.
Vous êtes-vous toujours préparée à la transmission d’un patrimoine comme Angélus ?
Je considère que rien n’est jamais acquis. C’est même une responsabilité et une charge très importantes pour moi de continuer à écrire l’histoire d’Angélus et en même temps une joie immense que mon père et mon oncle m’aient confié les rênes du domaine. Il faut voir les choses à moyen et long terme, c’est-à-dire le quotidien à gérer et la vision que l’on a pour la propriété. Une vision que je me suis forgée en amont même de la reprise d’Angélus car je faisais déjà partie depuis 2009 du conseil de surveillance qui valide les orientations stratégiques.
Vous avez commencé votre carrière professionnelle par « un pas de côté » dans la finance…
C’était très important pour prendre du recul que je travaille dans un autre domaine d’activité et l’extérieur du giron familial. J’ai commencé ma vie professionnelle à Londres dans le domaine de la finance, ce qui ne m’empêchait pas d’organiser des dégustations privées de vin dans des banques privées ! Quand mon père m’a demandée si j’étais toujours partante pour cette aventure, j’avais déjà en tête des développements dans la restauration et l’hôtellerie qui n’existait pas à Angélus. Ce « pas de côté » m’a aidé à forger ma vision personnelle.
Vous avez ouvert deux restaurants, l’œnotourisme fait-il parti de vos projets de développement ?
Notre métier c’est la viticulture, mais il y a beaucoup d’univers qui gravitent autour à commencer par la gastronomie que j’ai développée comme complément, comme une brique qui vient se superposer à notre activité. Je n’aime pas trop le terme d’œnotourisme car nous nous adressons avant tout aux amateurs de bonne table. Avec le « Logis de la Cadenne » on peut prolonger l’expérience du vin parce qu’il est situé dans le village de Saint-Emilion classé au patrimoine de l’Unesco, avec son architecture médiévale et entouré de magnifiques paysages vallonnés. Sinon Angélus ne reçoit que des professionnels, mais il ouvre au public deux fois dans l’année avec un concert dans nos chais.
La gastronomie est quand même un nouveau métier…
Oui c’est vrai, mais il y a une complémentarité parfaite entre la cuisine et les vins, et puis c’était l’occasion de renforcer notre ancrage dans Saint-Emilion avec l’ouverture du Logis de la Cadène et de permettre aux gens qui viennent découvrir Angélus de prolonger l’expérience à une table qui servira également une très belle carte des vins. Mais aussi désormais à Bordeaux avec notre dernière acquisition « le Gabriel » dont nous avons confié les rênes à notre chef Alexandre Baumard, qui œuvrait déjà au Logis. L’étoile qu’il vient de décrocher avec seulement un mois d’ouverture récompense tous nos efforts et donne du « baume au cœur » avec le confinement.
Faut-il avoir une vision pour reprendre les rênes d’Angélus ?
Elle est indispensable surtout quand on a une histoire de plus de 200 ans et que l’on se projette non pas dans quelques années mais sur plusieurs générations. La question du temps est cruciale avec un vin qui est fait pour être dégusté -en tout cas apprécié- seulement une quinzaine d’années après sa mise en bouteille. C’est fondamental pour nous d’arriver à faire cohabiter tradition et modernité tout en se mettant au service de l’excellence. Par exemple, historiquement nous avons des chevaux qui travaillent une partie de nos parcelles de vigne mais nous sommes en train de faire l’expérience d’un robot ultra sophistiqué capable de faire ce même travail sans nuire à la qualité de précision du geste.
Quels ont été vos principaux défis à relever ?
Le premier a été de consolider le capital sur ma génération. Mathématiquement le capital d’un héritage se dilue avec plusieurs générations, il fallait donc racheter toutes les parts de mon père mais aussi de mes frères et sœurs : je me suis endettée à vie, mais c’était indispensable pour avoir les mains libres dans la gouvernance. Enfin l’autre défi sera de transmettre aux futures générations donc je réfléchis déjà à la transmission pour mes enfants. Je veux maintenir cette propriété dans le giron familial pour plusieurs générations encore et avec cette même quête de l’excellence.
A votre niveau de responsabilités faut-il faire preuve d’abnégation devant la charge de travail ?
Cela s’apparente à une forme de sacerdoce. Mais j’ai davantage l’impression d’appartenir à nos terres plutôt qu’elles ne m’appartiennent. Un lien viscéral presque charnel que l’on tente de transmettre à nos enfants, sans forcer néanmoins.
Quelle part vous laissez à l’intuition ?
Assez peu de place… Elle est essentielle mais ne vient qu’en complément d’une vision et sera nourrie avec un grand pragmatisme pour la cartésienne que je suis. Il y a toujours une part d’intuition qu’elle soit dans le privé ou le professionnel dans nos choix, mais elle doit être limitée.
Comment vous définiriez votre management ?
Je crois qu’on peut qualifier mon management de très exigeant, mais il se trouve que la personne avec laquelle je suis la plus exigeante c’est moi-même, et ce, avant mes équipes, que ce soit dans le vignoble ou dans les restaurants. J’ai l’exigence du détail dans un univers de l’excellence où il a toute son importance, et je ne transige pas beaucoup avec la marge d’erreur ! (rires). Dans la restauration avec nos deux enseignes qui ont décroché leur première étoile Michelin, c’est extrêmement important. Enfin en recentrant la distribution d’Angélus j’ai dû forcément procéder à des arbitrages qui sont délicats mais qui ont toujours été dans l’intérêt de la propriété.
Alexandra Petit-Mentzelopoulos au service de la renommée
C’est sans doute l’art de cette génération de millénials hyperactifs. Alexandra Petit-Mentzelopoulos vous donne le sentiment que tout est possible, sans minorer les contraintes et avec humilité. Classée parmi les 50 entrepreneurs français les plus influents au monde, la jeune héritière de Château Margaux, mène de front sa vie privée, un restaurant à Londres et ses fonctions de directrice adjointe du domaine viticole familial depuis cinq ans. Rencontre avec l’un des nouveaux visages des grands cru classés bordelais.
Désirée de Lamarzelle : A votre niveau de responsabilité, faut-il absolument avoir une vision pour diriger ?
lexandra Petit-Mentzelopoulos : Oui, mais elle se forge avec le temps, en prenant du galon et de l’assurance au sein de l’entreprise. J’ai été bercée toute mon enfance par l’histoire du domaine de Château Margaux et de son terroir. Même si je me sens en totale adéquation avec l’entreprise, j’ai appris à développer une vision personnelle. Cela me semble nécessaire pour ne pas répéter le passé et regarder le futur.
Regarder le futur, c’est-à-dire l’innovation ?
Nous puisons dans les nouvelles technologies, à travers de nombreux essais, les moyens d’améliorer notre savoir-faire. On dit d’ailleurs que les nouveaux grands millésimes sont meilleurs que les anciens et qu’ils dureront plus dans le temps, notamment parce qu’ils sont mieux conservés. Par exemple la fabrication de bouchons en liège par un système d’encapsulage de cire qui permettent une oxygénation lente et ménagée des vins.
Quelle part laissez-vous à l’intuition dans votre travail ?
L’intuition pour moi n’est valable qu’avec l’expérience, je ne peux m’y fier de plus en plus qu’avec le temps. D’ailleurs je pense à ma mère qui a pris les rênes de Margaux à 17 ans, lorsqu’ elle dit « je ne le sens pas », elle a souvent raison.
Et comment définiriez-vous votre management ?
Je dirais un management qui réside dans la confiance en déléguant beaucoup tout en étant très présente en organisant des points réguliers. Mon restaurant m’a beaucoup appris car c’est un univers très difficile avec des horaires extrêmes donc si votre équipe n’est pas heureuse elle ne livrera pas son potentiel au maximum. A château Margaux c’est pareil.
Que vous évoque cette phrase de Marguerite Yourcenar : « le conformisme est une très mauvaise maladie »
Je ne suis pas un exemple d’anticonformisme parce que, d’une certaine manière, je rentre dans un moule, celui de l’entreprise familiale que j’ai rejoint très naturellement à la fin de mes études. Pourtant j’ai ressenti au bout de quelques années l’envie de me prouver à moi-même que je devais me réaliser seule, sans impliquer ma famille. Créer mon entreprise sans aide pour ouvrir mon restaurant a été un « pas de côté » aussi formateur qu’enthousiasmant, même si il est actuellement fermé avec le confinement. Donc j’adhère à une forme d’anticonformisme qui consiste à sortir un peu des règles établies.
Pourquoi un restaurant à Londres ?
Cela correspond à un concours de circonstances : j’étais basée à Londres qui est une plate-forme très importante pour le vin français et j’avais envie de voyager un peu moins. Et enfin j’avais cette envie de me réaliser par moi-même.
Pensez-vous que le métier du vin se féminise ?
Cela change et cela fait du bien de voir que les femmes ont leur place et qu’elles apportent quelque chose de différent dans ce milieu. Quand ma mère a hérité de Château Margaux elle faisait figure de pionnière dans le monde du vin. Mais je ne serais pas honnête si je ne précisais pas que c’est plus facile d’être une femme quand on tient les commandes. Pour ma génération de femmes à la tête de domaines viticoles, à l’instar de Stéphanie de Boüard-Rivoal, c’est désormais perçu comme positif. La difficulté en ce qui me concerne a été de m’imposer et de prouver que je ne suis pas uniquement la « fille de ».
Comment avez-vous fait vos preuves ?
Ma mère voulait que je fasse « mes armes » avant de me donner des responsabilités. J’ai fait mes débuts en tant qu’ambassadrice de Château Margaux qui était le meilleur moyen d’observer et d’apprendre. Ces années de voyages ont été très formatrices notamment pour comprendre les marchés internationaux, comme les différences entre l’Asie et les États-Unis, et les différents métiers autour du vin. Ouvrir ensuite un restaurant toute seule a été également très structurant car c’est dans ces moments que vous vous dépassez.
Peut-on parler d’œuvre d’art quand on parle d’un très bon vin ?
Il faudrait connaître la définition exacte d’une œuvre d’art mais je suis tentée de dire « oui » : une œuvre d’art collective à laquelle contribuent tous les protagonistes concernés par l’élaboration du vin (les vendanges, la fermentation en chai, la taille…). Je trouve que c’est magique.
Vous avez été classée dans les 30 entrepreneur(e)s français(e)s les plus influent(e) s ?
C’était dans la catégorie des moins de 30 ans (2018). J’étais très heureuse et très fière, et ma mère encore plus ! Cela récompense ma démarche d’apporter ma « pierre » à l’histoire familiale puisque j’étais sélectionnée autant pour mes responsabilités de restauratrice que de Directrice Générale Adjointe de Château Margaux.
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