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Travail hybride, neurosciences et gestion du temps

Commençons par une citation empruntée au paléoanthropologue Pascal Picq (in « Les chimpanzés et le télétravail », 2021, Eyrolles) : « Une proportion presque aussi importante de personnes [88%] regrette le manque de conseils pour organiser leur télétravail à domicile et le manque de management adéquat. En des termes évolutionnistes, le passage au télétravail ne peut se faire par simple exaptation : la simple transposition des tâches effectuées in situ et en présentiel au domicile ».

Si vous partagez, comme moi, ce qui précède, la question est : comment fait-on ? Ou, pour le formuler comme notre paléoanthropologue : « Quelles différences entre exécuter des tâches in situ distribuées par le management et celles effectuées à distance ? » Pour apporter des éléments de réponse, ce qui suit propose quelques pistes de travail inspirées par les neurosciences, la gestion du temps et l’éthique du care. J’y dresse l’ébauche d’une cartographie des activités qui font sens au bureau versus au domicile.

Un travail fractionné demande plus d’énergie : de l’économie de l’attention à l’économie de la concentration
L’économiste suédois Sune CARLSON, qui a donné son nom à l’une des « lois » de la gestion du temps parmi les plus célèbres, a étudié le travail de managers au début des années 50. Il avait alors observé qu’un cadre était dérangé dans son travail toutes les 20 minutes en moyenne. Il est admis aujourd’hui de considérer qu’une personne est sollicitée toutes les 12 minutes – une dynamique d’interruption renforcée, malgré le « quatrième mur » cher à Denis Diderot (le fait que, par notre seule attitude et nos réactions aux sollicitations, nous sachions constituer autour de nous un mur symbolique protecteur), par la généralisation des espaces ouverts et partagés.

Or ces coupures nuisent à notre productivité, dans la mesure où elles dégradent notre qualité de concentration. En effet, ce que S. CARLSON relevait déjà dans ses travaux (notamment dans son ouvrage « Executive Behaviour », publié en 1951), c’est le fait qu’un « travail réalisé en continu prend moins de temps et d’énergie que lorsqu’il est réalisé en plusieurs fois ». Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que notre cerveau a besoin de quelques minutes (entre 3 et 5 minutes en moyenne) pour se remettre au travail, et ce laps de temps tend à s’allonger au fil des interruptions, absorbant plus d’énergie, et, de surcroît, générant plus de stress face au degré d’avancement de notre tâche. Ce morcellement du travail est donc une source de stress importante pour chacun d’entre nous, quand nous avons le sentiment de ne pas progresser alors que l’horloge, elle, poursuit son mouvement…

Pour finir, notons qu’en 2012, une étude du cabinet Greenworking commanditée par le ministère de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique soulignait que « de nombreux de recherche montrent que le télétravail permet de diminuer les interruptions de l’activité professionnelle, les distractions », agissant ainsi positivement sur la concentration .

Se concentrer à la maison, se régénérer et s’activer au bureau (et à la maison !)
De fait, l’une des raisons pour lesquelles le télétravail est, majoritairement, apprécié, réside précisément dans sa capacité à mieux préserver la qualité de nos temps de concentration – celle-ci constituant l’un des trois besoins fondamentaux de notre cerveau. En entreprise, créer des environnements de travail « qui prennent soin », c’est donc réserver des micro-espaces clos (totalement ou partiellement) qui rendent possible la concentration lorsque celle-ci est requise sur site.

Créer les conditions managériales qui accompagnent ce mouvement, c’est alors veiller (notamment) à ce que nos équipes privilégient leur domicile ou un tiers-lieu adapté lorsqu’elles doivent réaliser des tâches individuelles de concentration. C’est, au-delà, apprendre à respecter ces temps chez les autres, comme à les faire respecter chez soi – j’y reviendrai.

Oser (vraiment) la pause !
Les deux autres besoins fondamentaux de notre cerveau sont la régénération et l’activation. A la maison comme au bureau ou dans un tiers-lieu, il faut donc savoir se relâcher, faire une pause – toutes les heures et demie environ – afin de permettre à nos cerveaux (et à nos corps) de se régénérer. Si en entreprise les salles de pause, qui rendent possibles les siestes et/ou sont équipées pour se délasser (de livres, de magazines, d’appareils audio et/ou de jeux vidéo) sont de plus en plus communes, force est de constater qu’elles sont assez rarement utilisées. La faute à un management qui ne favorise pas véritablement ce mode de travail (eh oui !), car prendre soin de soi de cette façon, c’est retrouver une capacité à travailler supérieure à l’issue de la pause : une étude de la NASA estime ainsi à +30% le gain de productivité d’une sieste de 15 à 20mn .

A ce niveau, les neurosciences sont d’une aide précieuse. Hervé CHNEIWEISS, neurologue, directeur de recherche au CNRS (mais aussi président du comité d’éthique de l’INSERM), précisait ainsi dans une interview livrée à l’hebdomadaire culturel Télérama en septembre 2019 : « Notre cerveau fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de jour comme de nuit, activité intellectuelle ou pas. D’ailleurs, quelle que soit la tâche que nous accomplissons – dormir ou faire un sudoku – l’énergie déployée par notre cerveau ne varie que de 1 ou 2%. Donc, quand vous ne « pensez à rien », certaines aires du cerveau restent non seulement actives, comme le prouve l’imagerie médicale, mais elles se connectent les unes aux autres, mettant en évidence un réseau de fonctionnement « par défaut ». (…) Cette activité du mode « par défaut » est absolument indispensable à la préparation des scénarios (…), puisque c’est quand nous ne faisons rien que nous sommes le plus dans l’anticipation et la préparation de ce qui va se produire. » CQFD.

On le voit, le bilan bénéfices-inconvénients du télétravail bascule ici aussi en faveur du domicile, où s’abandonner à une sieste est bien plus simple, loin du regard interrogatif voire ironique des collègues ou du manager… Accepter, admettre que la résolution d’un problème puisse être facilitée par une telle « liberté », est d’abord un acte managérial, en même temps qu’une posture personnelle à assumer. L’exemplarité managériale, en ce sens, ne réside plus dans le fait d’arriver à 8h (voire plus tôt) au bureau pour ne le quitter que vers 20h, mais dans le fait d’oser prendre le large le temps d’une sieste ou d’une balade en plein air pour régénérer et activer notre cerveau, et, partant, faciliter ce travail « dormant ». Nous en sommes très loin, aujourd’hui, en France.

Activez-vous qu’ils disaient, activez-vous…
Enfin, en ce qui concerne l’activation, pouvoir sortir se détendre sur une terrasse et pratiquer quelques exercices physiques est utile voire nécessaire. Disposer de tels équipements et des aménagements liés (vestiaires et douches) est donc indéniablement un plus. Socialement et culturellement, dans de nombreuses entreprises, la pratique du sport (aller courir entre midi et deux heures) « au bureau » est en plein développement. Des cours de fitness, de yoga ou de pilates sont proposés ici ou là aux collaborateurs.

Pour autant, il demeure plus « confortable » d’aller courir ou faire du vélo entre 12 et 14h lorsque l’on télétravaille, ou bien après 17h45 : quitter le bureau « sous les yeux de la maisonnée » pour s’adonner à ce type de pratique soumet le pratiquant au regard des autres, là où l’intimité du foyer (ou du tiers-lieu) aide à gommer cette forme de contrôle social.

Le « cerveau social » s’épanouit au bureau
Pour ce qui relève de la régénération, appréhendée ici sous une autre forme, les temps au bureau doivent pouvoir principalement s’organiser autour des tâches collectives à caractère opérationnel (gestion d’un projet, etc.), mais aussi autour de temps de régénération : vivre, en équipe, un séminaire, une conférence, une formation, un atelier de créativité ou le témoignage d’un pair, aller à la découverte d’un lieu et d’une organisation inspirants, tout cela participe de la régénération de notre cerveau. Dès lors, favoriser toutes les formes de socialisation qui aident à éveiller, cultiver, émerveiller… nos équipes, est indispensable – et c’est précisément cela qui peut et doit prendre place au « bureau » .

Les temps d’activation et de régénération qui sont les bienvenus au bureau sont alors l’expression d’un rôle managérial accru en matière de préparation et de coanimation de temps productifs collectifs, qu’il s’agisse de l’ordonnancement des tâches ordinaires (gérer un projet, s’organiser face à une urgence…), ou d’un temps de respiration – une visite d’entreprise, une conférence ou un atelier de créativité. Cette nouvelle « scénarisation des jours en présentiel » était récemment soulignée par David Autissier, Maître de conférences à l’IAE Eiffel : les managers vont devoir « apprendre à organiser, piloter et animer des formats performants de travaux collectifs présentiels, d’ateliers d’intelligence collective et de réunions de synchronisation et d’alignement. »

Avec un autre prisme, Pascal Picq précise à ce sujet : « Je rappelle que si les singes, les grands singes et les hommes ont un si gros cerveau, c’est avant tout pour l’intensité de leurs relations sociales, ce qu’on appelle le ‘‘cerveau social’’ » (Ibid.). Notre cerveau a donc besoin de contacts avec d’autres êtres humains, c’est (très) profondément inscrit en nous. Toutes les formes de socialisation au bureau vont donc devoir se renouveler et se développer dans les années qui viennent, corollaires indispensables au développement – non moins nécessaire et clairement acté par la communauté des DRH – du télétravail.

Quand consulter ses messageries deux fois par jour peut suffire : vers un digital « raisonné »
Tant le digital irraisonné (les mails, SMS, messageries instantanées… intrusives et/ou consultées en permanence) que les grignoteurs de temps (ces collègues au demeurant charmants qui adorent venir nous trouver pour tout et pour rien), peuvent être tenus à distance lorsque cela nous est nécessaire, mais cela implique pour un manager de considérer que son équipe ne lui doit pas nécessairement une réponse dans l’heure (rappelons que le temps moyen de réponse à un email, révélé par une étude du Yahoo Labs en 2015, est de… 2mn), et, pour chacun d’entre nous une autodiscipline consistant à couper nos accès lorsque nous avons besoin de mener à bien une tâche exigeant un fort degré de concentration – qui plus est dans un délai court.

Des rituels, même en Open Space, peuvent être définis par le collectif, via des ateliers « règles de vie », afin de se mettre d’accord sur quelques pratiques : lorsque je me lève et que je vais m’isoler dans une cabine, c’est que je souhaite ne pas être dérangé, de même lorsque je place une cravate « Do Not Disturb » sur ma chaise (ou tout autre artefact à caractère ludique) . Des règles simples peuvent ainsi grandement aider à améliorer la qualité de vie au travail – et la productivité !

Plus globalement, comme le démontre une récente publication , il est essentiel de (re)penser nos modes de communication en fonction des lieux et, partant, de l’hybridation : la coprésence (au bureau) n’a pas grand sens lorsque 80% du temps passé est occupé par des communications… via le mail ! Les auteurs rappellent aussi la préférence des collaborateurs pour les modes de communication asynchrones (ou synchrones mais programmés dans les agendas), garants d’une meilleure concentration.

Manager son temps et celui des autres : la logique du care
Créer du confort pour soi, ce n’est pas « égoïste ». L’éthique du care, en ce sens, vient conforter les enseignement des lois de la gestion du temps comme des neurosciences, en nous incitant à gérer nos espace-temps de la façon la plus utile à notre cerveau et à la nature des tâches que nous devons réaliser. En tant que manager, le retour au bureau signifie un temps dédié à l’équipe, à des interruptions volontaires de concentration, en se montrant disponible et ouvert.

Mais, de la même façon que pour son équipe les temps de concentration doivent être respectés, et donc non interrompus, les collaborateurs en retour doivent apprendre à respecter les temps de leur manager. C’est le principe de réciprocité qui est central dans la logique du care.

Ne pas être avare de son temps, c’est créer de la considération
Respecter le temps de son collaborateur, c’est non seulement manifester de la considération pour ce qu’il fait, mais c’est œuvrer en faveur de son efficience – ainsi que nous l’avons vu plus haut. Il me semble en effet que notre rapport au temps est aussi un rapport aux autres : il est un puissant marqueur de notre considération, et j’entends par là non pas un temps quantitatif, mais bien la qualité d’un temps que l’on accorde, que l’on s’accorde en fait, lorsque l’on reçoit un collaborateur qui a besoin de partager quelque chose avec nous.

De plus, il est important de noter que la reconnaissance est une affaire « publique » : l’estime sociale dont parle le sociologue et philosophe allemand Axel HONNETH, et qui constitue pour lui l’une des trois sphères de la reconnaissance, se joue pleinement sur la scène de l’entreprise ; elle est, fondamentalement, plus difficile à éprouver à son domicile, seul face à un écran…

Le prisme du care ne dit pas autre chose : « La relation à l’autre, le type d’intérêt et de souci que nous avons des autres, l’importance que nous leur donnons, n’existent que dans l’expression singulière et publique » (in Pascale MOLINIER, Patricia PAPERMAN et Sandra LAUGIER, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, 2021). Ces temps dédiés à la considération, sous toutes ses formes, sont ainsi les plus précieux, et ils sont d’abord des temps de face à face, et, en l’occurrence, le bilan bénéfices-inconvénients du télétravail rebascule clairement en faveur du « bureau ».

Pour autant, la confiance dont un manager peut faire preuve vis-à-vis d’un collaborateur en télétravail manifeste une forme de considération : je ne suis pas inquiet, je ne ressens pas le besoin de contrôler ce que tu fais, ce qui est une manière de traiter d’adulte à adulte. Considération et télétravail sont ainsi fortement corrélés.

Une nouvelle division du travail à traduire dans l’espace
Loin de tout dogme, on le voit, il est possible, au regard des apports des neurosciences et des « lois » du temps, de l’éthique du care et de la philosophie de la reconnaissance, d’explorer de nouveaux modes de travail que l’aménagement des espaces peut venir soutenir, épauler, mais qui nécessitent avant tout une nouvelle posture managériale, une réelle scénarisation de la « vie au bureau ».

Sans ces nouvelles formes de division du travail, fondées sur une compréhension de nos modes de fonctionnement (anthropologiques, neurologiques, etc.), nous ne parviendrons pas à tirer le meilleur parti de l’hybridation du travail, nous ne réaliserons pas ce que j’appelle de mes vœux avec d’autres : passer de l’ère de l’aménagement des environnements de travail à l’ère du management par l’espace. Scénarisation et ritualisation des temps collectifs de présence en entreprise, voilà un nouveau (?) rôle pour les managers, rôle auquel beaucoup ne sont pas préparés. Et il y a fort à parier que le mouvement de balancier en faveur du bureau (au détriment du télétravail au domicile) en sera une conséquence déplaisante pour plusieurs millions d’actifs désireux de vivre ce nouveau rapport au travail.

Pour conclure, si la coordination des agendas électroniques est une conséquence très opérationnelle de ce qui précède, la matérialisation, dans les espaces, des temps sur site versus en télétravail, participera de la nécessaire concrétisation de cette nouvelle division du travail. Cela signifie très clairement que les mètres carrés seront de plus en plus occupés par des activités de coopération, d’ouverture / connexion au monde, de convivialité… et moins par des espaces de concentration individuelle.

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